La Manchette ou la tour de papier

Gilbert Libé

Un frère et une sœur, Paul et Margot entassent des journaux du monde entier dans une immense tour héritée de leur père Henri Liebmann, magnat de la presse et collectionneur invétéré du moindre quotidien.

Cette tour de papier est leur seul univers, rythmé par les livraisons régulières et incessantes des journaux et la gestion de la collection étage par étage, jour après jour, heure par heure. Elle se remplie inexorablement et se referme sur les deux protagonistes. 

Paul et Margot, installés depuis leur enfance dans une relation complice et complexe à la fois, sont victimes de conflits de plus en plus rapprochés, générés par la pression physique et psychologique qu’exerce sur eux l’envahissement progressif des journaux.

L’arrivée au dernier étage annonce l’inévitable issue de cette course infernale où l’amoncellement du papier rime avec l’accumulation des rancoeurs et des règlements de compte…
Un couple de concierges témoin de cette perdition sert de lien avec l’extérieur en se chargeant de l’intendance et du ravitaillement du couple.

Le texte intégral est disponible sous la forme papier ou numérique sur :

http://www.edilivre.com/doc/20281/La-manchette_ou-La-tour-de-papier/Gilbert-Libe

Extrait :

1 

 Le plateau est dans une lumière tamisée où l'on voit nettement l'éclairage d'un frigo "style années 50", porte grande ouverte et une énorme mappemonde éclairée de l'intérieur.

Dans la pièce, on voit  des quantités de journaux posés ça et là dans un désordre apparent. Dans un coin est disposé une sorte de canapé-lit convertible avec dessus des coussins. On distingue une porte côté cour et une autre, côté jardin.

Margot se prépare à sortir, elle s'apprête, se maquille et ajuste sa robe, puis en attendant, se met à lire assise sur le canapé. Un seau à champagne trône sur une table posée là comme par erreur, pendant tout ce temps, on entend la chanson "les petits papiers". La musique jouera quand le public entrera dans la salle, puis diminuera en intensité jusqu'à ce que la lumière ait été faite sur le plateau.

MARGOT :

La porte est ouverte !

PAUL :  ( en off)

Sortie de secours.

MARGOT :

Ah bon  ?

PAUL :  (entrant en scène vêtu d'un smoking, cheveux plaqués, pieds nus sans chaussettes, il essaie en vain de faire son nœud de cravate) Bien sûr, l’issue de secours !

MARGOT :

T'as raison, il faut résister sur vingt étages, ravitailler tous les vingt paliers.

PAUL :

Mais non, s'organiser, c'est tout.

MARGOT :

Mais l'intendance ne suit pas, elle ne suit jamais.

PAUL :

Ici c'est l'avant poste sur le front de l'édition.

MARGOT :

En dessous c'est les retranchements, la garnison, les stocks, alors ?

PAUL :

Et au dessus, c'est la terre promise, le paradis artificiel sous presse.

MARGOT :

 Quel joli champ de bataille. N'empêche que la porte est encore ouverte et que dans peu de temps plus rien ne sera mangeable.

PAUL :

Peu importe, le ravitaillement arrive.

MARGOT :

Et tu as pensé à la suite.

PAUL :

Quelle suite ?

MARGOT :

Demain, l’avenir… Habille-toi, on est en retard (elle va fermer le frigo)

PAUL :   

Le temps ne compte plus.. On est réglé sur l'éditorial, l’exclusivité, la dernière minute. (Il abandonne son nœud de cravate sur le canapé)

MARGOT :

Il y a urgence justement. (Elle récupère le nœud)

PAUL :

Ils peuvent patienter. On a bien attendu, nous.

MARGOT :

Sers-moi un verre, tu veux. (Elle fait un nœud de cravate sur elle)

PAUL :

Tu sais faire ça toi ? (il débouche la bouteille et sert 2 coupes)

MARGOT :

Bien sûr !

PAUL :

Comment tu me trouves ? (un temps) Tendance ? Guindé ? Jeune bourge endimanché ?

MARGOT :

Non rien de tout cela.

PAUL :

Dis-moi ! 

MARGOT :

Tu es toi, c’est tout.

PAUL :

Et ce moi, il est comment ? Il te plait ?

MARGOT :   

A qui ? Comment je peux savoir ?

PAUL :

Comme une femme peut ressentir pour un homme.

MARGOT :

Et moi ? Je te plais ?

PAUL :

Ta robe... (il esquisse une grimace)

MARGOT :

Ah !...Je vois.

PAUL :

Oui, autant que tu le dis.

MARGOT :

Tu aurais pu m'en parler.

PAUL :

J'ai essayé. Mais C’est délicat, quand tu ranges…

MARGOT :

Tu sais que je n'aime pas être dérangée. Tu le sais.

PAUL :

Oui, je le sais... (il lui tend son verre) Tu ne rangeais pas, tu classais, tu triais. Pas des gravures de mode !

MARGOT :

Il ne faut pas perturber ma concentration. On me laisse faire, on me fout la paix ! L’étage « politique mondiale » est presque terminé.

PAUL :

Et l’étage Société… Mode. C’est qui ?

MARGOT, le toisant du regard. Elle vide son verre d’un trait.

PAUL :

Bon ! Je peux récupérer mon nœud ? (il lui retire le nœud de cravate du cou et sort)

MARGOT se regarde comme elle peut dans la fenêtre et entreprend de se réajuster.

PAUL : (off)

La dernière fois que je l’ai mis c’était à l’enterrement…

MARGOT : (elle passe des bas résille)

On peut dire que les enterrements, ça t'inspire. Sophie aussi t’inspirait… !

PAUL : (off)

LA Sophie de l’enterrement ? Celle avec la voilette et les bas noirs ?

MARGOT :

Pourtant elle n’était pas dans son meilleur jour.

PAUL : (revenant en scène, la cravate en place)

Noir sur blanc par temps gris, ça lui allait bien. Et puis, j'y peux rien moi, les bas noirs ça m'excite.

MARGOT :

Tu as toujours aimé le noir.

PAUL :

La pluie, le ciel bas, les parapluies, le vent glacé dans les cyprès, les officiels transis , trempés et le rabbin dans la tourmente, la barbe au vent et les pieds dans la boue ! C'était si triste et morne que s'en était beau.

MARGOT :

Une pie parmi les corbeaux !

PAUL : (il retrouve ses chaussettes dans le canapé)

Sophie était là, elle apportait la touche de charme, la ......

MARGOT :

...La note de gaieté !

PAUL : (il enfile ses chaussettes)

Oui, la vie, parmi tous ces charognards, ces bouffe-médias. Sophie… (songeur) Elle avait la même robe que toi …

A SUIVRE.

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