La Lune
Florian Lapierre
— Il est revenu à lui.
La jeune femme regardait le corps presque inerte du vieil homme. Lorsqu'elle annonça le réveil du patient, le jeune scientifique n'y crut pas. Il était livide, les bras pendant le long de son buste avachi sur le dossier de son fauteuil. Son regard était vide et ses traits avaient vieilli d'au moins dix ans. Or, il était déjà très âgé.
Sa cage thoracique se soulevait et s'abaissait à chaque respiration, le mouvement était infime et aucun bruit ne sortait de sa bouche entrouverte. Il eut un doute oui, car ce qu'il avait devant lui ne ressemblait pas à la personne qui les avait accueillit dans ce phare. La braise en lui s'amenuisait gravement.
Son heure arrivait.
À la vision de ce corps, où l'esprit semblait se détacher et délaisser cette enveloppe comme une coquille vide, la jeune femme eut un pincement au cœur. Ils ne pouvaient pas le laisser trépasser sans lui avoir offert ce qu'ils avaient promis.
La lune.
Son collègue, lui, ne montra pas autant d'empathie à l'égard de ce vieil homme. Son cerveau était plus préoccupé par la manière dont son esprit avait détourné l'appareil servant à créer les rêves. Il n'avait jamais vu cela et le simple fait que cette anomalie dépasse ses compétences le mettait hors de lui.
Il posa son regard noir et plein de questions vers ce qu'il restait de l'homme. Le voyage dans sa tête l'avait laissé dans un état encore plus fragile. Ils n'avaient jamais rencontré de cas pareil auparavant. Une seule tentative avait toujours suffit et les patients s'étaient toujours éteints durant leur sommeil. Mais force était de constater que les séquelles étaient présentes et visibles. Ce vieux gardien de phare ne passerait pas la nuit. Restait à savoir s'ils allaient pouvoir le faire rêver une dernière fois.
Ses yeux croisèrent ceux inquiets et brillants de celle qui fut sa compagne. Elle était visiblement plus touchée que lui de l'état de l'homme. Ou peut-être qu'elle ne savait simplement pas le dissimuler comme lui.
Inspirant une grande bouffée d'air chargé et lourd, il jeta un coup d'œil à la trappe sur le plafond. Il avait grand besoin de prendre le frais. Il tendit ses bras pour attraper le cordon qui pendait au-dessus de sa tête et tira de toutes ses forces pour ouvrir l'entrée et déplier par la même occasion les escaliers menant au sommet du phare. Sans plus attendre, il grimpa les dernières marches qui le séparaient de l'extérieur.
Il en resta sans voix.
Les étoiles le cernaient de toutes parts tandis que le vent soufflait doucement, s'engouffrant dans ses narines et infiltrant ses poumons. L'air était pur et gorgé de sel de mer. Ses yeux balayaient sans cesse les infinités étoilées régnant dans le ciel et les vagues s'échouant sur la roche, rongée par ces dernières. Sans prêter attention à ses propres mouvements, il se retrouva aussitôt à la rambarde, penchée vers cette étendue fantasmagorique où chaque lumière se réfléchissait dans la matière en mouvement perpétuel.
Il contemplait, avec une passion qu'il ne connaissait plus, cette vision onirique où se trouvait, au centre de ce décor, cette lune surplombant le ciel sombre. L'abreuvant de sa lumière, il était au milieu de cette immense projecteur, cerné par les eaux entourant le phare.
Le bois des escaliers craqua alors sous les pas d'une personne qui le rejoint, le sortant ainsi de sa rêverie. Il n'était plus seul.
— J'espère que cela te faire plaisir, déclara l'homme à la langue venimeuse.
— Je ne tire aucun plaisir de la souffrance de cet homme.
Elle avait raison et il regrettait d'avoir dit cela. Il inspira fortement, souhaitant se purifier par ce vent pur et cette senteur salée.
— En vérité, peu m'importe son rêve. Mais c'est la deuxième fois qu'il émerge de son sommeil. Ce n'est jamais arrivé auparavant.
Un silence s'en suivit, accompagné d'une bourrasque de vent.
— Peut-être que c'est impossible pour lui, continua-t-il.
— Ou peut-être qu'il ne sait toujours pas quel sera son dernier rêve. Qu'il n'arrive pas à choisir. C'est déjà plus plausible.
Il la regarda de nouveau. Elle avait changé en si peu de temps. Comment se faisait-il que tous les deux soient si différents ?
— Le troisième rêve sera le dernier. Il ne supportera pas plus, affirma l'homme.
— Que cela fonctionne…
— … Ou non, finit le scientifique.
