La Maison de carton

Anne Sophie Nédélec

Synopsis

Un jour de 1960, alors que sa mère doit se remarier, Otto force la porte du grenier à souvenirs de la famille. Il veut connaître l’histoire de son père, mort le 13 avril 1945 – jour de la libération de Vienne – dans des circonstances mystérieuses.

D’abord réticent, son grand-oncle Werner accepte finalement de se livrer. Il lui raconte comment la grande Histoire a bouleversé sa famille, tout au long de la montée puis de la chute du nazisme…

Basculant d’une époque à une autre, « La Maison de carton » raconte les tourments d’une jeunesse sacrifiée par la guerre…

 

Personnages

Otto, fils de Hans et Greta, 15 ans en 1960.

Werner, oncle de Hans et Helen et grand-oncle d’Otto.

Helen, demi-soeur de Hans et Heinrich. Reçoit des leçons particulières de Rosa.

Rosa, petite amie de Hans, amie de Lotte. Donne des leçons particulières à Helen. Insouciante.

Hans, fils de Werner, demi-frère de Helen et Heinrich. Mari de Greta et père d’Otto. Extraverti, sportif.

Heinrich, demi-frère de Helen et Hans. Asthmatique, renfermé, intellectuel, passionné d’astronomie.

Lotte, amie de Rosa. Moqueuse, insouciante.

Judith, amie d'Helen, juive.

Karl, frère de Greta, ami de Hans. Allemand, fils du coordinateur des Jeunesses Hitlériennes en Autriche.

Greta, soeur de Karl. Epouse de Hans et mère de Otto.

Parfaite aryenne.

 

Décor

Un grenier avec une maison en carton de 1,50 m de haut. Tout un bric à brac et un vieux canapé.

L’action se passe en 1960. Werner raconte à Otto l’histoire de son père, Hans. Ce récit est joué sur scène sous forme de flash-backs. 

Durée : 1h30 

Texte déposé à la SACD


EXTRAIT

1. 1960 : Prologue

Un grenier poussiéreux. Des jouets un peu partout. A cour, un vieux canapé, un phonographe et un poêle. À jardin, un bureau.

L’entrée est à jardin.

On entend un bruit de porte qu’on crochète. Otto entre prudemment. Il commence à fouiller et trouve un phonographe qu’il met en marcher.

Werner entre.

Werner, furieux : Otto ! Qu’est-ce que tu fais là ? Comment es-tu entré ? Tu sais pourtant que c’est interdit !

Silence.

Werner : Otto, tu m’entends ? … Qu’est-ce c’est que cette musique ?

Otto : Il y a écrit « Hans » sur le phonographe.

Werner : Laisse ça, ça ne te concerne pas.

Otto : Ah oui ? Visiblement, c’était à mon père et ça ne me concerne pas ?

Silence.

Werner : Tu dois aller te préparer.

Otto, agacé : Alors cette boîte ?

Silence.

Otto : Evidemment ! Encore la dérobade !

Werner : Ne parle pas comme ça à ton grand-oncle. Ta mère te cherche.

Otto : Ça m’est égal. Je ne veux pas y aller.

Werner : Tu ne peux pas lui faire ça.

Otto : Je vais me gêner ! Quel besoin elle a de se remarier ? A son âge, c’est ridicule !

Werner : Elle a à peine trente-cinq ans !

Otto : Qu’est-ce qu’elle veut ? Effacer définitivement mon père ? Je ne sais rien de lui, et voilà qu’il va disparaître derrière l’image de ce type. C’est insupportable.

Werner : Sors d’ici. Cette porte n’a pas à être ouverte.

Otto : Je ne sortirai pas tant que je ne saurai pas.

Werner : Il n’y a rien à savoir.

Otto : Pourquoi ? Parce que c’était un salaud, c’est ça ?

Werner : Ne dis pas des choses pareilles.

Otto : Je vous déteste ! Je vous déteste tous. (De colère, il renverse une pile de jouets et découvre une maison en carton cachée sous des tissus.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Werner : Une maison en carton… Je l’avais construite pour Hans, ton père, lorsque nous nous sommes installés à Vienne. Sa mère, ma sœur, venait de se remarier.

Otto : Avec le père de Heinrich.

Werner : Exactement. Ensemble, ils ont eu Helen, ta tante.

Silence.

Otto, montrant la maison : Alors mon père a joué avec ça ?

Werner : Oh oui ! Il venait s’y réfugier lorsqu’il était en colère. Ensuite…

Otto : Ensuite quoi ?

Werner : Oh, elle en a vu des choses, cette maison. Je me demande comment elle tient encore debout.

Otto : Werner, raconte moi l’histoire de mon père.

Werner, après un soupir : Ce n’est pas le moment. Ta mère te cherche et…

Otto : Tu ne crois qu’il est temps de m’en parler ? A chaque fois que je pose une question, tout le monde se dérobe et Maman pleure !

Silence.

Otto : Mais bon sang, pourquoi est-ce que vous ne me dites jamais rien ? Pourquoi, chaque fois que je m’interroge, je vois tous vos visages se fermer comme sur un mauvais souvenir ? Vous n’avez pas le droit de garder le silence. Je dois savoir. Qu’il ait été le pire ou le meilleur.

Werner : Je n’ai pas envie de remuer les vieux souvenirs…

Otto : Alors voilà ! Mon père n’est qu’un vieux souvenir. Un fantôme que l’on cache dans ce grenier ! Il est maudit ou quoi ?

