La mémoire des gestes

Françoise Vassort

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         LA MÉMOIRE DES GESTES

 

 

 

 

 

*

 

 

 

 

 

 

 

 

                                     Françoise Vassort

 

 

 

 

 

 

Ma vie a débuté lorsque ce train est entré en gare de Bruxelles, le 8 novembre 2009  à 15h37,  et, en douceur, a stoppé ses machines.

Avant, rien, le vide absolu, mes souvenirs datent de cet instant. 

Et, dans le flou d’une conscience épaisse, à la seconde même,  la terreur.

-          Madame, Madame, réveillez-vous ! Nous sommes arrivés, ceci est une gare terminus, il faut descendre, réveillez-vous !

Quelqu’un me touche le bras, doucement d’abord, ensuite me secoue l’épaule avec insistance … Je crois rêver, mais la sensation s’accentue.

-          Madame ! Il faut descendre !

Je suis comme prisonnière ’une épaisse couche de coton dont  je ne parviens pas à me libérer. Je ne peux pas ouvrir les yeux,  encore moins me mettre debout, me mouvoir semble impossible.

Le personnage s’obstine. A présent, il me secoue sans ménagements. Je n’ai plus le choix,  mon œil droit me prévient : un uniforme ! Où suis-je ? J’émerge enfin dans une bouffée de colère.

 

-          Qu’est-ce que vous me voulez ? 

-          Nous sommes arrivés à Bruxelles Madame, ce train ne va pas plus loin, vous devez descendre.

Je suis dans un train ? Qu’est-ce que je fais dans un train ?

Ahurie, je regarde autour de moi, je suis effectivement dans un wagon de chemin de fer vide.  Je ne comprends rien, si ce n’est qu’il faut que je réagisse,  cet homme  s’impatiente, il ne me lâchera pas. Je me lève comme une somnambule, c’est tout juste si je tiens debout. Son regard indique qu’il n’apprécie pas et il  s’éloigne sur un dernier :

-          En tous cas, vous descendez ou je vais chercher la sécurité !

Il n’y a plus personne sur le quai. A trois mètres, un escalator, je pose le pied sur deux marches  à la fois,  je perds l’équilibre et me rattrape de justesse … Me voilà, un étage plus bas,  dans un hall immense, la « salle des pas perdus » sans doute, comme dans toutes les gares.

Mais qu’est-ce que je fais là ?  Qui m’a amenée ici ?   Où suis-je montée dans ce train et  pourquoi ? Un homme en uniforme est descendu derrière moi, ce n’est pas celui qui m’a harcelée, il a l’air plus affable. 

 

-          Monsieur, je viens de descendre du train qui est arrivé  là,  sur ce quai, pouvez-vous me dire d’où il vient ?

-          Vous venez d’arriver et vous ne savez pas d’où vous venez ?

-          Non,  je sais, cela paraît bizarre,  mais répondez – moi !

-          Ce train vient de Marseille…Lyon, Paris et Bruxelles …..  Où êtes-vous montée ?

 

Je lui tourne le dos sans répondre  et je m’éloigne précipitamment. Son visage, de prime abord ouvert, s’est instantanément refermé pour faire place à un air soupçonneux qui alimente la panique qui me tord le ventre.

Suis-je devenue folle ? Je ne connais pas cette gare.  J’ai beau regarder de tous côtés, je ne vois que des lieux inconnus.

Inconnus ces bars, ces snacks,  ces  marchands de journaux, de chocolats, de parfums,  ce fleuriste.

Inconnu ce « point rencontre »,  entouré de vitres protectrices,  jamais entendu ce haut parleur qui annonce les départs. Je tourne en rond.

Je pleure, et je me rends compte que je geins… Les gens me regardent et passent.  Mais que dois-je faire, à qui dois-je m’adresser, qui va me dire quelque chose de sensé ?  J’arpente cette gare de long en large,  presque au pas de course,  dans l’espoir de trouver … je ne sais quoi.

Enfin, épuisée, j’entre dans une salle d’attente et je m’assieds. Je n’ai plus de force, plus de jugement, plus rien qu’une respiration courte et un cœur qui me cogne dans les oreilles.

Si ce train vient de Marseille c’est là que je me trouvais, il y a quelques heures  encore.  A présent, je suis à Bruxelles, comment cela s’est-il fait ?

Je voudrais trouver quelqu’un qui me prenne par la main et me donne une explication claire de ce qui s’est passé.

Quelqu’un de gentil, qui me dirait  que ce n’est pas grave, que je vais me réveiller et tout comprendre, que c’est une farce, une farce idiote.  Que des amis, des parents,  vont surgir et m’embrasser en riant …

Mais personne ne surgit, personne ne me rassure et le temps passe. Je sors de cette salle et je reprends ma marche d’automate, de long en large dans ce hall de gare, d’une sortie à l’autre, et j’ai toujours aussi peur. Peur que l’homme auquel je me suis adressée n’aille signaler  à la police la présence de cette femme qui ne sait même pas d’où elle vient et dont la conduite est suspecte.

Je vois une troisième sortie et je fais alors le tour de la gare par l’extérieur. Il y a des tramways, des autobus, un métro, je ne reconnais rien. Soudain, je me tords le pied sur les pavés, j’ai mal. Il tombe une pluie fine et j’ai froid.  J’entre à nouveau dans le hall.

Je suis perdue voilà la vérité,  abandonnée dans un monde qui n’est pas le mien, où  je n’ai rien à faire, et où tout est étranger, gris  et laid.

Il faut que je fasse quelque chose, j’en suis sûre,  mais quoi ? Les larmes continuent de couler de mes yeux sans que je parvienne à en arrêter le flot.  Je fouille mes poches à la recherche d’un mouchoir.  J’en trouve un, et je déambule comme une idiote avec au cœur une angoisse qui me prive de sens commun.

La foule se presse, soit vers les quais, soit vers la sortie. Je retourne m’asseoir dans la salle d’attente, les gens me jettent des regards surpris, sans plus.

Maintenant, j’ai soif,  besoin de boire quelque chose tout de suite.

Je suis malade peut-être Oui, c’est cela,  je suis malade, et je meurs de soif.

Je me dirige vers le bar le plus proche, je m’attable, et  j’attends.  Il y a trop de lumière et la musique assourdissante m’agresse..

Autour de moi,  des gens. Je les regarde.  Là un couple parle bruyamment, on dirait qu’ils se disputent. L’homme est lourd,  ses traits sont grossiers. Il parle vite et pointe le doigt d’un air menaçant vers  la femme qui écoute, impavide. Les yeux fixés au sol et les mains crispées sur un vieux sac ridé.

A ma droite, à deux pas du bar,  un vieillard  est assis par terre. Il se roule une cigarette,  avec beaucoup de minutie, comme si s’était sa dernière.  C’est peut-être sa dernière.

A ses pieds dort un grand chien gris, sale et maigre. Sur le sol traîne un vieux  sac, une couverture roulée en boule et plusieurs bouteilles de bière vides.

Il pose sur moi des yeux liquides,  passe un coup de langue sur sa cigarette et l’allume religieusement.

Quelques tables plus  loin une famille, le père entre deux âges, un peu enveloppé la cravate de travers. La mère, très jeune,  le cheveu jaune et raide, deux enfants excités  jouent entre les rangées de chaises. L’homme  commande à la femme de les faire taire. A chaque injonction,  elle fait le même haussement d’épaules, le même geste d’impuissance.

Et aucun serveur ne vient prendre la commande, tout comme si je n’existais pas !

J’attends encore un long moment et je vois un homme se diriger vers le comptoir, commander un café, et ensuite le porter lui-même jusqu’à sa table.

J’ai compris, je me lève et j’y vais, mon sac sous le bras.

