Chap I - La main qu'il fallait prendre

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La place centrale d'Arkanïa rassemblait tellement de badauds que l'on voyait difficilement où l'on mettait les pieds. Les clameurs et les rires s'élevaient vers le ciel bleu turquoise, où brillait un soleil qui procurait une chaleur agréable en ce début d'été. Terann devait être le seul de l'assemblée à ne pas se réjouir d'avance du spectacle qui allait avoir lieu. Les habitants avaient le regard tourné vers l'estrade centrale de bois montée pour l'occasion. Petits et grands bourdonnaient d'excitation.

Une femme au visage solennel monta sur la structure. Son turban de soie pourpre laissait dépasser de long cheveux blond. L'insigne du duché d'Arkanïa, jadis nommé d'après la cité éponyme, brillait à sa poitrine. L'héraut porta un porte-voix à ses lèvres.

« Le moment que vous attendez tous est arrivé, bon peuple de la ville !" Claironna-t-elle d'un ton enjoué.

A ces paroles, un jeune homme aux cheveux d'un roux flamboyant, aux larges épaules, monta à son tour sur l'estrade. A sa vue, la foule déjà frémissante d'excitation explosa en un tonnerre d'applaudissement. Sa robe écarlate soulignait une certaine musculature, fait physique plutôt rare parmi les mages. Les fils de bronze qui ornaient sa tenue brillaient au soleil, rajoutant à sa magnificence de sa stature.

Au moins, j'espère qu'il crève de chaud dans sa robe de cérémonie, pensa Terann avec aigreur.

Terann savait que son souhait resterait vain : les mages issus de la Tour Rubis, résidence des dompteurs du feu, ne craignaient pas la chaleur, une chance que le jeune homme n'avait pas : sa marche à travers la ville l'avait trempé de sueur.

Le visage constellé de tâche de rousseur du prétendu héros se fendait d'un large sourire. Une femme d'un certain âge était grimpée à sa suite. Terann reconnut Ignas, maîtresse de la Tour Rubis. Des dentelles sophistiquées agrémentaient sa robe, moins tape-à-l'œil que celle de son élève mais infiniment plus élégante. Son visage ne trahissait aucune émotion, elle arborait son éternel air ennuyé.

« Notre prodige Ekarym est encore rentré victorieux d'une grande épopée ! Grâce à lui, les îles de la Mer Intérieure sont débarrassées de Korzan, le bien surnommé Fléau des Flots ! » harangua la femme au porte-voix.

À l'entente de ces paroles, la foule se remit à acclamer Ekarym. Cette situation impressionna Terann une fois de plus : Ekarym devait bien être le seul Élu à être unanimement apprécié par les habitant d'Arkanïa, et ce, de bon cœur. Bien que ne l'appréciant guère, il se devait de constater qu'il avait accompli là un véritable tour de force : voilà des mois que Korzan perturbait le trafic maritime de la mer. Il possédait de nombreuses caches sur la multitude d'îles, et avait rassemblé une véritable armée. Même pour un Élu, la situation avait du être dangereuse.

Terann pensa avec amertume qu'il n'y serait sûrement pas arrivé. La magie offensive avait toujours été son point faible.

« Après des jours et des jours de lutte, Ekarym a réduit ce misérable et sa bande en cendre, grâce à son incroyable pouvoir. Les denrées exotiques vont enfin pouvoir revenir sur nos tables et dans nos échoppes !»

Le rugissement de joie de la foule explosa derechef. Terann se demandait bien pourquoi, car la plupart des bonnes gens de la populace ne sentirait jamais l'odeur particulière des épices émaner de leurs assiettes. Ekarym, arborant un air triomphant, leva les bras en signe de victoire, dans un geste qu'il avait établi comme son signe distinctif lorsqu'il se faisait acclamer. Même la femme qui l'accompagnait se permit un discret sourire. Terann leva les yeux au ciel, il trouvait toujours ce spectacle ridicule.

Le jeune héros avança sur le bord de la scène. En seulement un mouvement de bras, il capta l'attention de la foule. Le silence se fit et le monde retint alors son souffle. Son expression changea, et un masque de concentration extrême commença à tirer ses traits. Ses doigts formèrent rapidement un mouvement compliqué.

« Yargen ! » formula-t-il d'une voix sûre.

Terann, à l'instar de l'ensemble des spectateurs, ressentit une chaleur monter en lui. Un clone de lui-même, tout en flammes inoffensives, émana de son corps et s'envola au dessus de la place. Ekarym organisa les avatars en un balai aérien tout en pirouettes, les faisant valser du bout de ses doigts comme des pantins. Chacun put se reconnaitre parmi le spectacle, tout en étant toujours remplis d'une chaleur apaisante, et les plus ébahis se montrèrent du doigt à leurs voisins. Le moment, pour les badauds, ressemblait à un rêve éveillé. Le mage referma les bras d'un geste vif, et les émanations de feu se murent en une seule, qui explosa dans une gerbe de flammes or et rouge. Les étincelles voltèrent un instant, puis disparurent.