Werner : Tu ne crois pas si bien dire… A un moment, oui, je l’ai maudit… Je l’ai bien regretté…

Otto : Tu préférais Heinrich.

Werner : Non… J’ai même mis du temps à apprécier Heinrich. Il devait avoir trois ans lorsqu’il est entré dans la famille. Quel enfant taciturne ! (Il se laisse finalement emporter par son récit)  J’avais une douzaine d’années de plus que lui et Hans. Je m’amusais beaucoup avec ton père mais Heinrich restait à l’écart… Si ton père n’avait pas apprécié le remariage sa mère, Heinrich, lui, acceptait mal celui de son père. Les choses se sont arrangées lorsque Helen est née.

Otto : Ils se détestaient ?

Werner : Au contraire ! Et pourtant, je n’ai jamais vu de caractères aussi différents. Hans était fort, et il défendait Heinrich. Heinrich était bon en classe et il aidait Hans à avoir de bonnes notes. Oh, ils n’étaient pas vraiment complices, mais ils s’appréciaient et se respectaient. Ils adoraient leur sœur, Helen. Lorsque leurs parents sont morts, j’ai dû m’occuper du trio.

Otto : C’est à cause d’eux que tu ne t’es jamais marié ?

Werner : Disons que cela n’a pas facilité les choses… mais je ne regrette rien. Pourtant, ce n’était pas simple. J’étais un peu jeune pour avoir trois adolescents à ma charge. L’avantage, c’est que ça m’a évité d’être mobilisé ! Mais je n’étais pas souvent là… Pourtant notre petite communauté fonctionnait. Même lorsque Rosa est entrée dans notre vie…

La lumière baisse sur eux. 

2. Début mars 38  

Werner s’approche de l’entrée d’où arrivent Helen et Rosa.

Werner, montrant le bureau : Voilà, vous pourrez vous installer à ce bureau. Ici, vous serez tranquille.

Rosa : C’est parfait, monsieur Lincke.

Werner : Je suis bien content que vous vous occupiez des leçons d’Helen. Ça n’a pas été un succès avec ses frères.

Helen : Ce n’est pas ma faute ! Hans n’y comprend rien et Heinrich ne sait pas expliquer.

Hans, entrant, moqueur : Comment ça, je n’y comprends rien !

Helen : C’est vrai. Tu dis que tout cela n’a aucun intérêt et qu’on nous remplit la tête de choses inutiles.

Werner : Hans !

Hans : Eh ben quoi, ce n’est pas vrai ? Vous n’êtes pas d’accord avec moi, mademoiselle ?

Rosa, amusée : Pas tout à fait !

Werner : Hans se moque du lycée. Je ne sais pas ce que je vais faire de lui.

Hans : Moi, de toute façon, c’est le sport qui m’intéresse. Il y a bien moyen d’avoir un avenir dans ce domaine, non ?

Rosa : Mais certainement.

Hans : Et vous, vous aimez le sport, mademoiselle ?

Rosa, éclatant de rire : Oh, à part la danse… je veux dire, les soirées dansantes !

Hans : Ah, je sais où il faudrait que je vous emmène...  Il y a…

Helen, avec impatience : Hans, Rosa doit me faire travailler !

Hans : Rosa ! Comme c’est joli !

Helen : Hans !

Hans : D’accord, je m’en vais. Nous nous reverrons, mademoiselle Rosa !

Werner : Si vous avez besoin de quelque chose, je suis en bas.

Rosa : Bien. Merci, monsieur Lincke. Au revoir, Hans !

Werner retourne auprès de Otto tandis que Hans sort.

Helen : Quel petit coq !

Rosa : Plutôt amusant…

Helen : Toujours à fanfaronner ! Enfin, je dis ça… au moins, il me fait rire ; ce n’est pas le cas de Heinrich.

Rosa : Heinrich ?

Helen : Mon autre demi-frère. Par mon père… Depuis que mes parents sont… (Elle a un geste évasif) il est encore plus taciturne qu’avant.

Rosa : Tes parents sont… ?

Helen : Morts.

Rosa : Je suis désolée.

Helen, détachée : Il n’y a pas de quoi. En 32, mon père a fait faillite, comme beaucoup d’autres. Il s’est suicidé et ma mère a suivi. Il faut dire… elle avait déjà perdu son premier mari, le père de Hans. Je crois qu’il était mort de pneumonie… Bref, c’est mon oncle Werner qui veille sur nous aujourd’hui, et les garçons n’en font qu’à leur tête !

Rosa : Ça a l’air de plutôt bien se passer. Et toi, j’ai l’impression que tu as la tête sur les épaules.

Helen, triste et fataliste : Il faut…

Rosa : Allons, sors ton manuel de mathématiques, nous allons faire quelques exercices.

Elles se mettent au travail pendant que se fait le noir.

Lumière sur Werner et Otto.

Werner : C’était en 1938. La situation du pays n’était pas bonne. Nos voisins allemands étaient sortis ruinés de la guerre de 14. Ils étaient désespérés et en 1933, ils avaient mis Hitler au pouvoir. Chez nous, en Autriche, ses idées commençaient à se répandre. Grâce à lui, l’Allemagne semblait se relever. Et année après année, les nazis autrichiens se renforçaient et s’organisaient. Jusqu’en mars 1938, où Hitler envahit notre pays…

Heinrich, off : Otto ! Werner !

Werner : On est en haut.

