La maison
Marion Ploix
J'ai pris le chemin de terre qui longeait le corps de ferme. C'était l'heure de la sieste et les adultes s'étaient évaporés. Le ciel était bleu, le soleil chauffait et la nature bruissait doucement. Je suis descendue jusqu'à la ferme des Cordiers qui m'avaient connu enfant. Personne, sinon leur chien qui est venu me renifler. J'ai décidé alors, puisque mes jambes m'y conduisaient, de poursuivre vers l'ouest sur le pierrier qui descendait entre les arbres. Il conduisait à la maison, cette maison aujourd'hui abandonnée.
Je suis à Bagneux dans la cuisine, c'est le matin et je petit-déjeune avec ma mère. J'ai seize ans. La radio nous berce de son ronronnement habituel et nous échangeons les petites douceurs anodines au réveil en beurrant nos tartines :
« Tu as bien dormis ? , tu te souviens de tes rêves ? »
Par dessus le crissement du couteau sur le pain grillé, la voix du journaliste : « Nous apprenons qu'hier, Mr Gréant, habitant le hameau des Hauts près de la ferme Cordier, s'est suicidé après avoir assassiné sa femme et ses deux enfants. Ce drame épouvantable et incompréhensible est à présent entre les mains des enquêteurs. »
Nous sommes restées silencieuses.
Une branche s'est prise dans mes cheveux et je baisse la tête, traverse l'ombre des arbres sur le chemin qui débouche sur un champ. Le champ fait face à la maison aux yeux fermés. Fermés les volets, la porte, les murs silencieux sous la lumière vive du soleil. Je m'assied au pied de l'arbre imposant qui borde le portail et me laisse aller un instant contre le tronc. La maison a conservé sa beauté moderne et détonne encore sous le lierre qui la recouvre lentement. Les vaches, dans le champ, gardent leur distance et ne s'approchent pas.
Je remarque alors que la porte normalement fermée par des scellés semble entrouverte. Je m'approche et oui, les scellés sont cassés. J'ouvre doucement, je rentre.
La grande table est toujours là, le banc où je m'assaillais aux côtés de Cassie quand nous dévorions tartines et chocolat après nos cavalcades dans les champs alentours. Elle était accueillante alors cette table, joyeuse et généreuse comme la maman de Cassie aux grands cheveux blonds qui virevoltait dans la cuisine. A présent pas le moindre bruit. Le silence est blanc de la poussière qui recouvre la table, les tasses restées là, la vaisselle dans l'évier. Les toiles d'araignée habillent le coin des murs. Le temps s'est arrêté, il y a près de dix ans.
« Viens ! » me dit Cassie, « J'ai un nouveau Mickey, et puis on pourrait jouer un peu à la marchande... » Il manque de la lumière dans cette pièce qui ne veut plus vivre. J'ouvre un volet pour laisser entrer quelques rayons de soleil, et je m'empare d'un balais.
« C'est Mme Cordier qui les a trouvé. Les deux fillettes poignardées dans leur lit, la mère gisant dans l'escalier, les corps s'étaient vidé de leur sang, il y en avait partout... » Ces mots d'un voisin me reviennent et je commence à monter une marche en posant ma semelle avec précaution. Il y a longtemps que les traces sont parties. Je monte une deuxième marche, je vais trouver quoi là haut ? Le silence est pesant ici et je me sens gauche, un peu lourde, mais je continue de monter. Cassie sautille devant moi dans son short bleu turquoise. J'entends alors la porte d'entrée s'ouvrir brusquement et une voix forte perce jusqu'à moi :
« Il y a quelqu'un ici ? Vous savez qu'il est interdit d'entrer dans cette maison ? »
Cassie a disparu soudainement et je me suis remise à respirer. Je descend rapidement, bredouille trois mots d'excuse et retrouve le champ, le bruissement des insectes dans la moiteur bienveillante d'une fin d'après-midi. La sieste est finie, je dois rentrer.
Marion Ploix
janvier 2016