La malédiction des chevaliers
Anneloup Roncin
PROLOGUE
La terreur empoigna le cœur du jeune homme. A seulement huit ans, il savait que la douleur qui l'empoignait était la plus grande qu'un homme puisse ressentir. Rien, absolument rien, ne pouvait atténuer sa peine. Il se sentait perdre le contrôle, ses mains affolées, ses yeux égarés, ses paroles incohérentes. Il devint insolant, refusa le dîner, ne croisa le regard de personne. Même son frère, si chéri d'ordinaire, ne put l'approcher sans s'attirer un écoulement de paroles dont il ne pouvait comprendre le sens. Myriem faisait étalage de sa peine, non par choix mais par nécessité. Il se sentait couler sans abri pour le réchauffer, sans perche pour le sauver. Il savait devoir patienter, il savait que peut-être, peut-être cela s'arrangerait.
Quelques heures, quelques jours et le mot se dispersa dans la maisonnée. Ni les serviteurs, ni ses frères et sœurs, ni ses amis ni ses maîtres ne purent tirer quoi que ce soit de lui, tant ses pensées étaient dirigées vers cette impossible réalité. Il essaya pourtant, ne faisait pas preuve de mauvaise volonté. Seulement, chaque détail de la vie, chaque odeur, chaque son et chaque sourire ou pleur lui rappelait ce qu'il avait perdu, ce qu'il avait dû poser de côté. Myriem ne souffrait plus, il ne ressentait plus rien. Seule cette léthargie l'envahissait, recouvrant son cœur de soie dorée. Il savait ne pouvoir continuer ainsi. Son père en voyage ignorait encore son attitude, mais il ne manquerait pas, en rentrant, de le rudoyer pour son comportement. Mais non, rien n'y faisait, le monde avait disparu à ses yeux, non mort ou éteint, seulement absent, comme si lui-même évoluait de son propre côté du rideau, seul et invisible. Il tenta de se distraire, de porter son attention ailleurs, mais cela lui semblait une trahison. Il passa alors ses journées à marcher, au soleil, sous la pluie, dans le vent. Il marcha, chanta sa douleur, parla sans que personne ne l'entoure. La communauté de la petite ville commença à l'éviter, craignant ses murmures leur semblant des malédictions, tant son regard était sombre et vacillant. Enfin, on le cloîtra, craignant pour sa santé. Il se mit alors à tourner à rond, à ne plus bouger, à ne plus parler sauf de ce sujet qui l'étouffait, et que personne ne comprenait. Ce n'est qu'après un temps infiniment long qu'une carriole arriva et que, plein d'espoir, Myriem s'y rua, les yeux pétillants, le rire dans la gorge et des larmes de soulagement sur les joues. Enfin, enfin on lui amenait la suite de ce livre dont la fin l'avait tant chagriné. Enfin, il allait pouvoir renouer avec ces personnages et leurs épopées, sans ce mystère insupportable de la page absente. Et Myriem redevint lui-même, termina son livre et retourna à ses taches, connaissant le mécontentement de son entourage. Mais il ne pouvait l'empêcher et ils le savaient, ce genre de crise survenant plusieurs fois l'année. Il était différent mais aimé, aimé mais incompris. Cette dernière écartade l'éloigna davantage des autres jeunes gens qui craignaient son étrangeté. Mais rien de tout cela n'importait à Myriem, tant que le fou n'était pas mort.