Heinrich entre. Il reste sur le pas de la porte. Il est en habit de fête.

Heinrich : Vous êtes là…

Werner : Otto a forcé la porte.

Heinrich : Ah… Vous feriez bien d’aller vous préparer.

Otto : Non.

Silence.

Heinrich : Cet endroit… (Il entre et observe autour de lui, mal à l’aise.)

Otto : Qu’est-ce qui s’est passé ?

Heinrich : Rien n’a changé…

Werner : Il est peut-être temps d’ouvrir la boîte à souvenirs...

Heinrich : Je redescend.

Otto : Heinrich, parle-moi de mon père.

Heinrich : Qu’est-ce que tu veux que je te dise ?

Otto : Mais tout ! Comment il était, ce qu’il faisait, toute son histoire.

Heinrich : Je… non.

Otto : Tu le détestais, c’est ça ? Vous le détestiez tous ?

Heinrich, sourit, amusé de la remarque d’Otto : Tout le monde l’aimait, au contraire. Il était tellement… tout ce que j’aurais rêvé d’être. Du moins, jusqu’à une certaine époque… Si généreux qu’on ne pouvait que l’aimer. Et puis il était drôle, toujours gai... Mais moi, je n’osais pas le suivre avec ses amis. Je me trouvais si ennuyeux, j’avais si peur de déranger tout le monde, que je préférais rester dans mon coin. C’est bête quand on y pense, mais… Et puis à un moment, nous n’avons plus partagé les mêmes idées Hans et moi…

Werner : J’allais lui raconter l’Anschluss.

Heinrich : Quelle époque ! Nous étions complètement inconscients…

La lumière baisse sur eux. Heinrich s’installe à travailler au bureau. 


3. 14 mars 38 – Anschluss.

Hans, Rosa, Lotte, Helen et Judith déboulent dans le grenier. Ils sont surexcités.

Hans : Ah, Heinrich ! C’était magnifique ! Quelle allure ! Je ne sais pas combien il y avait de chars, mais ça avait une de ces gueule !

Lotte, la voix rauque : Je n’ai plus de voix, j’ai trop crié !

Hans : Tu aurais vraiment dû venir.

Judith : Vous avez vu, les conducteurs de véhicules mettaient leurs lunettes pour se protéger des fleurs !

Rosa : Tous les anciens soldats de la Grande Guerre avaient ressorti leurs décorations…

Heinrich, ironique : … pour saluer les envahisseurs !

Hans : Idiot ! Tous les autrichiens n’attendaient que cela : la réunion avec le Reich.

Lotte : Ce Hitler, quand même, quelle allure !

Helen : Il a dit que c’était sa mission de ramener son cher pays natal au Reich allemand.

Judith : C’est vrai qu’il est autrichien.

Heinrich range ses affaires.

Lotte : Après tout, nous sommes le même peuple, et les frontières du Traité de Versailles n’y changent rien !

Rosa : Dites, vous avez fini de parler politique !

Hans, sortant une bouteille de dessous sa veste : Regardez ce que j’ai pu me procurer pour fêter ça ?

Helen : Du schnaps ! Je parie que tu l’as pris dans la réserve d’oncle Werner !

Hans : Et alors ? Il n’en boit jamais !

Helen : Tout de même…

Hans, malicieux : Personne ne t’oblige à en prendre, si tu n’en veux pas.

Helen : Je n’ai pas dit cela !

Judith : Je n’y ai jamais goûté. Mes parents ne boivent pas d’alcool.

Hans, lui servant un verre plein : Eh bien c’est l’occasion ! Heinrich, tu ne vas pas partir maintenant ! Tiens, bois ça !

Heinrich : Eh, doucement.

Hans : Heinrich : c’est la fête, aujourd’hui !

Lotte : Allez, envoie !

Rosa, provocante : Santé, Heinrich !

Heinrich, bougon : Santé !

Hans, à Rosa : Et moi alors ! Attends ! Dans les yeux, sinon ça porte malheur. Et croisons nos bras…

Ils croisent leurs verres et trinquent en se regardant droit dans les yeux avec un sourire entendu.

Rosa : Santé !

Lotte : Qu’on s’amuse un peu pour une fois ! Le monde est devenu tellement morose !

Rosa : Avec les Allemands, les choses vont changer.

Helen : Espérons que ce soit en mieux.

Judith : Ça peut difficilement être pire.

Heinrich : Vous savez ce qui se passe en Allemagne ?

Lotte : Non, et peu importe après tout !

Heinrich : Vous fêtez Hitler mais vous ne savez même pas quelles idées il prône !

Rosa : Il a ramené la croissance économique en Allemagne, ce n’est pas si mal !

Heinrich : Oui, en développant l’armement ! Il veut posséder le monde, et nous sommes sa première conquête.

Hans : On est là pour s’amuser, Heinrich, pas pour parler politique ! (Il met un disque sur le phonographe) Et maintenant, Rosa, il est temps de me montrer tes talents de danseuse. (Il l’entraîne dans un swing endiablé)

Lotte essaie d’entraîner Heinrich, mais celui-ci refuse. Elle danse alors avec Helen et Judith.

Werner, off : Judith !

Hans : Vite, le schnaps ! (Il dissimule la bouteille sous le canapé)

Werner, entrant : Judith, tes parents sont là. (Il baisse la musique) Ils étaient morts d’inquiétude de ne pas te trouver à la maison.