« Mon » sac ? Ah ! je découvre un sac à mains  accroché à mon bras droit…. et ce sac ne m’appartient pas ! Je suis certaine qu’il ne m’appartient pas, je ne l’ai même  jamais vu.  Il est en cuir rouge, je ne me souviens pas d’avoir jamais eu de sac rouge.

Je reviens m’asseoir… Je ne me souviens pas non plus d’avoir déjà ouvert ce sac, qui, j’insiste, ne m’appartient pas.

Mais il est là,  sur mes genoux,  et je n’en ai pas d’autre. 

Il est grand, avec un rabat, et sous le rabat, une fermeture à glissière. Je l’ouvre et j’en fais l’inventaire. Mes mains tremblent. Un poudrier, un tube de rouge à lèvres,  un porte monnaie et  un portefeuille,  rouges tous les deux.

Une pochette de mouchoirs en papier.  J’en ai encore besoin justement, mes larmes continuent de couler, rivière inutile.  J’ai l’impression de m’enfoncer dans de la glaise, de plus en plus profondément, une glaise épaisse et lourde qui va m’atteindre le cœur, et m’engloutir tout entière.

J’essaie de respirer profondément et je ferme les yeux un long moment. Puis je reprends l’inventaire du sac, un peigne, une paire de gants noirs, un trousseau de clefs, deux grandes et une petite, comme une clé de boîtes aux lettres.

Et aussi une enveloppe épaisse, en papier brun. Je l’ouvre,  elle est pleine d’argent !  J’ai entrevu des billets de 500  et de  200 euros.  Qu’est-ce que cela veut dire ?  Tout cet argent dans ce sac ! Convulsivement, je cache l’enveloppe dans une poche intérieure qui, elle aussi,   se ferme avec une glissière et qui est vide, mes mains tremblent. Je ne sais pas pourquoi la présence de ces billets  ajoute à mon angoisse. Dans le portefeuille il y a 50 euros et de la petite  monnaie.

J’ai la gorge si sèche que je ne peux plus déglutir, il faut que je boive quelque chose absolument

Je vais me commander deux thés au lait. Coup d’œil surpris de la serveuse qui voit que je suis seule, je paie et je reviens m’asseoir, toujours tétanisée.

Je bien compris que je me trouve à Bruxelles, mais  pourquoi Bruxelles, seule, sans bagage ?

Je n’en peux plus de ces questions sans réponse !

J’ouvre à nouveau le sac, recommence mon inventaire et je trouve un titre de transport « aller simple » Lyon – Bruxelles. Il est daté du 8 novembre 2009.

Je viens donc de Lyon et non de Marseille et nous sommes le 8 novembre.

Là,  maintenant,  tout de suite, j’aimerais pouvoir  hurler à pleins poumons, Je suis certaine que cela me soulagerait

Où étais-je hier ?  Ce matin encore,  j’étais à Lyon,  qu’est-ce que je faisais à Lyon ? J’y vivais peut-être ?  Mais alors,  pourquoi ai-je pris un train pour Bruxelles, et qui plus est, un aller simple !

Je n’avais donc pas l’intention de rentrer chez moi ?  Mais où est-ce chez moi ? Mystère… mystère partout.

Je bois les deux verres de thé et je reprends le sac et le portefeuille.

Dans une poche plastifiée,  une carte d’identité et un nom :  « Clémentine Mounier ». Ce nom me saute à la gorge. Si,  à cet instant, quelqu’un m’avait demandé de

décliner mon identité,  j’aurais été incapable de lui répondre.

Il n’est pas fait mention d’un nom d’épouse,  je suis donc Mademoiselle Mounier.

Par contre,  il y a une photo d’identité. Ainsi, cette femme, là, est sensée être moi ? Pour m’en assurer, il faudrait que je me voie dans une glace, celle du poudrier est petite, malgré tout je regarde et cela à l’air de correspondre ; des cheveux mi-longs, plutôt foncés, un visage rond, des yeux clairs… C’est donc bien moi …

Là,  je porte un manteau noir à col de fourrure, un pantalon de lainage,  noir aussi,   et un pull-over bleu pâle, à col roulé très souple et très doux ; et puis  des escarpins noirs, à talons assez hauts. 

Je reprends la carte d’identité : Clémentine Mounier, née à Aubenas /Ardèche – France, le 15 août 1972 célibataire. Ardèche, aucune adresse, je compare la date d’aujourd’hui avec celle de ma naissance et j’apprends que j’ai un peu plus de 37 ans.

Trente sept ans, complètement perdue dans une gare inconnue,  avec une envie de crier « au secours « !

Dans cette foule,  y a-t-il quelqu’un qui pourrait me dire ce que je fais dans cette ville, à boire du thé au milieu de gens inconnus, sans autre bagage que ce sac à mains bourré d’argent qui appartient à quelqu’un qui ne me rappelle rien, et qui est sensé être moi. Moi, qui ne sait rien,  plus rien,  ni qui sont mes parents, ni qui sont mes amis, ni même si j’en ai.

Et si j’étais folle ?  Devenue folle entre hier et aujourd’hui ?   Je l’étais déjà peut-être, je viens de m’échapper d’un asile ?  Ou je suis droguée, ou je l’ai été.

Ou alors, j’ai eu un accident, un choc émotionnel violent et j’ai perdu la mémoire.

Ces choses là arrivent. Je ne sais pas comment je le sais, mais je le sais.

Il n’y a peut-être pas lieu de s’affoler.  Si je suis née en Ardèche, j’y ai sans doute de la famille, des appuis, je vais pouvoir rentrer chez moi et « ils » vont me faire soigner.

J’ai quand même une tête qui fonctionne, si j’ai commandé spontanément du thé,  il faut croire que c’est parce que j’aime le thé.  J’ai du reste eu du plaisir à le boire, bien sucré et avec du lait.

Je sais que je suis à Bruxelles, qui est la capitale de la Belgique, et  je connais la valeur de l’argent, j’ai reconnu les billets.

J’ai vu que ce sont des euros qui est une monnaie récente,  et qu’il y a là une  somme importante ; il y a donc encore quelques cellules en état de fonctionnement dans ma pauvre tête.

Il m’est arrivé quelque chose. Un événement dont j’ignore la nature m’a fait perdre la mémoire et me conduire bizarrement.  Cela n’explique pas ma présence dans cette ville, mais je vais élucider tout cela, il faut simplement que je retrouve mon calme.

D’abord, reprendre un train en sens inverse, tout de suite,  retourner à Lyon, d’où je viens…

Non ! Aller à Aubenas, où je suis née. Il y a une mairie, des documents officiels, je dois bien avoir eu une famille.

Non ! Il faut d’abord reconstituer mon parcours au départ de Lyon.

Je  termine mon thé et me dirige vers le guichet des trains internationaux.

-          Monsieur, je dois repartir tout de suite pour  Lyon, quelle est l’heure du prochain train s’il vous plaît ?

-          Vous n’avez plus de train aujourd’hui,  le dernier est parti à 15h25.

-          Ah ! bon ?

-          Le prochain est à 9h25 demain matin.

-          Et si je veux absolument partir ce soir ?

-          En fait, vous n’avez plus de train direct pour Lyon.  Ce que vous pouvez faire, c’est prendre le prochain train pour Paris, loger sur place et de là, prendre le premier train du matin pour Lyon. Attendez, je vérifie

-          Non, c’est inutile, merci, je prendrai le train de 9h25 demain …

-          Il faut réserver Madame …….

Les mots du préposé ont couru derrière moi, je ne me suis pas retournée.

Je n’ai aucune envie de me retrouver dans un train vers une destination tout aussi inconnue. Je ne connais pas plus Paris que Bruxelles. Quant à prendre une décision aujourd’hui pour demain, je ne m’en sens pas capable.

