La Hiérarchie des Pierres (fragment)
jane-doe
Aujourd'hui, il fait frais. Mais le soleil se lève, l'été luit très haut. Aujourd'hui, lorsqu'on a marché dans le long chemin, je n'ai pas attrapé la poignée de sable habituelle. Le sable. Ici, on construit des choses avec. Là-bas, c'est le sol. La vie. La chaleur. Le paysage. L'âme de la terre. J'ai lu qu'on pouvait faire du verre, avec du sable. C'est effrayant, comme les éléments changent. On a marché. Elle m'a fait peur. Elle m'a fait part de son rêve. Un cheval, et il était là. Aujourd'hui je l'ai quittée et il n'est pas question de faire demi-tour. Je relis mes phrases sèches et décomposées, un peu partout, je relis mes larmes et les siennes. Je relis mon pseudonyme d'artiste et moi artiste qui me suis construite avec elle. Je relis mes œuvres d'art, je les déchire une à une, ou alors je les brûle. Aujourd'hui je l'ai quittée, ou hier je ne sais plus. Je n'ai pas de souvenir, de toute manière. Je me réveille dans la nuit et j'entends son rire retenu, et je me revois me ridiculiser pour son rire retenu. Je me revois lui attraper la main dans les cours. Je revois le sourire des professeurs, et je revois les couloirs blancs et gris du lycée dont elle était le soleil, seule tâche de couleur. Je revois le quatrième étage, et mon regard sur les routes, sur mon chez moi. Je revois les cris sur le frontispice de la mairie, pour défendre un pays qui déteste le mien. Un pays qui déteste le mien. Je revois sa mère qui me tendait une cigarette, qu'on fumait dans le silence. Je revois Hugues la porter comme un héros, je revois mon regard dépité porté sur mes bras, incapable d'en faire autant. Je ne serai jamais un homme pour elle. Je ne l'étreindrai jamais comme lui. Je revois la bouteille de gin qui tombe et éclate, le bruit strident et les plaintes dans le cortège. Je revois les rêves d'un avenir spécial. L'envie d'être un mot pour elle, un mot qui rime avec amour, mais qui aurait les connotations assez légères et nécessaires pour la faire rire. Je revois les rêves de vie. Je revois les soirées allongées, face au ciel vert de l'hiver. Je revois la jalousie. L'amplificateur de la guitare, les je t'aime et l'alcool. La drogue et la séparation. Je revois le futur, je revois l'absence, la sienne en particulier. Je revois sa dureté. Je revois sa vie et je revois sa mort. Je revois ma mort. Ma mort dans mon c'est fini. Dans mes larmes profondes. Il fait frais aujourd'hui sur Cambrai, et on marche pour aller dans sa chambre, dans son lit. Pour aller en elle. En moi. Mais ça ne s'est pas passé ainsi. Je revois notre dispute, avec une lame. Je revois le sang couler, le sang révélateur. Le sang qui fait taire les colères. Je la revois pleurer, et s'excuser. Je me revois aux Beaux-Arts après. Les doigts blessés, incapable de graver. Je me revois sourire en pensant à elle. Ça fait combien de temps que je ne souris plus en m'endormant ? Je revois le froid, et mon corps attendant. Je revois l'impatience, et les pavés du vieux Cambrai. Les pavés du vieux Lille, foulés sans elle. A jamais. Je revois la pluie qui coule. Et ici, elle coulera pour toujours, le ciel pleure à ma place, il pleure ce que j'ai perdu. Et le ciel noir le soir, m'appelle toujours et j'entends, j'entends Lulu, Lulu. Et je me lève. Leurs voix à l'unisson. Elle m'incite à crier. J'hurle. J'hurle vos noms. J'hurle au silence, et seul il me répond. Il répond de son éternelle présence.