Judith : Ils m’avaient interdits d’aller voir les chars, mais je ne comprends pas pourquoi, je n’ai rien fait de mal… Bon, au revoir tout le monde. A demain, Helen.

Helen : Je te raccompagne.

Elles sortent toutes les deux à la suite de Werner. Hans se jette sur le canapé, reprend la bouteille et sert tout le monde.

Hans : Alors comme ça, vous êtes dans la même classe, toutes les deux ? En fait, nous avons tous les quatre à peu près le même âge.

Lotte : Quinze ans. Je ne sais pas quel idiot a dit que c’était le bel âge !

Helen revient, bouleversée.

Hans : Qu’est-ce qui t’arrive, petite sœur ?

Helen : Judith s’est fait gifler par ses parents. Je n’avais jamais vu monsieur et madame Schliemann dans un tel état !

Heinrich : Ça se comprend !

Helen : Pourquoi ?

Heinrich : Ils ont peur de ce qui peut leur arriver avec Hitler au pouvoir.

Lotte : De quoi pourraient-ils bien avoir peur ? Ils n’ont rien fait de mal, que je sache ?

Heinrich : Vous n’avez pas entendu parler des Lois de Nuremberg ? Ces lois édictées par votre cher Führer ! Si elles sont appliquées en Autriche, ils ont toutes les raisons du monde de s’inquiéter.

Hans : Heinrich, tu ne vas pas encore nous jouer ton intellectuel ! Comment veux-tu que j’aie une petite chance auprès de ces demoiselles ! (Les filles gloussent)

Helen : Que disent-elles, ces lois ?

Heinrich : Ce sont des lois discriminatoires envers les juifs. Elles interdisent les mariages mixtes, c'est-à-dire entre juifs et allemands. Elles interdisent aux juifs certains endroits comme les parcs, les cinémas aussi, je crois…

Helen : Mais pourquoi ?

Heinrich : Aucune idée. Elle demandent aussi le boycott les magasins juifs… Il y a d’autres mesures encore, mais je ne m’en souviens pas… Vous comprenez le danger, maintenant ?

Helen : En effet… Judith est juive.

Lotte, un peu grise : Ça ne va pas gâcher notre fête ! Personne n’est juif, ici ?

Tous : Non… pas à ma connaissance…

Lotte : Alors !? C’est la fête et vive Hitler !

Furieux, Heinrich sort.

Rosa : Tu exagères, Lotte.

Helen, sortant derrière Heinrich : Heinrich, attends ! Explique-moi…

Lotte : Qu’est-ce que j’ai fait ? … Oh, là, là… je crois que j’ai un peu trop bu… La tête me tourne… (Elle s’allonge sur le canapé et ferme les yeux)

Hans, prenant Rosa par la taille : Toi aussi, la tête te tourne ?

Rosa : Oui, mais pas seulement à cause de l’alcool…

Ils s’embrassent.

Noir.

Otto : Alors mon père a embrassé Rosa !

Werner : Et pas qu’une fois, à mon avis ! Mais ne le lui rappelle pas, elle n’apprécierait pas…

Otto : Heinrich est parti ?

Werner : Il y a certaines choses qu’il préfère oublier… Enfin, c’était encore une belle époque… C’est ensuite que la situation s’est gâtée. Lorsque les Gautzer sont arrivés.

Otto : Maman ?

Werner : Oui, ta mère. Et surtout Karl, son frère.

La lumière baisse sur eux et monte sur le bureau. 

 


4. Septembre 38

Helen et Rosa travaillent. Heinrich entre.

Heinrich : Bonjour.

Helen et Rosa : Bonjour, Heinrich.

Heinrich, brandissant un papier : Vous avez reçu ça ?

Helen : Fais voir…

Rosa : La convocation pour les Jeunesses Hitlériennes… Oui, je l’ai reçue…

Helen : Moi aussi, mais je n’ai pas su remplir le formulaire sur les origines de la famille.

Rosa : Moi non plus, il faut que je demande à mes parents.

Lotte entre.

Lotte : Excusez-moi, je ne vous dérange pas ?

Heinrich : Tant que tu ne vomis pas sur le canapé…

Helen et Rosa éclatent de rire. Lotte est confuse.

Lotte : Je suis désolée pour l’autre fois… Rosa, tu as terminé ? Je suis venue te chercher pour faire un tour chez le bottier.

Rosa : C’est que…

Hans entre, suivi de Karl et Greta. Karl est froid et hautain alors que sa sœur est effacée.

Hans : Bonjour tout le monde ! (Il embrasse Rosa) Je vous présente Karl Gautzer et sa sœur Greta, nos nouveaux voisins. Voici Rosa, ma sœur Helen et mon frère Heinrich.

Tous : Bonjour.

Hans : Karl et Greta sont allemands. Leur père vient d’être muté à Vienne.

Karl : Il est chargé de coordonner les Jeunesses Hitlériennes d’Autriche.

Helen : Ah ! Eh bien justement…

Karl : Justement quoi ?

Rosa : On parlait de nos convocations.

Helen : Et du questionnaire sur nos origines que nous n’arrivons pas à remplir.

Karl : Pourquoi ?

Rosa : Moi, je ne connais pas la religion de mes arrière grands-parents.

Helen : Pareil.

Hans : J’ai demandé à oncle Werner. Il n’y a de problème.

Rosa : Quel problème pourrait-il bien y avoir ?