Ekarym ne paraissait même pas essoufflé, mais Terann savait, et Ignas aussi bien sûr, qu'il allait s'effondrer de fatigue dès qu'il se sera dissimulé aux yeux de la foule. Tandis que l'assemblée l'ovationna de nouveau, Terann pesta en son for intérieur. Son niveau n'approchait même pas de celui qui se trouvait aujourd'hui au centre de toutes les attentions. Déjà du temps des cours au Lumen, ce dernier avait été quasiment le meilleur de sa génération sur presque tous les points.

Il décida de quitter la place avant le mouvement de foule et se dirigea, passablement agacé, vers la cité ancienne, s'éloignant des acclamations des citoyens. Au terme d'une marche agréable dans les étroites rues de ce quartier, qui apaisa sa frustration, il arriva devant l'entrée de son établissement préféré, La Rose Azurée, troquet accueillant au bord de la mer, loin du tumulte du centre-ville. Une fleur bleue, trempée il y a bien longtemps dans de la résine pour la rendre éternelle, ornait l'entrée de l'édifice. L'intérieur s'éclairait de couleurs chatoyantes, grâce aux vitraux multicolores qui faisaient office de fenêtres. Il flottait dans l'air une agréable odeur de sel et de lavande. Des guirlandes de coquillages décoraient les murs de bois vernis. 

Terann traversa la pièce centrale, fit un signe de tête à Si-Yon, le propriétaire, situé derrière le massif bar qui s'allongeait sur quasiment tout un côté de la salle, puis ressortit sur la terrasse de l'autre côté. Aucun autre client ne troublait le calme de cette fin d'après-midi.

« Magnifique vue n'est-ce-pas ?" s'enquit Si-Yon, en lui amenant un narguilé rempli de feuilles de ryneth. 

Profondément convaincu qu'un aubergiste reflétait la qualité de son établissement, Si-Yon mettait un point d'honneur à toujours arborer un style impeccable. En cette fin de journée, il portait son gilet ocre, aux boutons de bronze brillants, et ses grandes bottes de cuir rouge. Sa chevalière en argent renvoyait un éclat blanc dès que la lumière du soleil passait dessus. Terann considérait Si-Yon comme un genre d'oncle, et passait une grande partie de son temps à La Rose Azurée depuis la fin de ses études. Depuis quelques temps, des pattes d'oie s'étaient creusées au coin des yeux rieurs de son hotte, et elles apparurent alors qu'il regardait Terann profiter du confort de sa place favorite. Le jeune homme jouissait d'une vue imprenable sur la baie. Les vagues se couvraient d'or au fil de leurs mouvements, les barques des pêcheurs rentraient au port, découpées sur le ciel qui se teintait de rose. À l'ouest, on avait une vue sur les bâtiments serrés de la ville, à l'est, s'étendait la forêt, et devant, la Mer Intérieure.

« La plus exquise de toutes, toujours, approuva Terann.

– La cérémonie du Sacre approche, iras-tu ? questionna le tenancier de but en blanc.

– Ni cette année, ni celle d'après, ni jamais" botta Terann en touche tout en s'étirant.

Le ryneth avait des propriétés relaxantes et une agréable odeur fruitée. Terann avait commencé à en fumer bien trop jeune. L'appareil allumé, le jeune homme pouvait s'amuser à l'un de ses passe-temps favori : givrer la fumée qui sortait du narguilé, à l'aide de la magie, afin de créer des formes géométriques complexes. Il venait de générer une fleur de glace particulièrement élégante.

« Je n'ai jamais croisé de mages qui ne voulaient pas être sacrés, insista Si-Yon.

– Peu de mages ont la sagesse de venir se ressourcer dans ton établissement, mon vieux.

– C'est vrai, tu es même bien le seul à nous adresser la parole comme si... hésita l'aubergiste.

– Comme si vous étiez nos égaux, acheva Terann, je sais tu me le répète sans cesse. Mes confrères n'ont pas tous la grosse tête, rassures-toi.

– Je ne peux que te croire sur parole, avoua Si-Yon en soupirant, bon je te laisse à tes rêveries. »

Le gérant rentra dans son établissement, et Terann resta là à penser et à tirer sur son narguilé. Alors que les couleurs du ciel tiraient au pourpre et qu'il commençait à somnoler, il aperçut fugacement un éclat sur la plage au bout de la forêt, à l'est. Il crut l'avoir imaginé dans un premier temps, mais la lueur réapparut.

Allons voir, cela me fera une balade nocturne.