Elle le regarda dans les yeux. Les siens brillaient comme les étoiles remarque-t-il. Il était tellement concentré sur ses travaux, qu'il n'avait jamais remarqué comme elle était belle. Comme elle avait toujours été patiente et attentive à ses côtés. Il s'en voulait, de ne jamais lui avoir dit. Mais il ne pouvait pas le faire. Non, il en était incapable.
Le vent souffla de nouveau et elle quitta son regard.
— Sais-tu pourquoi je t'ai accompagné depuis le début sur ce projet ?
La question ne demandait pas de réponse. Il savait qu'il n'en avait pas et redoutait de connaître la sienne. Impuissant, il attendit qu'elle lui révèle la vérité.
— J'aspirais secrètement à y avoir le droit moi aussi, quand mon heure sera venue.
Elle se mit à trembler.
— J'ai affreusement peur de ne pas y avoir accès et de partir sans rien avoir eu la chance de vivre.
Ses larmes coulèrent.
— Je n'ai rien fait de ma vie, rien dont je puisse être fière. Aucune chose dont je puisse me remémorer sur mon lit de mort. Une suite de jours insignifiants, voilà tout ce dont je me souviens.
Elle fixa ses pupilles noyées dans les yeux écarquillés de son compagnon.
— Je veux pouvoir avoir l'illusion d'avoir vécu quelque chose d'important avant de partir. Pouvoir me dire que si toute ma vie a été un échec, cela n'a pas d'importance car je m'en irai avec des étoiles dans les yeux.
Des étoiles dans les yeux.
Ces mots résonnèrent à l'intérieur de lui. Comme un écho se répercutant sur les parois de son être.
Elle le fixait toujours avec autant de force, mais sans aucune colère. Ses traits se détendirent et dans un sanglot final elle hurla.
— Pourquoi n'aurais-je pas le droit de rêver moi aussi !?
Elle tomba dans les bras de l'homme qui la serra contre lui. Il ne savait plus quoi dire. Aucun mot ne semblait juste pour répondre à ce genre de question. Non, il devait se taire. Se taire et laisser sa peine s'en aller.
Il n'avait jamais deviné dans quelle tourmente vivait sa jeune collègue depuis bien longtemps. Pourquoi ne l'avait-il jamais vu auparavant ? Était-ce parce qu'il était en permanence focalisé sur son travail et son appareil, qu'il avait laissé de côté sa compagne ? Alors il se posa une question qui remit tout en doute.
À quoi bon créer une machine à rêver ?
N'aurait-il pas pu remplacer le désir qui rongeait la jeune femme de l'intérieur en prêtant attention à ses peurs et ses démons ? Cette machine ne pouvait que tromper la conscience à la fin de l'existence. Mais ne serait-il pas plus judicieux de partir dans un état d'esprit plus tranquille, portant moins de regrets et sans avoir recours à ce subterfuge ?
Il ne savait plus. Toutes ces certitudes réfléchies et minutieusement calculées venaient de s'écrouler. Il n'avait plus les bases sur lesquelles se reposer. À ce moment-là, lui aussi aurait bien voulu être soutenu, mais actuellement elle en avait plus besoin que lui.
Elle se dégagea de ses bras et il regretta immédiatement l'absence de chaleur qui quittait son cœur. Ensuite, elle détourna aussitôt son visage de lui comme pour se cacher de lui. Il ne fit aucun commentaire. Puis, un dernier regard fusa en sa direction, mais comme il ne parla pas, elle redescendit dans le phare.
Le garçon leva les yeux vers cette lumière que tant de rêveurs chérissaient. Lui n'en avait que faire, car à présent il avait toutes ses réflexions et son attention portées sur celle qui avait toujours été là. Celle qui avait creusé le manque en son sein. Il espérait qu'elle ne veuille pas partir pour un voyage sans retour.
La suivrait-il dans cette entreprise ?
Les faibles lueurs lointaines du jour commençaient à poindre à l'horizon. L'ascension avait commencé. Ils devaient bientôt repartir.
Pourtant il n'avait plus cette même motivation. À présent, il était obnubilé par le rêve du gardien du phare ainsi que celui de sa moitié. Son cerveau réfléchissait comme une machine en marche où plusieurs engrenages tournaient en entraînant d'autres plus petits pour aller inexorablement vers une énième question.
Avait-il lui aussi un rêve qu'il voulait exaucé avant de mourir ?
Il pensa à sa compagne qui venait de redescendre. Quelle que soit sa réponse, il devrait attendre que cette histoire se finisse.