Karl : Les juifs, enfants et petits-enfants de juifs sont interdits de Jeunesses Hitlériennes. Les personnes ayant du sang juif sont dégénérées. Leur place doit être restreinte dans la société.

Heinrich, ironique : Ah oui !? Et si elles ne pratiquent pas.

Karl : Ce n’est pas la croyance ou la pratique religieuse qui sont en cause, mais l’identité raciale, transmise irrévocablement par le sang des grands-parents.

Heinrich : C’est idiot !

Karl : C’est le fondement même de l’idéologie nazie. D’ailleurs, c’est ce que tout le monde pense sans oser le dire. Il était temps que quelqu’un exprime les choses clairement. Les juifs sont des profiteurs ; c’est une engeance qui dénature notre société. Ce sont eux qui sont responsables du déclin de l’Allemagne, et c’est en les remettant à leur juste place que l’Allemagne retrouvera sa grandeur.

Heinrich : Leur juste place ?

Karl : Ce sont des sous-hommes, ne l’oublions pas.

Hans : Allons, allons, pas de politique. On est là pour s’amuser. Rosa, tu as fini avec Helen ?

Rosa : Oui, mais…

Karl : Tu as tort de le prendre à la légère, Hans.

Hans : On en discutera plus tard, Karl… Je voudrais emmener Rosa au cinéma.

Karl : Bien, bien. Nous aurons l’occasion d’en reparler. On se reverra tous bientôt, nous aux Hitlerjugend et les filles au BDM.

Lotte : Les filles au quoi ?

Greta, timidement : Le Bund der Deutschen Mädel. L’équivalent des Jeunesses Hitlériennes, mais pour les filles.

Karl s’assoit sur le canapé. Il remarque la bouteille de schnaps qui est cachée dessous.

Karl : Qu’est-ce que c’est que ça ?

Hans : Du schnaps. C’était pour fêter l’arrivée des Allemands.

Karl : L’alcool et le tabac sont interdits dans les Jeunesses Hitlériennes. Ces substances dénaturent l’entendement. La race aryenne est une race supérieure ; nous ne devons pas perdre le contrôle de nous-mêmes et encore moins tomber dans la dépendance de quelque drogue que ce soit.

Rosa : Il ne faut pas exagérer quand même ! On s’amusait, c’est tout.

Hans : On sait garder le contrôle de nous-mêmes. (Ironique, à Lotte :) Enfin, presque tous…

Karl : On commence comme ça, en rigolant, et puis on tombe très vite dans la déchéance.

Hans : « La déchéance » ! Tu ne crois pas que tu y vas un peu fort, Karl ?

Karl : Je saurai bien te prouver que j’ai raison. Quand tu auras intégré les Jeunesses Hitlériennes…

Rosa : C’est bizarre ce truc là. Moi, ça me fait peur…

Lotte : C’est surtout encore un moyen pour nous voler notre temps libre, oui !

Karl, exalté : Mais non, c’est formidable ! Enfin un endroit où on nous considère comme des adultes, enfin un endroit où règne l’ordre ! Dans cette société pourrie où les valeurs sont perverties, c’est un refuge qui finira par régénérer la société. Cette organisation paramilitaire est chargée de la formation de futurs surhommes aryens et de soldats prêts à servir loyalement le Troisième Reich. Quoi de mieux pour nous endurcir et nous rendre meilleurs ?

Helen : Des soldats !

Heinrich : On les intègre dès l’âge de dix ans pour en faire des machines à tuer !

Karl : La jeunesse doit apprendre à penser uniquement allemand et à agir en allemand. N’oubliez pas que nous sommes la race des seigneurs !

Greta : Et si, après, ça, il y a encore des rebelles, on les envoie au service du travail obligatoire.  

Rosa, bas à Hans : Ils récitent bien leur leçon !

Hans, bas : Ne dis pas cela. Karl est un type formidable. Ses idées sont vraiment intéressantes, tu verras. (Fort :) Allez, on sort ! Qui vient ?

Lotte, sous le charme de Karl : Attends, ça m’intéresse, ce que raconte Karl. Qu’est-ce qu’on y fait, concrètement, dans ces groupements ?

Hans, impatient : Tu le sauras bien assez tôt. De toute façon, c’est obligatoire.

Karl : L’entraînement physique et militaire est primordial…

Hans : Bon, nous, on y va ! (Il sort avec Rosa)

Karl : On apprend le maniement des armes, le développement de la force physique, la stratégie militaire. On fait aussi des travaux d’intérêt général.

Heinrich : Une main d’œuvre gratuite, en somme !

Karl : C’est de l’apprentissage. En plus, cela forge le caractère et l’esprit civique.

Lotte : C’est vrai. C’est une bonne méthode. Quand on voit comment se comportent certains gamins !

Karl, triomphant: Exactement ! … Enfin, nous avons des cours de sociologie.

Lotte : De sociologie ?

Heinrich : Un endoctrinement antisémite, si tu préfères.

Karl, explosant : Je te trouve bien virulent ! Tu n’aurais pas du sang juif, par hasard, pour défendre ainsi cette engeance ?

Heinrich : Non. Mais cela ne change rien à l’affaire…

Karl, menaçant : Méfie-toi. Bientôt, on ne pourra heureusement plus tenir ce genre de discours.

Helen : Calmez-vous ! (Détournant la conversation :) Tu es dans quelle école Greta ?

Greta : La même que toi. Je t’ai vue à la pause déjeuner.