Il salua l'aubergiste d'un signe de tête lorsqu'il repassa dans la salle principale, plus rempli qu'à son arrivée, puis sortit dans les rues animées d'Arkanïa. Il longea les quais jusqu'à la sortie de la ville, une arche s'ouvrait sur une large route de pierre lisse qui coupait à travers la forêt. Il respira volontiers l'air marin chargé de sel, puis partit sur sa gauche, en direction de la plage. Les clameurs de la cité se muèrent en ressac des vagues et en bruissement des feuilles au fur et à mesure qu'il s'en éloignait. Marchant tranquillement sur sable, il avait d'ici une vue imprenable sur la ville au loin. Les étoiles commençaient à poindre dans le ciel, ainsi, les fenêtres s'allumèrent en conséquence sous ses yeux. Arkanïa brillait de milles feux, aussi loin que portait le regard. Demeure de centaines de milliers d'âmes, ville la plus importante du monde à bien des égards, elle ne dormait jamais. Surplombant tous les bâtiments, même les plus massifs, surveillant toutes choses, bien sûr, le Lumen. Cette tour immense, se terminant par des excroissances tentaculaires s'élevait vers les cieux.

Mon foyer, aussi loin que je m'en rappelle.

Demeure des Élus et de l'Arkïn, on le connaissait pour être le plus ancien bâtiment du continent. Le jeune homme resta un instant à contempler la vue, inspira un grand bol d'air, puis reprit sa route. Selon ses estimations, la source de l'éclat qu'il avait entrevue devrait se trouver à l'embouchure de la rivière qui coupait la plage. Au bout de plusieurs minutes de marche seulement accompagnées du bruit des vagues, il finit par entendre un ensemble de cliquetis aiguës.

Les yenges sont de sortis ce soir.

« Buzkure », murmura-t-il.

Le mot de pouvoir créa un globe de glace lumineux devant lui : il commençait à faire sombre. Parfois, un animal s'aventurait trop loin de la protection des arbres et se faisait attraper par un des yenges de la baie. Ces crustacés aux six pattes et aux pinces tranchantes n'avaient que peu de prédateurs naturels. Leurs deux mètres de large et leur rapidité les rendaient redoutables, surtout en pleine nuit. Fort heureusement, ils s'approchaient rarement de la ville.

Prêt à agir, Terann s'avança avec parcimonie. Il entendit la rivière avant de l'apercevoir. Les bruits menaçants cessèrent avant même qu'il n'arriva à leurs origines. Soudain, il vit une forme sombre sur le rivage en amont de sa position. Avançant son globe, celui-ci éclairait une silhouette, découpée dans le ciel noir par les éclats des deux pleines lunes. L'inconnu, relevé de toute sa hauteur, tenait à bout de bras un yenge à l'aide d'une lance de fortune, qui avait transpercé sa carapace. Un pendentif reflétait la lumière des lunes au rythme de ses mouvements. La créature usait de ses dernières forces pour tenter de se libérer : ses affreuses pattes cartilagineuses gesticulaient en tout sens, avec frénésie. Les pinces, capables de couper net un homme adulte, claquaient dans le vide, à la recherche de chairs à trancher. Les cris d'agonie du crustacé se mêlaient aux grognements du combattant et au claquement des tenailles qui résonnaient en écho dans la nuit autrement silencieuse. Son adversaire tint bon et donna un soubresaut à son arme, ce qui la fit entièrement traverser la créature dans un craquement sonore. Le yenge tressauta une dernière fois, puis s'affaissa sur la lance. La silhouette, la jeta au loin, le yenge toujours accroché, puis s'assit et soupira. Seulement alors, elle remarqua le globe de lumière. Celui-ci éclaira le visage fatigué et luisant d'une femme, qui semblait plus ou moins du même âge que Terann. Elle se releva alors prestement en le voyant, et sortie un couteau dans la foulée, d'un geste autant rapide que naturel. Le mage leva les mains en signe de paix.

« Peu nombreux sont ceux qui peuvent se sortir indemnes d'une confrontation avec ces horribles crustacés, flatta-t-il.

– Montrez votre visage » ordonna la femme, visiblement peu sensible à de tels compliments.

Terann ne reconnut pas son accent, alors même qu'il passait le plus clair de son temps dans une auberge qui rassemblait des voyageurs venant des quatre coins des Treize Duchés.

« Bien sûr. »

Il bougea légèrement ses doigts et le globe alla se placer aux côtés de la guerrière. À présent, celle-ci se trouvait plongée dans les ténèbres de la nuit. Elle eut devant les yeux un homme à la peau pâle, au visage fin et aux lèvres charnues. Une couleur bleue recouvrait ses cheveux longs et sa courte barbe. Elle sursauta quand elle vit le globe bouger.

« Je pensais que c'était une torche alchimique, mais c'est de la magie ! Je vous ai enfin trouvé ! ».

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