Je suis épuisée, une fatigue lourde me plombe les épaules, le dos, la nuque, mes jambes ne me portent plus.

Je m’éloigne du guichet,  et me dirige vers les toilettes. J’ai soudain envie de me voir dans une glace plus grande.

Pas de doute, je suis la femme de la photo d’identité. Je suis bien Clémentine Mounier, pas très jolie,  mal coiffée, sans maquillage et les yeux cernés.

Comment suis-je en temps normal ?  Et comment est-ce, pour moi, le temps normal ? 

D’abord, quelle heure est-il ? Je regarde machinalement mon poignet, je n’ai pas de montre. Je retourne dans le hall, une grande horloge marque 16h52. Il y a un peu plus d’une heure que je tourne en rond et il me semble qu’il y a une semaine.  Je sors à nouveau de la gare, le ciel est toujours aussi gris et la nuit tombe déjà.  La rue est animée, les tramways et les taxis se croisent, les gens se pressent, se bousculent, les alentours sont sales, les bâtiments laids, et j’ai très froid.

La démarche la plus cohérente me semble être d’avoir recours à la police mais dès que cette pensée m’effleure, je l’exclus. J’ai peur. Et j’ai sans doute raison d’avoir peur. Comment expliquer cette histoire rocambolesque à un agent de la sécurité sans risquer de se faire enfermer ? 

Sur le trottoir d’en face,  je vois plusieurs hôtels.  Et si je prenais une chambre ? J’ai de l’argent et j’ai besoin d’un abri. Quatre murs autour de moi et un peu de chaleur.

Et puis, j’ai sommeil. Si je pouvais dormir encore, il me semble que l’ordre reviendrait dans ma tête malade.

Je me dirige vers celui qui a l’air le plus neuf, le plus moderne si l’on peut dire.  Comme une automate je monte quelques marches et pousse la porte tournante.

A l’intérieur effectivement, il fait chaud, quelques plantes, un décor banal et derrière le comptoir, le buste d’un jeune homme qui me gratifie d’un sourire commercial.

Lorsque je lui demande s’il a une chambre libre, il consulte son registre le sourcil froncé et m’annonce que le numéro 43 est disponible, mais seulement avec douche. Cela me convient, je n’ai qu’une hâte, être au chaud, au calme et à l’abri des regards soupçonneux.

Tout dans mon allure atteste de mon désarroi, j’en suis convaincue. L’absence de bagage aujourd’hui peut se concevoir mais il me faudrait au moins un sac de voyage et là, je me présente avec un sac à mains !

Vite, qu’il me donne cette clé ! Je lui tends la carte d’identité, et au moment où il me demande de signer une fiche d’identité la panique me reprend.

Je signe ! Il le faut ! N’importe comment, prête à devoir répondre d’une éventuelle invraisemblance… Mais il ne se passe rien,  le garçon range la fiche, me rend la carte et la clé. Je n’ai plus froid, je suis inondée de transpiration !

L’ascenseur me dépose dans un soupir, la chambre 43 est à l’angle du couloir, elle est  nette, à défaut d’être agréable ; un petit cabinet de toilette, un poste de télévision. Le décor me laisse totalement indifférente, je ne m’y attarde pas,

Ici je suis en sécurité au moins pour quelques heures, et pour l’instant c’est l’essentiel. Je ferme les tentures et me débarrasse du manteau. Quelle heure est-il ? Visiblement, cette information m’est nécessaire, j’ai besoin d’une montre.

Un vertige me fait m’étendre sur le lit. Après quelques minutes, je me redresse et réexamine le sac à mains et l’enveloppe de papier brun. J’étale les billets sur le lit, et je compte… 112 billets de 500 euros,  soit … 56.000 euros ! C’est une somme énorme. Les billets de 200,  il y en a 85, soit 17.000 euros …Je trouve aussi 21 billets de 50.

Je suis donc en possession de 74.050 euros, plus ce qu’il y a dans le portefeuille et les quelques pièces  du  porte-monnaie.

Ai-je déjà eu une pareille somme entre les mains ? Je ne crois pas, sans quoi cela ne me semblerait pas si affolant.

D’où me vient cet argent ? Est-ce de l’argent que j’ai gagné ? Mais de quelle manière ? 

Ai-je hérité de quelqu’un et si oui, de qui ?  Peut-être suis-je une voleuse ?

Je retourne me voir dans la glace, très large celle-ci,  et je m’examine attentivement. La malhonnêteté se voit-elle sur un visage ?  Qui est cette femme un peu ronde, mais pas trop,  qui mesure environ 1m65 , et dont le peau est mate et lisse.  Pourrait-t-on dire qu’elle est jolie ? Non, pas vraiment, mais pas laide non plus. Et quoiqu’il en soit, est-ce important ?

Pour le moment le seul constat rassurant concerne ma capacité à me conduire correctement, ma connaissance de la valeur de l’argent et mon physique convenable. Je suis en vie et il semble qu’aucun danger immédiat ne me menace. Tout cela renforce ma conviction, je ne suis pas folle ! La situation est étrange certes, angoissante même, mais si je réfléchis en fonction des données dont je dispose, je dois être saine d’esprit et en bonne santé. 

Et j’ai faim ! Depuis combien d’heures n’ai-je plus rien mangé, à part les deux  thés de tout à l’heure ?  Question sans réponse évidemment.

Cet hôtel dispose sans doute d’un restaurant. Je vais descendre et me renseigner … Par contre, je n’ai aucune envie de me promener avec tout cet argent sur moi.

Comme dans tous les hôtels, il y a un coffre dans la garde robe.  Je prends  deux billets dans l’enveloppe,  un de 50 et un de 200 euros et je dépose le reste dans le coffre que je referme soigneusement, j’opte pour le code qui correspond à ma date de naissance, pas très original à ceci près que je l‘ai déjà oublié et qu’il faille que je reprenne « ma » carte d’identité : 15081972.

J’enfile le manteau noir confortable de Clémentine Mounier, je ferme  la porte à clef et me voilà à nouveau dans le hall.

Mais, est-ce l’heure de manger ?

-           Quelle heure est-il s’il vous plaît ?

-          Il est 18h. 30  Madame.

-          Avez-vous un restaurant dans l’hôtel ?

-          Oui, bien sûr, il ouvre à 19h.

-          Merci, je vais faire un tour.

-          Ce quartier est un quartier de gare Madame, soyez prudente.

-          Ah ! bon ?

-          Je ne veux pas vous effrayer,  mais gardez bien votre sac sous le bras,

-          Merci, je vais faire attention … Ah ! à propos, où pourrais-je acheter une montre ?

-           Oh ! il faut aller dans le centre, vous avez plusieurs grandes surfaces. Toutefois, elles ferment à 18h30…

-           Merci,  j’irai demain matin.

-           A votre service …                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

Il fait nuit à présent, et toujours aussi froid ;  au bout de la rue, je tourne en angle droit et j’aperçois plusieurs  restaurants. Je fais le tour du pâté de maisons sans me décider à entrer dans l’un ou l’autre établissement, et pourtant j’ai vraiment très  faim. Finalement j’opte pour celui qui est plein de monde, ainsi peut-être ne fera-t-on pas attention à moi.  L’enseigne indique qu’on y propose de la cuisine grecque.  Quelle est la cuisine que je préfère ?  Avoir faim ne fait pas saliver dans une langue étrangère. Ai-je déjà mangé grec, par exemple ?  Je vais le savoir très vite.

Quelques tables encore sont disponibles ; j’entre et je m’installe.

Un homme, le patron sans doute, vient vers moi avec un bon sourire…

-          Bonjour …

-          Puis-je voir la carte s’il vous plaît ?

-          Ah ! vous ne connaissez pas la maison. Je vous explique : regardez,  là au fond, il y a la cuisine,  vous y allez, vous choisissez ce que vous voulez manger, et je vous l’apporte, et si vous voulez des explications, je vous les donne.

