La maison
elasys
L'angoisse de l'habitude
Je me lève tous les matins après mon père. Quelques minutes séparent nos deux alarmes. Juste le temps pour lui d'allumer la cafetière, posée sur le plan de travail en granit, et d'aller se réfugier dans la salle de bain, toute lumière éteinte. Il n'est pas vraiment réveillé tant qu'il n'a pas avalé son bol d'encre bien noir alors il s'habille dans l'obscurité, à tâtons.
Quand je descends les escaliers de bois, pieds nus en plein hiver, je maudis chaque marche glacée. Arriver sur les premiers carrelages, rendus confortables par le chauffage au sol, est chaque fois un soulagement.
J'allume toutes les lumières de la cuisine avant de me faire griller des tranches de pain, ajoutant l'odeur des toasts à celle, rassurante, du café chaud. Je pose les bols sur la table ronde, en me cognant une fois de plus à l'abat-jour mal réglé. Je m'agace de ma maladresse tout en essayant de remonter le plastique noir déjà trop abîmé pour se plier à mes torsions.
Irritée, je m'assois lourdement sur ma chaise qui craque. Elle est home made comme s'écrit souvent fièrement mon père. Je dirais surtout qu'elle a beaucoup vécu et qu'un jour, je me retrouverai le derrière sur le carrelage !
J'avale la première gorgée de thé et je me détends. La cuisine est encombrée. Le grille-pain et la cafetière côtoient flacons de vernis, brosse à dents et bougeoirs de Noël qui n'ont rien à faire là. Derrière moi, à la porte-vitrée, le chat gratte en miaulant. Cruelle, je le laisse à ses jérémiades, le regard perdu à la fenêtre, mes pensées en pagaille se déversant entre mon bol et mes tartines beurrées.
Je déjeune en vitesse après avoir vu l'heure. Au moment où les pas lourds de l'ours mal léché qu'est mon paternel avant 8h me font lever la tête, je récupère les vêtements abandonnés sur la rampe d'escalier et entre dans la salle de bain pendant que mon père éteint les lumières en grommelant que c'est pas Versailles quand même !
La perfection de l'enfance
Dans mon petit appartement parisien, coincée entre la table et le sofa, je déjeune sous ma mezzanine. L'odeur du café et la ronde des mal réveillés me manquent un peu. J'ai toujours le regard dans le vague et toutes les lumières possibles allumées mais ici, c'est mon lit haut perché qui m'assomme chaque jour.
Je n'ai plus autant d'espace et mes petites habitudes ont mué. Je mets la musique sous la douche puisque je vis seule. Je déjeune pendant plusieurs heures, souvent en travaillant en pyjama, puisque personne ne me juge. Je parle toute seule un peu plus qu'avant parce que je n'ai plus de chat à ignorer. Je lis la presse internationale parce que je suis une adulte cultivée.
Et souvent, je repense à mon lit double sur lequel s'empilent deux matelas, au bois moucheté du plafond de ma chambre, à la tapisserie japonisante qui habille la pièce et à la bibliothèque patinée qui fait briller mes yeux de dévoreuse de livre. Je revois ma mère descendre l'escalier en été pour venir s'assoir sur la terrasse et déjeuner au soleil, son royal félin sur les genoux, absorbée par la quiétude de l'instant.
Même les soirées de mes parents avec leurs amis me manquent. Obligée de faire acte de présence, j'étais parquée avec les enfants en bout de table. Je nous vois passer les assiettes à maman qui sert de tata à des marmots affamés, papa servir le vin rouge aux copains, et vous les filles, vous servez à boire aux enfants, et les regards plein de sens que nous échangions avec ma sœur.
Je revois cette maison imparfaite, les dauphins sur le crépi, lubie créative de mon plongeur de père, mon chien-assis qui donne sur les montagnes, la cours en cailloux blancs qui attend le macadam, la boite aux lettres enfantine peinte par ma mère, les bacs à fleurs pleins de rosiers récalcitrants, les murs en pierres montés à la main et tout ce qui en fait l'auberge de mon enfance.
Dans mon petit appart' parisien qui m'étouffe, je me rêve grande propriétaire, avec mille logements idéaux. Un loft dans le marais, un mas dans le Luberon avec un grand parc, une maison sur la côte chilienne pour me reposer au bord du Pacifique, une vue sur le parc Güel pour célébrer mon admiration pour Gaudi, un appartement à Palermo pour me rappeler mes amours argentines, une villa à Tulum pour nager dans les Caraïbes, une cabane dans les bois vosgiens pour oublier le monde et puis surtout, la maison de mes parents pour rentrer à la maison, justement.