La goutte - La vie est un roman

Laly De Garcia

Comme tous les mardi matins, du fond de ma rue, j’entends le remue-ménage du boulevard de Belleville. On casse des caisses en bois d’un coup de genou sec, on ouvre les portes d’un camion en grinçant, on déverse des pommes de terre comme une avalanche, on arrache un sac en plastique qui fend l’air. Ca piétine, ça crie, les charriots se pressent les uns aux autres et les marchands hèlent leurs clients.

Le marché de Belleville, c’est cette unique allée centrale… interminable, bordée de stands grouillants de fruits made in Espagne. En ce mois d’avril, les fraises côtoient les raisins. Cherchez l’erreur… Je suis devenue la coqueluche du marché. Tous les marchands nous saluent, Hector et moi. Forcément une blondinette qui porte un petit métis aux yeux bleus sur son dos, ça marque les esprits. Et puis Hector, ils ont commencé à le gaver de bananes et de fromage alors qu’il était encore en formation dans mon ventre. Les femmes enceintes, c’est sacré ! Après l’accouchement… c’est une autre histoire.

-       Coucou ma chérie… Oh mais tu es plus belle chaque jour, ma parole… Et le bébé ? Comment il va le bébé ? Ca va mon bébé ? Et sinon, j’me disais… Tu fais quoi le lundi ?

Je souris.

-       Non, parce que moi je fais rien, t’as vu, j’ai pas d’marché le lundi, alors, si tu veux, on va prendre un café ? Franchement y a pas de problème pour moi ! Moi ça me fait plaisir, la vie de moi.

Je souris

-       Alors ? Tu me donnes ton téléphone ? Franchement, y a pas de malaise, vous êtes une famille… Je vous aime, moi, ton bébé, je l’aime, ton mari je l’adore, je ferais tout pour vous, t’as qu’à me demander !... Alors on peut aller boire un café tous les deux, non ?

-       Aziz ! Arrête de draguer les clientes et bouge-toi le fion », le rappelle à l’ordre Bernard.

J’ai mon kilo de carottes, alors je dis gentiment au revoir parce qu’Aziz, il est gentil. Je tire mon chariot orange fluo et je me promène doucement, avec Hector qui se balance dans mon dos. J’essaie d’imaginer à quel point c’est magique pour lui l’odeur des légumes et la couleur des poissons.

-       La goutte, La goutte, La goutte ! », s’époumone un marchand avec un quartier d’orange à la main. Je me sens visée.

-       Comment ? », je réponds dans un blond flamboyant formé à Lakanal.

-       La goutte. », m’ordonne-t-il en me tendant le quartier pour que je… goûte.

-       Ah ! », j’attrape l’échantillon, l’enfourne puis le mâchonne. Ouais, pas trop mal, j’essaie juste de ne pas visualiser les tonnes de pesticides et les kilomètres d’essence.

-       Alors elle est comment la goûte ?

-       Non, c’est bof… », et je pars sans rien ajouter en vertu de mon statut de vedette du marché de Belleville.

Je flâne un peu en humant le soleil et je profite de l’attouchement timide d’un rayon en frissonnant. « Ah ouaich, ah ouaich, ah ouaich ! Allez, allez, zuma, zuma, zuma ! » C’est le vendeur du stand des noix de coco. Il a la voix d’un dompteur de mammouth et part souvent en free-style vocal.

-       Allez, allez boujna, boujna, sut, sut, sut ! », il s’excite, il donne un coup sur la table avec son grand couteau en bougeant les jambes dans tous les sens.

-       Calme-toi ! Tu te calmes ! », lui ordonne son patron « Et maintenant, tu me rends le couteau… »

Et bientôt c’est l’odeur de mon poissonnier préféré qui me fait frissonner. Hors catégorie. Le calamar, ça ne pardonne pas. Comme d’habitude, un flot de clients est amassé devant son stand et il va falloir jouer des coudes, même avec Hector avachi dans le dos.

-       Ah, ma cliente préférée !

-       Hé, je croyais que c’était moi ? », je m’insurge en mon for intérieur en voyant Ahmed saluer une autre habituée du marché.

-       Et bonjour, ça va ? Je vous sers quoi ? », me demande Asma qui fourmille derrière le stand. « Il va bien bébé, ah, il dort, il est bien là ! Madame, on ne touche pas le poisson frais s’il vous plaît ! », s’exclame-t-elle du coin de l’œil.

Une petite vieille, yeux bridés, cheveux blancs relevés en chignon, sourit en baissant la tête plusieurs fois et relaisse tomber le poisson sur la glace pilée. Et puis comme personne ne vient la servir :

-       Touche pas là ! Hot'! Tu comprends ou pas ? »

La petite vieille, un poisson à la main, le tend à Asma en souriant. Visiblement, elle ne comprend ni le français, ni l’arabe.

-       Touche pas putain ! Lâche ce poisson ! », Asma court jusqu’à elle pour lui arracher le poisson des mains.

La petite vieille redouble de sourire et puis elle pointe du doigt le poisson de si près que son oncle pointu rentre dans la chair.

-       Oh putain, elle m’rend folle ! J’vais aller la Dbeh', elle va m’comprendre après !

Le visage de Nadia qui s’est empourpré a fait fuir la petite vieille comme une mouche apeurée par une tapette.

Je vous sers quoi, vous m’avez dit ? », reprend Nadia avec son sourire exquis. Le rouge de ses joues s’est envolé et s’est posé ses lèvres : on ne voit que ses dents blanches et joyeuses.

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