-          D’accord !

Je traverse la salle, les gens me regardent. Une femme seule, cela  paraît sans doute bizarre. Dans la cuisine, des plats mijotés sont gardés au chaud dans de grands bains-marie et ma foi, à défaut d’être très élaboré, tout cela sent bien bon. Je choisis du  ragoût  de mouton et des pommes de terre.

 

-          Avez-vous des salades ?

-          Bien sûr, regardez, là, des assiettes de salade sont prêtes,  et pour boire ma petite dame ?

-          Je voudrais du vin. Que me conseillez-vous ?

-          Je vais vous donner la carte mais je n’ai pas de demi-bouteilles  (  Il me toise, goguenard)

-          Ah ! Et une bouteille,  cela va être trop

-          Ah ! c’est vous qui décidez …

-          Non, bien sûr, ce sera trop

-          Alors,  je vous propose un pichet, le vin du patron, et le patron c’est moi, et il est comme moi,  mon vin, il est très bon, vous verrez …

-          Je vous crois

-          Un quart ou un demi ?

-          Un quart … On verra après

-          C’est parti, installez-vous

 

Et voilà, première expérience, j’ai commandé spontanément du vin, sans réfléchir.  J’ai donc l’habitude d’en boire. Ensuite, je vais manger grec, cette cuisine  va-t-elle me rappeler quelque chose ?

Le plat arrive, fumant.  Le ragoût est délicieux, et il y a du citron dans les pommes de terre.

Je me régale et je vis l’instant présent sans chercher à me souvenir de quoi que ce soit. 

Je me sens très bien tout à coup, cela doit être le vin qui est bon lui aussi.

Le décor laisse à désirer, les chaises sont dures, mais il fait chaud,  et le patron est gentil.

 Même si rien ne me rappelle rien,  j’aime ce que je mange et ce que je bois. Je me sens bien, et je décide que cela à un petit bonheur qui me suffit,  pour le moment.

 

-          Monsieur ! Voulez-vous m’apporter un autre pichet ?

-          Je vous avais bien dit qu’il était bon mon vin.

-          C’est vrai.

-          Je vous apporte aussi votre salade.

 

La salade est délicieuse,  les tomates ont du goût,  les olives aussi, tout est  parfait.

Ces petites constatations d’ordre pratique m’apaisent un peu,  je retrouve des choses simples mais connues.

Allons,  tout va me revenir, je finis mon repas dans une vague euphorie.  Et si cette histoire était simplement follement drôle ?

-          Monsieur, avez-vous du café ?

-          Bien sûr, du café grec ?

-          Oui, grec, …Quelle heure est-il ?

-          Sept heures et demie

-          Merci, vous me donnerez aussi l’addition ?

-          Bien sûr…

Avec mon café, il m’apporte un petit verre de liqueur, cadeau de la maison.

J’ai magnifiquement mangé,  bu un peu trop de vin sans  et c’est dans un état de réelle béatitude que je regagne mon hôtel.  Ma seule préoccupation, à cet instant précis  est  «dormir » !

Dans le hall, le préposé fait mine de m’indiquer le restaurant

-          Merci,  vous êtes gentil, mais j’avais tellement faim que je n’ai pas pu attendre.

-          Je vous en prie, demain peut-être ?

-          C’est cela,  demain !

 

Tout compte fait, cette chambre est plutôt confortable. Aux murs quelques reproductions colorées de paysages ensoleillés, sans style particulier mais simplement agréables à l’œil. Des tentures bleues unies et le  couvre – lit en chenillette,  bleu lui aussi, simplement le bleu des tentures est plutôt violet, et celui du couvre-lit glisse résolument vers le vert…

Je vais me doucher,  j’enlève mon pull, mon pantalon, mes  sous-vêtements ;  en tâtant les étoffes,  j’en apprécie la qualité. 

Me voilà nue devant la glace. Ainsi donc, ce corps qui est là devant moi est le mien et je ne le reconnais pas dans sa nudité. Ces jambes fortes bien que les chevilles soient fines, cette taille marquée et ces seins qui me semblent lourds, sont donc la représentation visible de ma personne.

Je dois me faire à cette image, c’est indéniable. Elle correspond  à une certaine Clémentine Mounier,   tout semble attester de cette identité qui, en cet instant me procure une  sensation de flottement, à nouveau voisine de l’angoisse.

Je m’accroche aux évidences rassurantes ; je suis une personne de sexe féminin,   qui  mange, boit, se déplace, sait ce dont elle a besoin et l’exprime.

Cette personne est, pour le moment, bien au chaud, dans un hôtel confortable, et a suffisamment d’argent pour faire face à un avenir immédiat.

Je dois être patiente, il va se passer quelque chose, demain, ou après, pour le moment je ne suis pas en danger, c’est l’essentiel.

Une ville m’entoure, avec son animation, ses lumières. La circulation,  les hôtels, les gens, cet environnement m’est familier, le seul trou noir c’est ma petite personne.  Qui est cette Clémentine que je ne reconnais pas. Quelle a été sa vie jusqu’ici, qui sont les gens qui font partie de son entourage. En a-t-elle un ?

Une profession, des amis, des parents ?  Là se glisse et se répand la vénéneuse  question.  

Sagement, et pour tenter de la faire taire, du moins jusqu’à demain, je vais me doucher, me coucher et dormir.

Je laisse couler l’eau chaude longtemps, comme si j’avais à me débarrasser d’une quelconque salissure. Je n’allume pas le poste de télévision, je me glisse sous les draps et tombe dans un puits sans fonds.

                                                                                  _____

Il fait jour.  Je n’ai pas bien fermé les rideaux hier soir, et j’ai dormi lourdement..

Quelle heure est-il ?  Je m’assieds dans le lit, appuyée contre le dossier et aussitôt l’étrangeté de ma situation me saute à la gorge.

Avant hier, le désert. Par contre, les événements d’hier sont bien là, tout est lumineux, en tout cas à partir d’environ 16h. au moment où le type en casquette m’a secouée pour me faire descendre de ce train.

Oui, je me souviens parfaitement de tout, ma stupeur de me retrouver dans cette gare,  dans cette ville que je ne connais pas. 

Ma désolation, le thé, le sac, l’argent, l’hôtel, le restaurant, le gars sympa, le ragoût, les pommes de terre au citron, le vin, la douche, moi toute nue devant la glace, tout est là,  bien rangé dans ma « mémoire »…

Merveilleuse et fidèle mémoire !  Bon,  et avant-hier ?  Rien !

Lyon, connais pas, le voyage jusqu’à Bruxelles, pourquoi Bruxelles, et surtout tout ce qu’il y a forcément eu,  avant … plus rien.

Des parents, des amis, des études, un appartement, une maison, des meubles,  un métier. La peur, à nouveau Il y a un téléphone sur la table. J’aimerais téléphoner, mais à qui ?

Entendre une voix amie me dire n’importe quoi, que j’ai rêvé, qu’un médicament m’a été administré par erreur et que l’antidote existe, que j’ai mangé des champignons hallucinogènes et que cela ira mieux dans trois jours.

N’importe quelle histoire rocambolesque mais qui concerne cette femme que je vois une fois encore dans la glace, nue, et à propos de laquelle je me pose toutes ces questions.

Un jour gris s’est installé dans la chambre et j’ai un peu froid. Bien sûr j’ai dormi nue, puisque je n’ai pas de bagage, par conséquent pas de chemise de nuit, ou de pyjama, et j’y pense,  pas d’objets de toilette, pas de brosse à dents !

Je me douche, dans tous les hôtels il y a du savon et du shampoing, ça ira pour le moment. En reprenant mes vêtements d’hier je leur trouve une odeur déplaisante ; il faut que je me change ! L’urgence me pousse à l’action. Déjeuner d’abord et ensuite faire des achats, j’ai besoin de tout.