Helen : Ah…

Greta : Je n’aime pas l’école. On apprend que des choses inutiles. Je préfère le BDM.

Helen : Ah…

Karl : Explique un peu ce qu’est le BDM, Greta.

Greta : On apprend à se comporter comme des femmes.

Lotte : Euh… C'est-à-dire ?

Greta : Savoir manier l’aiguille, cuisiner efficacement, être une maîtresse de maison accomplie !

Heinrich : Et réfléchir, on vous l’apprend aussi ?

Greta : Oh, pas besoin. Le rôle de la femme allemande est simple : encourager son mari à servir le Reich et faire des enfants qui, à leur tour, iront servir le Führer dans son dessein.

Helen : C’est complètement réducteur.

Lotte : Moi, ça me conviendrait assez. Tant qu’on ne me demande pas de retenir des choses compliquées… Et si en plus, je peux éviter d’avoir à travailler pour gagner ma vie…

Heinrich : Comment une femme moderne peut parler ainsi ?! De nos jours, grâce au progrès technique et social, on est en mesure de prendre en main notre destin. Ce serait une régression que de confier notre vie à  une idéologie !

Greta : Moi, je trouve ça reposant. Et tellement sécurisant !

Karl : De toute façon, vous n’avez pas grand-chose à dire et la contestation ne vous mènera à rien. Je vous rappelle que l’Autriche a voté son rattachement à l’Allemagne par un référendum accepté à 99% !

Heinrich : Et les puissances occidentales ont accepté cette annexion. Je sais, inutile de remuer le couteau dans la plaie.

Noir.

Lumière sur Werner et Otto.

Werner : Hans et Heinrich ont intégré les Jeunesses hitlériennes et Helen est allé au BDM.

Otto : Ils n’auraient pas dû accepter d’y aller !

Werner : Ils n’ont pas eu le choix.

Otto : Quand même ! Il fallait se révolter ! Tout le monde sait que les idées nazies sont complètement folles !

Werner : A l’époque, on ne s’en rendait pas bien compte. Moi qui ne m’intéressais pas à la politique, j’ai mis du temps à réaliser dans quel engrenage le pays s’était engagé.

Helen parait sur le pas de la porte.

Werner : Viens Helen.

Helen : Ici !… Comment avez-vous pu oser…

Werner : J’ai besoin de toi pour retrouver mes souvenirs.

Helen : Mais moi, je ne veux pas me souvenir.  

Werner : Helen. Il est temps d’arrêter de fermer les yeux, tu ne crois pas ?

Helen : Otto est trop jeune. Et puis, ce n’est pas le moment. Greta le cherche.

Werner : Nous avons bien un peu de temps, avant la cérémonie…

Otto : Je ne suis pas trop jeune. Ça fait des années que je vis avec le poids d’une histoire que je ne connais pas. Jamais un mot sur mon père. Et si par malheur, une allusion vous échappe, alors tout le monde se raidit, se regarde d’un air entendu, et ferme la porte à toute question. Et moi, depuis toujours, je vis avec ces doigts pointés sur moi qui disent « C’est son fils ! ». Mais je ne sais pas de qui je suis le fils !

Werner : Pardon, Otto, nous aurions dû te parler plus tôt.

Helen se laisse glisser à terre et prend sa tête dans ses mains.

Otto : Helen, tu es allée au BDM avec Maman.

Helen, avec un soupir : Oui. Mais moi, je n’aimais pas beaucoup cela. Surtout que ma meilleure amie ne pouvait pas y aller…

Otto : Pourquoi ?

Helen : Judith était juive ; et les juifs n’avaient le droit de rien. Hitler prenait sans cesse de nouvelles mesures contre eux. Remarque pour le BDM, c’était plutôt une chance !… La situation est devenue vraiment grave à partir de la Nuit de Cristal en novembre 1939. Cette nuit là, les Nazis ont pillé les magasins juifs, les maisons juives, ils ont brûlé les lieux de culte ainsi que les livres religieux… Certains ont même été jusqu’à blesser et tuer des juifs.

Werner : Et ensuite, ils ont taxé la communauté juive d’une énorme amende pour cause de tapage nocturne !

Helen : Le magasin du père de Judith a été détruit. Mais il a eu de la chance, en quelque sorte…

La lumière baisse sur eux tandis qu’Helen rejoint Judith sur le canapé.


5. Novembre 1939

Helen et Judith discutent sur le canapé.

Judith : De toute façon, après la destruction du magasin, mon père ne pouvait plus espérer remonter un dépôt d’antiquité. Il n’a plus le droit de diriger d’entreprise.

Helen : Finalement, cet emploi d’ouvrier à l’usine de munitions est une bénédiction pour ta famille.

Judith : Oui. Quelle drôle de vie nous menons depuis que les Allemands sont arrivés ! Dire que c’était il y a à peine un an ! A l’époque, on disait que la situation n’était pas brillante, et que ça ne pouvait pas être pire… Quelle ironie ! Enfin, maintenant, on va remonter la pente, c’est sûr. 

Helen : J’espère. Mais quand j’entends parler Hans, j’ai l’impression que les choses risquent d’empirer pour vous.

Judith : Au fait, tu as vu ma nouvelle carte d’identité ? (Elle sort le document) Il y a le « J » et « Sarah », mon nouveau nom. Le même pour toutes les femmes juives. Pour les hommes, c’est « Israël ».