La température presque étouffante du phare l'envahit rapidement. La jeune femme avait rejoint le vieil homme qui gémissait dans son fauteuil. Des mots pleins d'espoir et de courage étaient expirés de chacun des souffles de la femme, insufflant autant que possible un sursaut de vitalité à ce vieil homme absent. Le jeune scientifique comprit qu'ils ne pouvaient plus tarder. Le dernier rêve allait devoir se faire maintenant. Sinon, le vieillard succomberait malgré sa folle ténacité.
Il attrapa sa tablette et commença à paramétrer la suite du rêve qu'il avait crée de toutes pièces. Cette opération était banale à présent pour lui. Les idées fusaient rapidement et les images apparaissaient d'elles-mêmes. C'était comme peindre une toile immense dans la tête de quelqu'un. Lui tenait le pinceau et façonnait le décor et les personnages tandis que l'hôte progressait dans cet océan de couleurs.
Toutefois, il avait écouté les suppliques de son amie et se demandait alors qu'elle était la bonne ligne de conduite. Fallait-il lui faire atteindre la lune, ou bien revenir à ce qui semblait son premier amour.
Que la vie était compliquée pensa-t-il.
Et bien sûr, le vieil homme était à présent trop gaga pour répondre à cette ultime question. Son vœu originel était la lune, mais ses souvenirs trahissaient un sentiment perdu refaisant surface. Cela le ferait-il souffrir de se remémorer un amour disparu ? Le but de cette machine n'était-il pas d'offrir un dernier sourire avant de trépasser ?
Il ne savait plus quoi penser.
Son regard alla se poser sur sa collègue qui était toujours au chevet du gardien de phare. Il la regardait comme jamais il ne l'avait fait avant. En ce sens, cela lui fit prendre conscience de quelque chose. De quelque chose de nouveau.
Prêtant attention, pour la première fois à son cœur, la réponse lui vint comme évidente. Le doute s'était envolé. L'incertitude n'avait plus sa place parmi ces sentiments difficiles à refluer.
Il savait quoi créer.
Sa main vint se poser sur l'épaule de la jeune femme. Ce geste l'interpella, car elle n'avait jamais eu l'habitude d'avoir le moindre contact physique avec cet homme qu'elle côtoyait depuis un long moment.Il se baissa pour se mettre au niveau de sa partenaire et du vieillard par la même occasion.
— Tout est prêt, je pense qu'il ne faut pas attendre plus longtemps.
Elle acquiesça en le regardant droit dans les yeux. Il vit alors se dessinerune infinité d'étoiles étincelantes à l'intérieur des pupillesentourées d'auréoles vertes.
Sortant de sa rêverie, il se mit à son poste, finalisant la préparation technique de l'appareil. La jeune femme, elle, installa les électrodes et le casque sur le cuir chevelu du vieillard qui ne prêtait déjà plus attention à ces deux invités. La sphère était toujours connectée de toutes parts, ses câbles la reliant à l'être vivant, ainsi qu'aux autres appareils électroniques afin qu'elle serve de passerelle.
Regagnant son écran de contrôle, elle fit un geste de tête à son compagnon pour lui confirmer qu'elle était prête.
— Bien, déclara le scientifique. Nous allons y retourner. Ce sera le dernier rêve de ce cher monsieur.
Le principal intéressé se tourna légèrement vers lui, donnant l'impression qu'il avait compris. Et sûrement n'attendait-il que cela depuis qu'il avait émergé.
Malheureusement les saveurs de la vie l'avaient fui et s'il n'avait pas précipité son départ, c'était dans l'attente de cet unique moment. Ce destin inaccompli après des dizaines et des dizaines d'années. Cette soif inétanchable dont il était nargué par cette mer omniprésente autour de lui. Cet appétit qui n'avait pas trouvé de fin au fur et à mesure que son rêve perdait en consistance. Rien ne pourrait plus jamais l'éloigner de celle qui avait constamment été là pour lui. Non rien, car à ce jour, il n'aurait pas pu être plus proche d'elle, qu'à présent.
La brise nocturne vint caresser les feuilles qui dansaient sous le clair de lune. Les grillons chantaient pour accompagner cette vie calme et apaisée. La lumière éclairait les deux amants, mettant en exergue ce couple ravissant. Main dans la main, ils s'assirent dans l'herbe douce et moelleuse. Le terrain s'affaissait devant eux, dégageant la vue sur la forêt, les champs et l'horizon qui se perdaient dans le sombre lointain. Ils étaient seuls, à l'écart des cris et du bruit ambiant. Ils pouvaient admirer la beauté sans comparaison d'une nuit étoilée.