Et l’argent ! Je vais au coffre, les billets sont bien là, rangés, tranquilles, qui n’attendent que moi, et soudain… je me prends à sourire ! 

Je reconnais ce plaisir, je sais d’où il vient !  L’argent de  tous les possibles !

La sécurité, le confort, le pouvoir que procure l’argent, oui,  je connais bien ! Soixante quatorze mille euros, une petite fortune, de quoi vivre un bon moment, confortablement et sans soucis !

Il  subsiste assurément,  dans un coin de mon cerveau,  quelques fragments de vie sociale qui ont fait ressurgir cette réflexion.  Quel était mon train de vie ?  A voir la qualité de mes vêtements, je devais être à l’aise. Oui mais, à l’aise, ou très à l’aise ?

En gagnant ma vie toute seule ou en étant aidée,   et par qui ? 

Oh ! et puis zut…. Aujourd’hui est aujourd’hui. Les questions que je me pose sont sans réponse et le resteront peut-être. Moi, Clémentine Mounier, j’existe et je suis, jusqu’à preuve du contraire, la seule personne susceptible de veiller sur moi.

Conclusion, je prends résolument un beau billet de 500 euros. Je referme soigneusement le coffre et je descends prendre un plantureux petit déjeuner. Du  thé, des petits pains croustillants beurrés et fourrés de jambon, un croissant, une  salade de fruits.  C’est un autre serveur,  plus vivant que le précédent.

-          Bien dormi Madame ?

-          Magnifiquement ! Dites-moi, je ne connais pas bien Bruxelles, et j’ai quelques courses à faire, pouvez-vous me renseigner ?

-          Très facilement. Ici vous êtes à deux pas du centre ville. Vous êtes en voiture ?

-          Non, je vais prendre les transports en commun.

-          Bien ! Vous avez le métro juste en face,  qui vous déposera soit à la Bourse, soit à la place de Brouckère, et là, vous demanderez  la rue Neuve. C’est une rue piétonnière où se trouvent tous les magasins dont vous pouvez avoir besoin,  y compris une grande surface, très agréable.

-          Et le métro,   je le paie comment ?

-          Il y a des aubettes et des distributeurs de billets.

-          Cela coûte combien ?

-          Un euro cinquante, mais si vous devez voyager souvent il existe des carnets multiples de 10 trajets.

-           Je verrai merci…, A tout à l’heure

-          Attendez, je vous donne un plan de la ville…

 

Cela à l’air tout simple en effet, le métro arrive tout de suite, et quelques arrêts plus loin, je vois la station « Bourse ».

J’ai consulté le plan affiché dans la station et le repérage semble facile. Il fait nettement moins froid qu’hier.

Ainsi voilà le cœur de Bruxelles.  Je me dirige vers la place dont m’a parlé le gars de l’hôtel, et je trouve sans peine la fameuse rue Neuve, et sa grande surface.

Ce genre de magasin m’est familier, de cela je suis sûre. Celui-ci est particulièrement attrayant, immense et lumineux. Je déambule dans les rayons avec un réel plaisir.

Premier achat, une montre !  Quels sont mes goûts en la matière ?  Ai-je une boîte à bijoux quelque part dans le monde ? Là,  je n’en porte pas, ni chaîne, ni bague, ni boucles d’oreilles, ni alliance bien sûr mais peut-être quelques bagues ou boucles d’oreilles traînent-elles quelque part dans un coffret, attendant mon retour.    

D’instinct, je choisis un modèle sobre et fonctionnel  J’insiste sur la qualité, je veux aussi un bracelet en métal, la vendeuse me la met à l’heure ! Magnifique !  Au troisième top, il est 11h12 !

Ensuite, je dévalise le rayon des produits de toilette, de la brosse à dents à la lime à ongles.

La lingerie à présent, il me faut tout, plus une chemine de nuit, non, deux ! Que choisir ?  Ah ! Ce modèle sans manches, en satin blanc. Et non,  pas de ces informes tee-shirts avec dessins humoristiques, et surtout pas de pyjama. Pourquoi ? Je n’aime pas, c’est tout..

Mes achats ne sont pas terminés !  L’insouciance me gagne et j’achète compulsivement.

Une heure et demie plus tard,  bien que mes achats ne soient pas lourds,  il me  vient une idée qui me pousse vers le rayon maroquinerie.

Je me choisis une superbe valise rouge !  Je m’équipe pour mon prochain voyage dans l’inconnu ?

Une valise qui roule, bien sûr, dans laquelle, avec jubilation,  je range tous mes achats.

Il vaudrait mieux que j’aille déposer tous cela à l’hôtel. Me revoilà dans le métro, avec ma grande valise, le hall de l’hôtel est désert.  Je passe en vitesse.

J’installe tous mes trésors dans l’armoire,  excitée  comme une gamine en vacances.

Elle est loin d’être pleine, mais ce qui s’y trouve, c’est moi qui l’ai choisi et je suis envahie d’un curieux sentiment de propriété … Quand on pense qu’il ne s’agit que de quelques bricoles, j’ai cinq ans d’âge mental.

Bon !  Manger à présent, je vais faire honneur au restaurant de l’hôtel.

Hélas, bien que j’aie une montre au poignet, je n’ai pas vu le temps passer, 14h30, restaurant fermé ! Je sors et me dirige tout naturellement vers le grec d’hier soir, où apparemment le service est permanent.

 

-          Re-bonjour !

-          Re-bonjour !

-          Vous allez bien depuis hier ?

-          Très bien !

-          Vous connaissez la musique maintenant !

-          Je voudrais simplement une salade s’il vous plaît.

-          Très bien, avec un pichet de mon bon vin ?

-          Non, merci, une eau gazeuse et ensuite un café,

 

Je m’installe près de la vitre. Un soleil pâle éclaire la rue avec parcimonie.

Hier soir je n’avais pas vraiment prêté attention à la décoration, je n’avais remarqué que les tables et les sièges très banals. Aujourd’hui je vois les paysages peints à même les murs,  les  petites maisons blanches et bleues, le bord de la mer, le soleil, figé, immobile, tristes images de plâtre.

Ai-je voyagé ?  Moi qui n’ai plus le moindre souvenir du pays d’où je viens.

A quoi ressemble l’Ardèche ?  Je ne sais pas, j’y suis née, mais y ai-je vécu ? Ai-je seulement envie de trouver une carte de France qui me permettrait de situer cette région ? Je ne sais pas, pas encore. .

Je rêve devant mon café qui refroidit et mes pensées se télescopent. Le passé et le présent  tourbillonnent,  l’avenir se limite aux heures de la journée. 

Il est 15h45… Mes achats ne sont pas terminés. J’ai besoin d’éliminer tout ce que je porte depuis hier, je me sens étrangère à mes propres vêtements.

Ce manteau, ce pantalon, ces chaussures, comme si tout cela ne m’appartenait pas. Les vêtements  d’une autre femme.

Si mon « hier » a disparu, il me faut un « aujourd’hui » dans lequel je me reconnaisse.

Retour précipité à l’hôtel pour reprendre de l’argent et revoilà le grand magasin  qui décidément, m’offre tout ce que je peux désirer. La frénésie me reprend.  En moins d’une heure  je me refais une nouvelle garde robe.

Ma tête fonctionne à toute vitesse, je fais des choix délibérés, les coloris, les tissus, les formes. D’où me viennent ces décisions sans appel ? Quel est le passé qui me guide de manière aussi résolue ? J’examine mes pulsions à la loupe pour en découvrir l’origine et je me fais l’effet de l’anthropologue qui dissèque le spécimen d’une race inconnue.

Dans le haut parleur du magasin une voix signale que les portes ferment bientôt, les  clients sont priés de terminer leurs achats.