Helen : C’est amusant…

Judith : Oui. Visiblement, l’administration a du temps à perdre. Je me demande ce que les Nazis pourront encore inventer…

Helen : Ils ont l’air de déborder d’imagination !

Silence.

Judith : Regarde. (Elle enlève le pendentif qu’elle a autour du cou)

Helen : Il est très joli.

Judith : C’était à ma grand’mère. Prends-le.

Helen : Mais non, garde-le. Il est à toi.

Judith : J’aimerais que tu en prennes soin.

Helen : Mais…

Judith : Nous avons dû donner tous nos objets en or ou en argent, mais je n’ai pas eu le cœur de me séparer de ce pendentif. (Elle attache le pendentif autour du cou de Helen)

Helen : Qu’est-ce que tu fais ?

Judith : Ne t’inquiète pas, il est totalement anodin. Pas le moindre symbole juif. Je compte sur toi…

Greta entre.

Greta, ignorant délibérément Judith : Bonjour, Helen.

Helen : Bonjour Greta.

Judith : Bonjour.

Greta : Ton oncle m’a dit que je pouvais monter.

Helen : Bien sûr. Je discutais avec Judith. Son père a retrouvé du travail.

Greta : Je venais te demander si tu pouvais me prêter ton édition de l’« Odyssée » d’Homère.

Helen : Pas de problème.

Greta : Tu as un joli pendentif. (Soupçonneuse :) Il est bien à toi ?

Helen : Bien sûr, il appartenait à ma grand-mère.

Greta : J’aime mieux ça. (A l’intention de Judith, mais sans la regarder) Les juifs n’ont pas le droit d’avoir des bijoux en or ou en argent. J’ai acheté des bonbons en venant. Tu en veux ? (Elle lui passe le sachet)

Helen : Oui, merci. (Elle se sert puis  passe le sachet à Judith)

Greta, interceptant le sachet : Tu as fini tes devoirs ?

Helen : Non. J’attends Rosa pour ma leçon de mathématiques.

Judith : Je vais vous laisser.

Greta : C’est cela.

Helen : Non, attends…

Judith sort précipitamment.

Greta : Tu la reçois chez toi ?

Helen : C’est mon amie !

Greta : C’est une juive. Il faut se méfier des juifs. Mon père m’a dit que le parti nazi cherchait des moyens pour faire disparaître cette race.

Helen : Quelle horreur !

Greta : Pourquoi ? C’est comme les rats : il faut les exterminer avant qu’ils ne grignotent tout chez nous.

Helen : Mais…

Greta : Méfie-toi. Tu es en train de te faire manipuler.

Helen, ironique : Qui manipule qui, aujourd’hui ?

Rosa entre.

Rosa : Bonjour Helen, bonjour Greta.

Helen et Greta : Bonjour, Rosa.

Greta : On ne te voit guère aux Jeunesses Hitlériennes !

Rosa : Je suis… dispensée.

Greta : Dispensée ?

Helen : Désolée, Greta, mais il faut que je travaille. Tiens, voilà l’« Odyssée ».

Greta : Ah ! Merci, mais…

On entend Heinrich et Hans approcher.

Hans : Ecoute-moi, Heinrich !

Heinrich : Fiche-moi la paix ! Tu deviens comme eux !

Heinrich entre, suivi de Hans. Ils portent l’uniforme des Jeunesses Hitlériennes.

Heinrich : Bonjour.

Helen et Rosa : Bonjour.

Greta : Bonjour, Hans !

Hans : Bonjour, Greta. Ça va ?

Greta : Ça va. Tu viens manger à la maison, ce soir ?

Hans : Oui, Karl m’a invité.

Greta : Alors à tout à l’heure.

Elle sort.

Rosa, avec un ton et un regard appuyé. : Bonjour, Hans.

Hans, entre ses dents : Bonjour, Rosa. (Il lui tourne le dos)

Rosa : Toujours collé avec les Gautzer, à ce que je vois !

Hans, l’ignorant : Heinrich, écoute moi.

Rosa : Viens, Helen. Nous allons nous installer dans ta chambre.

Helen : Mais…

Rosa est déjà sortie.

Helen, étonnée : Hans ?

Hans : Dépêche-toi. Rosa t’attend.

Helen n’y comprend rien. Elle sort.

Heinrich : Rosa et toi, c’est fini ?

Hans : Disons que ça se termine.

Heinrich : Ne me dit pas que c’est à cause de…

Hans, l’interrompant : Ça ne regarde que nous !

Heinrich : Bien, bien…

Hans : Je vais essayer de te sortir de là. Les Jeunesses Hitlériennes, ce n’est vraiment pas ton truc.

Heinrich : C’est le moins qu’on puisse dire ! Comment tu vas faire ?

Hans : Je vais tenter de convaincre le père de Karl. C’est lui qui dirige toutes les organisations pour la jeunesse. Je sais qu’il m’aime bien.

Heinrich : Tout le monde t’aime bien, Hans. Ça a toujours été comme ça. Mais fais attention à toi.

Hans : Je ne risque rien.

Heinrich : Si. Tu es en train de devenir comme eux.

Hans : Et toi, ne sois pas aussi intransigeant. Tu dois arrêter de dénigrer tout ce que les nazis disent, et en particulier Karl. Tu passes pour un contestataire. C’est normal qu’ils n’aient pas envie de te faire de cadeau. Estime-toi heureux qu’ils ne t’aient pas envoyé dans un camp de redressement.

Heinrich : Pour que j’en crève. Ça les arrangerait bien, eux qui ne veulent garder que les meilleurs.