Pas un mot ne lui vint à l'esprit. Il avait peur de gâcher ce moment parfait. Pourquoi essayer d'exprimer ses émotions quand la nature s'occupe déjà de retranscrire cette plénitude ? Ou peut-être que la peur le paralysait totalement et qu'il n'osait simplement pas se l'avouer.
La soirée était à la poésie et à la romance, mais lui ne voyait qu'un rêve incroyable où à chaque instant il pouvait se réveiller.
Cela l'effrayait au plus haut point.
Son corps était tendu et il ne bougeait pas d'un pouce. Sa main était figée à la sienne et son manque de mouvement le trahissait. Il était comme en apnée, essayant de ne pas faire fuir ce qu'il avait tant voulu. Mais plus que tout, il se sentait bête et terriblement heureux.
Il fallait se ressaisir.
La réalité rattrapa le peu de courage qui lui restait. Il savait qu'il devait profiter de ce moment avec elle. Chaque seconde était un bonheur éphémère condamné à mourir l'instant d'après. Chaque minute succédait la précédente tout en sachant qu'elle serait aussi vite remplacée. L'éternité pouvait s'écouler que ce moment ne perdrait en rien son importance à ses yeux.
Il ne sentait pas la fatigue. Le parfum enivrant de sa compagne était la seule senteur qui parvenait à ses narines.
Il ne voyait pas la vie cachée parmi l'infinité de feuilles, d'herbes et toute cette verdure innombrable. Son obsession était entièrement dirigée par son regard intense.
Il ne sentait pas le vent caresser ses doigts. La peau douce de son amour était le seul contact qu'il souhait garder toute sa vie.
Elle arrêta ses yeux noisettes sur son visage et il lui rendit l'attention. Ses lèvres se figèrent en un sourire tandis qu'il continuait de la dévisager. Il aurait plongé dans ses yeux si cela avait été possible.
La froide présence de la lune les interpella.
Elle détourna le regard pour contempler une dernière fois ce paysage. Puis, ils s'allongèrent, gardant toujours ce contact précieux entre leurs paumes.
Une comète fila dans le voile de la nuit, traçant une furtive ligne de lumière. Ce qui suivit eut pour but de prolonger la magie du moment.
— Tu as un vœu ? Demanda la jeune fille.
— Un vœu ? Comment ça ? Interrogea le garçon, ignare.
— Lorsque l'on observe une étoile filante, on a pour habitude de faire un vœu, de prier pour qu'un rêve se réalise.
— Un rêve ? N'importe lequel ? Questionna l'enfant, avide de réponse.
Elle se retourna afin de pouvoir le regarder droit dans les yeux.
— N'importe lequel, répondit-elle.
Ce moment n'aurait pu être plus parfait.
La vie était souvent cruelle, parfois injuste et coupable en de rares occasions. Cette vie là, n'aurait jamais pu procurer un moment plus propice à une déclaration d'amour. Les astres étaient comme alignés, le moment était sans égal. Combien de temps faudrait-il attendre pour qu'un événement pareil se reproduise ?
Nul ne pouvait le savoir.
Or, lui se souvenait de son vœu. Du rêve qu'il avait confié à son amour ce jour là. Ce choix innocent qu'il avait fait, l'avait profondément marqué. Cet instant avait bouleversé tout le restant de sa vie. Il n'eut aucun moyen de revenir en arrière. Les regrets l'assaillirent chaque jours suivants. C'est pourquoi un jour, il dut se reclure loin de tous. Et loin d'elle.
Il tenait sa main dans la sienne, tout en respirant les effluves de sa chevelure brune allongée à côté de lui. Ce tambour assourdissant ne cessait de battre en son sein. Il sentait qu'en sa présence tout était possible, que rien ne l'arrêterai. Il pouvait s'envoler, quitter ses soucis et se libérer de ses peines.
Oui, il le savait, sa seule existence garantissait un sentiment d'accomplissement absolu. Il se sentait puissant, infaillible et enfin vivant. Alors, ce rêve totalement fou trouverait le moyen de se réaliser.
C'est pourquoi, quand elle lui demanda s'il avait un vœu à prononcer, un souhait qui pouvait devenir réalité, il serra la main de sa dulcinée et déclara à sa bien aimée.
— Je souhaite aller sur la lune.
Le dernier soupir s'échappa dans ses ultimes paroles. Il avait prononcé ses mots, aussi faiblement que sa condition physique l'avait laissé. Comme en suspens dans l'air de la pièce, les deux jeunes gens étaient figés. Ce rêve résonnait dans leur esprit, comme une présence fantomatique qui hantait sans cesse leur conscience.