Bien, je crois avoir tout ce qu’il me faut. Retour à l’hôtel, chargée comme un mulet. Cette fois, j’aurais dû prendre ma valise.

En sueur, je m’affale sur le lit pour souffler un peu avant de changer de style.

Le pantalon noir, le pull bleu ciel, les chaussures, le sac rouge, tout le fourbi… dans l’armoire.  Puisque je ne sais pas qui était « l’autre » Clémentine, je la met dans un placard.

Je me rhabille et le résultat me convient. Mis à part les cheveux tristes que je rejette impatiemment derrière mes oreilles.

Un coup d’œil à ma chère montre, il est 19h.  Le coiffeur sera pour demain.

A moi le restaurant de l’hôtel cette fois. Je me fais servir un pavé de bœuf béarnaise et des frites, un régal ! Le vin, par contre, est moins bon que celui de mon grec.

Demain, il faudra que je prenne du vin bouché, quitte à ne pas finir la bouteille, ils me la garderont bien jusqu’à…

Et voilà ! En suis-je déjà à m’installer dans cette vie qui, à coup sûr, n’est pas ma vie ?

N’avais-je pas projeté de retourner à Lyon y faire une enquête ?  Mon but n’est-il pas, n’est-il plus, de  retrouver mes origines et le déroulement des événements récents ? 

Je remonte dans ma chambre, profondément troublée et m’affale dans le petit fauteuil. C’est vrai, j’ai vécu quelques heures d’exaltation, telle une adolescente lors de sa première expérience de liberté mais tout cela est factice ; je ne peux pas rester dans cette vacuité insouciante.

Si ce que je dois découvrir m’épouvante, il faudra l’assumer. Je repense à nouveau à l’origine de cet argent et à la possibilité qu’il ne m’appartienne pas. Si c’est le cas, je dois le restituer, je ne suis pas une voleuse, enfin, je ne crois pas … mais rien ne le prouve, ou alors on me l’aurait donné, une personne âgée, sentant sa fin proche et voulant me faire un dernier cadeau, par exemple.

En fait, que se passe-t-il lorsque quelqu’un disparaît ? On prévient la police, on lance des avis de recherche, on en parle à la télévision, mais on attend généralement quelques jours. Les adultes aussi font des fugues et peuvent très bien ensuite, rentrer docilement chez eux.  Le fait que je sois célibataire me conforte dans l’idée que, si recherches il y a, elles n’ont pas encore commencé.

J’ai donc quitté mon domicile, hier 8 novembre dans la matinée. Quand je dis « mon

domicile » cela voudrait dire que j’habite à Lyon, et rien n’est moins sûr.

Par contre, étant célibataire, il est probable que je vis seule,  et même si j’ai des parents, soit ils n’habitent pas Lyon, mais Aubenas ou ailleurs et nos rapports sont épisodiques.  Soit, bien qu’ils soient proches, il est possible qu’ils ne s’inquiètent pas aussi vite de mon absence. Pourquoi cette idée m’apaise-t-elle ?  Sans doute parce qu’elle me laisse du temps  pour  rassembler mes idées et prendre des décisions.

Quelle heure est-il ?   22 heures 30.  J’allume le poste de télévision, et je zappe.

Rien ne m’intéresse hormis ce que j’espère. Je consulte le programme, pour les informations à France 3, il faut attendre 5 min. J’attends,  et je retourne me voir dans la glace, je passe mes mains sur mon front comme pour le lisser.

Mais qui es-tu ma fille ? Que faisais-tu dans la vie ? La cuisine ? Le ménage ?   Es-tu capable de  t’occuper d’enfants, de planter des fleurs et des légumes, de gérer un magasin, étais-tu femme d’affaires ? Infirmière ? Médecin, avocate, ou pourquoi pas agricultrice ?  Non, il suffit de regarder mes mains soignées pour savoir que je n’étais pas agricultrice et que même les travaux ménagers ne faisaient pas partie de mon quotidien.

Parles-tu une autre langue que le français ?  Nous allons le savoir tout de suite,  je cherche un poste anglais, et je comprends tout, parfaitement ! Je cherche et trouve un poste néerlandais, un autre allemand, là, impossible. Puis un italien, un espagnol, très très vague compréhension. Conclusion, je parle français et anglais, il faudra s’en contenter.

Maintenant, une longue douche. D’où me vient ce besoin permanent de me laver ? Question sans réponse.

Je vais dormir encore, m’enfoncer une fois de plus dans le sommeil comme on s’enlise dans un marécage.

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J’ai à nouveau bien dormi. Je me sens un peu plus légère ce matin et j’ai faim, encore ; décidément j’ai toujours faim. Quel jour sommes-nous ? C’est la première fois que je me pose cette question, la date je la connais, 10 novembre 2009,  mais le jour ?

C’est important pour décider de mon emploi du temps. Ah ! Oui, le coiffeur, et aussi acheter quelques produits de maquillage, fond de teint, mascara, ombre à paupières, et peut-être un parfum, lequel ?  On verra… Je vais déjeuner.

Le préposé de l’hôtel sourit lorsque je lui demande quel jour nous sommes

-          Samedi Madame, et demain dimanche, dans les alentours,  il y a le grand « marché du midi » vous verrez, il y a du monde !

-          Ah !oui ?  Et on y vend quel genre de choses ?

-          De tout, de la nourriture, des plantes, des épices, des vêtements, des casseroles, vraiment de tout.  C’est très vivant, si vous aimez cela, vous n’aurez pas trop de la matinée pour en faire le tour, par contre vous serez réveillée de bon matin.

-          Cela ne me dérange pas.  Dites-moi, j’aimerais visiter la ville, tout ce qu’il y a de beau à voir, les monuments, les musées, les quartiers typiques

-          Vous avez raison, Bruxelles est une belle ville vous savez,  très culturelle aussi, on ne s’y ennuie pas.  Si je peux me permettre, à part les informations que je vais vous donner bien volontiers, il serait intéressant d’acheter un livre, je peux vous renseigner une librairie spécialisée.

-          C’est une bonne idée, mais dirigez-moi déjà vers quelques endroits, pour aujourd’hui et demain …

-          Et bien si vous aimez le centre de la ville, il faut voir la Grand’Place, son architecture est unique au monde, et puis Manneken Pis,  notre petit bonhomme

-          Manneken Pis, qui est-ce ?  … (ma prononciation l’amuse)

-          C’est une vieille histoire, je ne suis pas sûr d’être précis, mais on raconte que, lors d’ une bataille, un petit garçon en faisant pipi  aurait, par un heureux hasard, éteint une mèche et empêché une explosion… Alors la ville lui a érigé une statue, on le voit dans l’attitude « ad hoc » et il a aussi plein de costumes, pour différentes occasions… Et il y a  les marionnettes  de Toone, et  le Sablon qui est très beau…      

-          Arrêtez ! Pour aujourd’hui et demain, ça ira !

 

Nous rions, il est sympathique ce garçon et il parle bien de sa ville.  Je vais d’abord faire mes courses, aller chez le coiffeur et je verrai…

-          Je présume que le dimanche, tout est fermé ?

-          Non Madame, les cinémas, les théâtres, les musées, les restaurants, tout est accessible

-          Magnifique, à tout à l’heure !

 

L’air est doux,  je suis mieux habillée qu’hier,  mon manteau et mes chaussures sont confortables et je décide de me rendre rue Neuve à pied pour ces quelques achats, qui ne pèseront pas très lourd dans mon grand sac. On me renseigne un salon de coiffure dans une petite rue adjacente, juste derrière une jolie église dont la porte est ouverte.

