La Maison Verte
flono
La Maison Verte
Le silence. C'est ce que je ressens le plus alors que je passe pour la dernière fois dans les grandes pièces de la Maison Verte. Je me souviens de la première fois où je l'ai vue, cette maison. J'étais alors une jeune mariée. J'avais tout juste vingt quatre ans et j'étais si heureuse. Je venais d'épouser un homme charmant que j'aimais follement, et nous venions nous installer dans cette maison qui appartenait à sa famille. Je ne leur avais jamais rendu visite avant notre mariage, je n'avais donc jamais vu cette maison qui allait être la mienne pendant plusieurs décennies. Et pour moi, qui venais d'un milieu modeste, elle m'est apparue comme un château de conte de fée. La vue de cette magnifique demeure ancienne couverte de lierre d'un vert incroyable m'a emplie de joie. Comme j'ai eu hâte d'y entrer et de m'y installer ! Comme j'ai eu hâte d'y commencer ma nouvelle vie, notre nouvelle vie ! Malheureusement, l'intérieur était aussi glacial que l'extérieur magnifique. Et je ne fais pas simplement allusion à la température. Ces grandes pièces avec ces hauts plafonds et ces vieux meubles abîmés, et ma belle-famille, aussi froide que la maison.
Mon beau-père était un homme de taille moyenne, déjà recourbé par les années quand je l'ai connu. Ses cheveux grisonnants s'étalaient en lignes fines depuis son front, qu'il avait très grand, vers l'arrière de son crâne. Quand je le croisais à l'intérieur de la maison, il ne m'adressait que peu de mots. Son visage semblait fermé, ses yeux fuyant les miens. Dans le jardin de la propriété, il était par contre avenant et jovial, les cheveux joyeusement emmêles par le vent. Il aimait me montrer ses dernières plantations, me demandait mon avis sur une nouvelle rose ou sur le jeune lilas, me faisait goûter des cerises ou des fraises. Mais les couleurs vives de ces fleurs et de ces fruits ne semblaient pas pouvoir passer la porte d'entrée sans se parer d'un voile.
Ma belle-mère, trop brune pour son âge, était une femme petite et mince. Elle tenait les rênes de la maisonnée et il n'était pas question de s'y opposer. Ses paroles ressemblaient souvent à des ordres. Il n'y avait pas de discussion possible : vous devez cuire le rôti de cette façon-là et pas autrement, vous devez commencer à faire la poussière dans telle pièce et pas une autre. Depuis combien de temps vivait-elle là ? Je n'en suis pas sûre, je crois que je n'ai jamais osé demander, même à mon mari. Mais sa place était là, et pas ailleurs. Parfois, dans mon esprit, la maison et elle se confondaient, elles ne faisaient plus qu'un. Sans doute parce qu'elle était toujours là, arrivant discrètement dans une pièce comme si elle ne l'avait jamais quittée, présence envahissante et discrète à la fois, présence silencieuse et sombre comme la robe de deuil qu'elle n'avait jamais quittée après le décès d'un de ses enfants. Était-ce cette disparition qui la retenait ainsi dans ces lieux ? Car en effet, maintenant que j'y repense, je n'ai pas de souvenir d'elle à l'extérieur de la maison.
Le comportement de mon époux était également différent à l'intérieur de ces grandes pièces. Je ne m'en aperçu pas tout de suite, toute à mon nouveau bonheur. Mais bientôt, je remarquais qu'il souriait moins quand il me regardait depuis l'entrée de la cuisine et qu'il parlait peu, assis à la grande table de la salle à manger. Je repensais alors à notre lune de miel, une croisière des plus romantiques. A table avec les autres voyageurs, il menait alors la conversation avec intelligence et décontraction. Quand nous nous retrouvions seuls, son visage s'illuminait encore plus que celui de la jeune mariée que j'étais.
Pendant toutes ces années où j'ai vécu ici, cette impression de froideur ne m'a jamais quittée. Même avec la naissance des enfants, un garçon puis une fille, rapidement envoyés au pensionnat, et dont les rires enfantins ne réussirent qu'un instant à chasser la mélancolie de ce lieu. Ni même avec la mort de mes beaux-parents après quoi j'ai réussi à persuader mon mari de changer la décoration. En l'absence de ma belle-mère, demeuraient ici la froideur et la dureté que j'avais crus venir d'elle. Les meubles modernes et les nouvelles tapisseries et peintures, passé l'attrait de la nouveauté, ne réussirent pas à réveiller la maison. Non, rien n'y a fait. La Maison Verte est comme cela, triste et froide. Est-ce pour cela que les enfants venaient si peu nous voir ? Est-ce pour cela que nos petits-enfants, durant leurs rares visites, étaient plus souvent à jouer dehors, même en hiver ? Oui, la Maison Verte est triste et froide, comme la mort qui est venue me chercher ce matin, dans cette chambre où j'ai dormi pendant cinquante trois ans. Avant de partir rejoindre mon cher époux, je reviens dans ces pièces que je connais par cœur. Je sors de la chambre et descends l'escalier. Pour la première fois, il ne craque pas sous mes pas. Je vais à droite pour rejoindre la cuisine encombrée de casseroles d'un autre temps, puis je traverse à nouveau le couloir et je passe par le petit salon pour rejoindre la grande salle à manger ornée de l'imposante table familiale. Finalement, je devais l'aimer cette maison, pour y être restée même après la mort de mon mari. Je regarde les photos de mes enfants et de mes petits-enfants posées sur des meubles ou des étagères. J'ai l'impression qu'ils me voient comme je vois cette maison. Au fil des ans, serais-je devenue comme la Maison Verte ? Est-ce le souvenir qu'ils garderont de moi : une vieille femme froide et triste ? Je passe dans chaque pièce. Les objets semblent figés pour l'éternité. Pour la dernière fois, je passe la porte d'entrée. Et pour la dernière fois, je me retourne pour voir la maison. Je la vois avec mes yeux de jeune mariée. Mais le lierre n'est plus là. Ils l'ont fait enlever. Ce n'est pas la maison qui est figée, c'est moi, pour l'éternité.