Hans : Tu ne crois pas si bien dire. D’ailleurs, ils n’ont pas tort. Si on veut une société efficace, il faut supprimer les plus faibles. C’est logique.

Heinrich : Donc supprimer des gens comme moi. Mais je n’ai pas choisi, moi, d’être asthmatique.

Hans : Je le sais bien, mais ça ne change rien à la logique des choses. Enfin, toi, c’est différent.

Heinrich : Pourquoi ?

Hans : Parce que tu es intelligent.

Heinrich : Tes amis nazis s’en moquent. Ils veulent du muscle ! … Bon, alors, qu’est-ce que tu vas lui dire, au père de Karl ?

Hans : Je vais prétexter ton asthme. D’ailleurs, ce n’est pas un prétexte, c’est la vérité. Tu ne peux pas continuer comme ça. Tu termines les entraînements complètement lessivé. Tu as perdu je ne sais combien de kilos... Mais je ne te promets rien. En contrepartie, fais profil bas au lycée.

Heinrich : Je serai bien obligé : je vais passer pour un sous-homme si je ne vais plus aux Jeunesses Hitlériennes. Ou pire encore de nos jours, pour un juif ! Les élèves vont m’en faire voir de toutes les couleurs, je les vois venir… Même les  professeurs vont s’y mettre !

Hans : Tu exagères !

Heinrich : Pas du tout. Regarde Rosa : elle n’est qu’un quart juive, par ses arrière grands-parents. Eh bien, elle est interdite de BDM. Elle est systématiquement saquée par les professeurs. Vraisemblablement, elle ne pourra pas poursuivre ses études. Et pourtant, c’est une bonne élève.

Hans : Elle ne pense qu’à s’amuser !

Heinrich : Arrête ! Tu sais aussi bien que moi – et même mieux que moi – que ça ne l’empêche pas de travailler. Les nazis se moquent de la valeur des gens ; ils la mesurent à leur arbre généalogique ! Pour un peu qu’on ait du sang juif, c’est la fin d’une vie « normale » ! Tiens, par exemple, les parents de Rosa ont dû rendre la prime qu’ils avaient touchée lorsque Dieter, son grand frère, s’est engagé. C’est un voisin qui les a signalés. Les nazis ont réclamé l’argent aux parents, mais ils ont gardé leur fils dans l’armée. Simplement parce qu’il est un quart juif. Un quart juif ! Tu te rends compte. Les parents de Rosa ignoraient qu’ils avaient du sang juif, ce n’est même pas leur religion, et on les accable de tous les maux !

Hans : Toi, ce n’est pas pareil. Tu n’as pas de sang juif.

Heinrich, ironique : Je suis malade, c’est beaucoup mieux, c’est sûr !

Hans : Tu vois, tu continues ! Arrête ce mauvais esprit, sinon tu vas finir dans les camps de travail !

Silence.

Heinrich : L’histoire prend une drôle de tournure. Je pensais qu’un régime fondé sur une idéologie aussi primaire et inhumaine ne tarderait pas à s’effondrer, et c’est exactement le contraire qui est en train de se passer.

Hans : « Idéologie primaire et inhumaine » ! Tu n’as donc rien compris au message du Führer !

Heinrich, ironique : Ça doit être ça… C’est tout de même incroyable. Tous les pays tombent sous la coupe d’Hitler les uns après les autres. Il y a d’abord eu nous - c’était facile, on lui a ouvert les bras. Et maintenant, cette guerre éclair depuis septembre…

Hans : La Pologne conquise en vingt-huit jours, c’est une grande victoire !

Heinrich : Oui, partagée entre Allemands et Soviétiques ! C’est écoeurant… Mais à mon avis, ce pacte ne durera pas longtemps. L’URSS a attaqué la Finlande, tu le savais ?

Hans : Non. Je sais juste que la situation s’enlise à l’Ouest. Les Alliés ne veulent pas de cette guerre, surtout les français. On n’en fera qu’une bouchée.

Heinrich : Tu seras bientôt mobilisable. Que comptes-tu faire ?

Hans : M’engager, bien sûr. Les études, ça n’a jamais été mon fort.

Heinrich : L’autre jour, j’ai cru entendre Karl essayer de te convaincre de passer l’Abitur.

Hans : Oui. Il a peut-être raison. On fait beaucoup plus de choses avec un diplôme en poche.

Heinrich : Pour une fois, il n’a pas tort. Réfléchis-y, je n’ai pas envie que tu ailles te faire tuer pour cette cause pourrie !

Hans : Je verrai… Bon, je vais parler au père de Karl.

Heinrich : Pourquoi tu fais ça pour moi ?

Hans : Tu es mon frère, non ?

Heinrich : Je ne suis pas ton frère.

Hans : Alors disons que… je t’aime bien !

Il sort.

Noir sur Heinrich.

Lumière sur Werner, Otto et Helen.

Otto : C’est étrange…

Helen : Les idées nazies commençaient à prendre possession du jugement de Hans.

Otto : Mais il voulait quand même aider Heinrich.

Werner : Oui. Parce que… quelque part, il admirait Heinrich.

Helen : Six mois plus tard, on ne pouvait plus se comprendre… En juin 1940, la France signait l’armistice. Avec en plus le Danemark, la Norvège, les Pays Bas et le Luxembourg, le Reich était en train de devenir immense.

La lumière baisse sur eux et monte sur le bureau.

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