Sans réfléchir, j’y entre et le silence me surprend, la fraîcheur aussi.  Là je retrouve des odeurs et  une pénombre familières.  Suis-je croyante ? Je ne sais pas. Je m’assieds et je ferme les yeux, me laissant envahir par une paix bienfaisante. Doucement, mon esprit se vide, une sensation étrange s’installe. Je suis là,  et à côté de moi est assise cette femme, Clémentine Mounier. Cette créature perdue dont l’esprit s’agite et se heurte aux pensées contradictoires, aux estimations hasardeuses, aux déductions pitoyables, qui a peur de son ombre et qui peut passer d’une angoisse profonde à des joies d’adolescente,  m’attriste. Qu’a-t-elle fait pour se trouver dans ce désordre ? Mon cœur bat au rythme du sien, nos respirations nous maintiennent en vie et tout cela semble être un double cauchemar. Je ne bouge pas, le temps passe. Des gens entrent, chuchotent, marchent à tout petits pas, remuent les chaises doucement. Ces bruits feutrés entourent mon silence intérieur. Je suis calme, j’ai interrompu la cavalcade de mes pensées folles, je suis presque bien.

Lorsque je sors de l’église, j’ai le nez devant le salon de coiffure. Pragmatique, je retrouve un semblant d’unité de ma personne et je me souviens que je voulais me faire coiffer et si possible changer de tête.

A l’intérieur règne une ambiance active. Oui, « on » peut me prendre sans rendez-vous, à condition que je ne sois pas trop pressée …

Non, je ne suis pas pressée du tout, et c’est d’ailleurs bien agréable. 

Personne ne m’attend, je suis « vacante ». J’ai du vivre des contraintes de temps pour apprécier aujourd’hui cette vacuité.

Je déguste à petites gorgées le café qui vient de m’être servi pour me faire patienter.

C’est un salon sans luxe inutile, quatre fauteuils, une vasque pour les shampoings. La patronne est une petite femme ronde et énergique, elle vient vers moi en souriant.

-          Que doit-on faire chez vous Madame ?

« Chez vous » … Quelle curieuse expression, je n’ai pas de « chez moi » il n’y a donc rien à faire « chez moi »… Mais j’ai bien compris qu’elle voulait parler de ma coiffure.

 

-          Je ne sais pas, j’ai envie de vous donner carte blanche …Je voudrais changer de tête… 

Elle passe le peigne dans mes cheveux avec l’assurance de celle qui voit déjà le travail et n’a demandé l’avis de sa cliente que par pure courtoisie.

-          Si vous voulez mon avis, une coupe plus courte, au « carré », vous irait bien, et aussi quelques mèches plus claires pour adoucir…

-          D’accord…!     

Je me laisse dorloter avec délice.  Elle lave, elle coupe, je me retrouve la tête pleine de papillotes en papier d’argent, je suis somnole.

Deux heures plus tard, une autre Clémentine me regarde, et celle-ci me plaît assez.

Elle semble plus jeune, plus gaie.  Je lui souris.

-          Vous êtes contente ?  Cela vous plaît ?

-          Oui, c’est parfait !

J’ai appuyé sur le « p » de parfait, je suis en effet, agréablement surprise de l’image que le miroir me renvoie… Je commence à ressembler à une femme vivante !

Le jour tombe déjà.

Les heures avancent à toute vitesse, nous sommes samedi,  et je suis arrivée jeudi à peu près à la même heure. Est-ce ainsi qu’une vie passe ? Peut-être.

Dans ce cas, si tout est aussi fugace, pourquoi se faire du souci ? Pourquoi « me »  faire du souci ?

Demain j’aurai 60 ans, après-demain 80 et puis je mourrai, sans faire de vagues, sans ameuter famille et amis, de même que lors de mon départ de Lyon le jeudi 8 novembre 2009 dont peut-être personne  ne s’est aperçu et ne s’apercevra jamais.

Un jour quelqu’un dira : «  Qui habitait dans cet appartement, au bord du Rhône ? »  Et quelqu’un d’autre répondra : « Une femme, que personne ne connaissait… » Est-ce triste, est-ce gai, ni l’un ni l’autre.  « C’est » tout simplement.

Qui se préoccupe de la disparition d’une araignée, d’un ver de terre, pourtant si utiles ? Seuls sont pleurés ceux qui ont lié leur vie à quelqu’un, et encore.

Moi, je ne suis liée à personne, jusqu’à preuve du contraire bien entendu.

Après avoir demandé mon chemin, je me dirige vers la fameuse Grand Place.

Le garçon de l’hôtel n’a pas menti,  elle est belle et majestueuse. Partout de la dentelle de pierre, des ors et des vitraux. Il m’est impossible d’en définir l’époque et le style, je n’ai donc aucunes connaissances en matière d’architecture. J’en  fais deux fois le tour  et je suis la foule. Des gens passent la main sur un bas-relief de bronze, on dirait une femme allongée, mais je n’en suis pas certaine, pas le temps de vérifier, les gent me poussent, je passe ma main moi-aussi, faut-il faire un vœu ? Pas le temps. Me voilà au coin d’une petite rue, devant le petit bonhomme Manneken Pis.

Il a du succès et les touristes jouent de la caméra et de l’appareil photo.

Je ne m’attarde pas, le froid m’a saisie, je  reviens vers la place   et suis attirée par un établissement où brûle un grand feu de bois. A peine entrée, je m’en approche et… dommage, ce  n’est pas un vrai feu de bois, je prends place cependant.  Un  serveur chaloupe entre les tables et vient vers moi,  d’un mouvement de tête il mime la question qu’il ne pose pas :

-          Et pour Madame, cela sera ?

Je réfléchis ; jusqu’ici j’ai bu du thé, du café, de l’eau gazeuse et du vin, je vais essayer autre chose, de la bière tiens !

-          Que me conseillez-vous comme bière ?

-          Vous aimez la bière forte ?

-          Je crois que je n’ai jamais bu de bière de ma vie.

-          Alors prenez une framboise, c’est fruité, et pas trop fort.

-          Très bien, je vous fais confiance.

Cette boisson est un délice, difficile à définir, un peu piquante, peut-être même  un petit peu aigre, mais  le parfum de la framboise surpasse tout, j’ai soif. Je bois très vite, en commande une deuxième, et l’effet de l’alcool ne tarde pas à se manifester.  Je m’en rends compte au moment où je me lève pour aller vers les toilettes, mes jambes sont en coton et j’ai des étoiles dans les yeux.

J’ai bu cela comme de la grenadine, et maintenant j’ai bien du mal à monter le grand escalier, il faut que je mange quelque chose. Je redescends en m’agrippant à la rampe.

-          Avez-vous des petites choses à grignoter ?

-          Une portion de fromage ou de salami ?

-          Les deux s’il vous plaît !

-          Je vous ressers une autre bière ?

-          Non ! Un café !

 

Le fromage est délicieux, par contre, le salami est trop gras et je n’aime pas ce goût,  mais je mange, hors de question de sortir de cet établissement en titubant.

La nuit tombe à présent,  je me promène dans les petites rues qui entourent la place, il y a beaucoup de monde. Je suis bien au cœur d’une capitale et entourée de touristes. J’entends parler des langues étrangères que je ne comprends pas, un couple marche devant moi et parlent fort,  j’ai l’impression qu’ils sont japonais.

Je dispose de certaines connaissances, cela ne fait pas de doute et peut-être ai-je fait des études supérieures, mais lesquelles ?

Je rentre à l’hôtel et rallume la télévision … France 3… Toujours rien sur la disparition d’une femme à Lyon, le 8 novembre.

Et pourquoi le 8 d’ailleurs, peut-être avais-je quitté mon domicile plusieurs jours avant ?

Les informations m’ennuient, je vais manger chez « mon » grec. Non seulement il me reconnaît, mais son regard semble dire : « Vous avez meilleure allure ! C’est bien »

-          Eh ! Bonjour ! Comment ça va ?

-          Bien,  merci.

-          Aujourd’hui, il y a des petites côtes grillées si vous voulez.

-          Pourquoi pas, et avec quel accompagnement ?

-          Des frites… ou du riz.

-          J’adore les frites, et aussi une petite salade  s’il vous plaît.

-          C’est parti !

C’est son mot ça, « c’est parti ! » Il est chaleureux cet homme,  et il installe une ambiance agréable dans son établissement.

Le repas est délicieux. Malin,  il m’a donné d’emblée un pichet d’un demi-litre de vin, il a compris que j’aimais cela et montre qu’il connaît ses clients.

Pour terminer, mon petit alcool, mon petit café grec. J’ai un peu trop bu,  je vais donc bien dormir, une fois de plus, d’un sommeil presque sans rêves, qui m’abrutit.

Cela me convient.

                                                           ---

C’est dimanche, et l’installation du marché m’a effectivement réveillée. Après avoir pris mon petit déjeuner, je décide d’y faire un tour.

Il tombe un petit crachin, heureusement une partie est située sous un pont, bien à l’abri. Foule, bruit, cris et musiques se court-circuitent. Les chalands sont  cosmopolites, et je regarde les ménagères faire leurs achats de fruits, légumes, poissons, tâtant la fraîcheur, discutant le prix dans différentes langues dont l’arabe que je reconnais.

Moi aussi  je voudrais faire des achats, ne fût-ce que quelques denrées alimentaires,  mais je ne saurais qu’en faire, ni où les conserver, puisque je suis une touriste d’un genre spécial qui vit en transit.

La réalité reprend ses droits et me suffoque. Je viens du néant et je vis dans le néant. Pas de maison, pas d’adresse, pas de famille, pas d’obligations. Personne ne m’attend, ne compte sur moi. Je n’ai pas de « chez moi » !  Je flotte dans la vie sans raison valable, sans savoir quoi faire, ni  à qui parler  et surtout, je ne sers à rien.  Non seulement je suis seule sans autre perspective que de voir s’étirer  les heures et les jours, mais je n’ai personne dont je puisse prendre soin. Pareillement, personne ne se soucie de moi, de mon bien-être, de mon devenir, je suis à la fois totalement inutile et totalement  abandonnée. La voilà ma réalité. Ma seule activité consiste à  m’occuper  de moi et encore puisque je me fais servir sans vergogne grâce à un argent douteux.

Moi, cette entité floue dont je dirige l’existence d’une manière qui me semble soudain totalement irresponsable !.

Peut-on vivre ainsi ? Sans attaches, sans personne à qui parler ? Combien de temps vais-je tenir avant de devenir une ombre, l’ombre de personne ?

Et pourtant, il n’y a que trois jours que je suis ici. Trois jours passés à voguer   comme une feuille dans le vent, à poser des actes dont l’utilité m’a semblé, sur l’instant, d’une urgence absolue, mais sans plus.

Bien sûr mille questions m’embrument le cerveau, mais soudain  je crains de m’accommoder de  l’absence de réponses, de m’engourdir dans une situation cotonneuse et de me retrouver un jour sans un sou, ayant épuisé le pactole qui repose dans le coffre de ma chambre.

Je dois prendre une décision. Si le passé ne revient pas, il conditionne cependant l’avenir, et un avenir, il m’en faut un, avec des plans, des projets, des choses à faire. Je veux vivre ! M’intéresser au gens qui m’entourent,  élargir mon  horizon, savoir ce qui se passe dans le monde, m’impliquer, prendre part, exister pour d’autres raisons que boire, manger et dormir.

Le plus sage est de retourner d’où je viens, mon seul point d’attache.

Si je ne trouve rien à Lyon,  j’irai à la mairie d’Aubenas,  je demanderai un extrait de naissance, à partir de là je retrouverai la trace de ma famille.

Et puis, j’irai les voir, ils me diront ce qui s’est passé.

Il faut que j’en prenne le risque. Peut-être ai-je coupé les ponts avec eux, cela  expliquerait  qu’ils ne sachent rien de ce qui vient de m’arriver.

Mais si j’ai coupé les ponts, cela veut dire que nous sommes fâchés, donc, ils ne me recevront peut-être pas, et ils me renverront à ma solitude ?   Et si … Et si …

-          Ca va,  Madame ?

Un homme s’est approché

-          Oui,  oui.

-          Et vous pleurez ?

-          Laissez-moi …

-          Je peux faire quelque chose pour vous… ?

-          Non… merci…

-          Comme vous voudrez…

Je pleurais ? Je ne m’en étais pas aperçue,  et pourquoi ai-je répondu aussi désagréablement ?

Je n’ai pas envie de retourner à l’hôtel,  j’ai fait plusieurs fois le tour du marché, je n’ai décidément rien à acheter et je dois prendre la décision banale d’aller quelque part, pour y faire quelque chose, la journée n’est pas encore suffisamment avancée pour penser au dîner.

J’envisage le cinéma,  aussitôt je recule à l’idée d’entrer seule dans une salle, et puis je n’ai aucune idée des  films à voir.

Dans un musée peut-être ?  Simplement pour  tester mes connaissances en matière de peinture et ainsi,  enregistrer  une indication supplémentaire.

Les gestes de la vie quotidienne ont subsisté, manger proprement, me laver, me Son avenir ne le préoccupe sas doute pas mais son présent est certes mieux construit que le mien.

Je reprends mon plan.  Les musées d’art ancien et moderne ne sont pas très éloignés du quartier de la gare,  je vais y aller à pied,  respirer profondément en marchant m’apaisera peut-être.

Soudain une pensée me vient de je ne sais où …

« Quand tout va mal, pose–toi la question de savoir ce qui, dans cet instant,  et compte tenu des circonstances, peut t’arriver de pire, et analyse ce  pire… tu t’apercevras que rien  n‘est irrémédiable.»

Cela me paraît puissamment raisonné. Quel est donc ce pire ?  La mort par exemple ?

Hier,  en entrant dans cette église  je  me suis posé la question de savoir si j’étais croyante, voire catholique pratiquante, et  bien que le décor et l’ambiance me soient familiers, je n’ai trouvé que du vide … Et si nous avions plusieurs vies ?   Plusieurs vies, pour être meilleure à chaque fois, et enfin,  atteindre la perfection.

Cela me conviendrait.

Dans cet ordre d’idées mon pire, qui serait la mort, ma mort, donc, ne serait en effet pas  bien grave, puisque l’occasion me serait donnée de faire mieux la prochaine fois. Et dans la perspective où cette fois-ci j’ai déjà fait plein d’erreurs,  ma mort arrêterait le processus et accélèrerait mon évolution.

Très intéressant tout cela. Une autre idée ressurgit : « Nous sommes maîtres de nos pensées, libre à nous de conserver les positives et de chasser les négatives, tellement inutiles ».

J’entre délibérément dans le musée, et je choisis d’instinct la section des impressionnistes.

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Souvenirs d’hier, bien présents :

J’ai déambulé dans ce musée avec un bonheur et surtout une émotion intenses.

Ici, je me sens en pays de connaissance. Je savais que les femmes de Renoir sont belles ! Je les avait déjà vues rire aux terrasses des cafés !  Je connaissais  par cœur les danseuses de Degas, et  les ciels du nord  d’Eugène Boudin.

Et Monet, et Vincent et sa folie et son ami Gauguin.

Et aussi les nus translucides de Delvaux, et l’humour de Magritte… Je  les avais déjà  admirés,  j’en ai la conviction, et pas seulement une fois. Ils ont fait partie de ce passé qui me fuit.

Les inconnus m’intéressent aussi,  et une sensation me revient,  floue d’abord, puis de plus en plus vive. Envie de toucher les toiles, la peinture sèche mais aussi la peinture vivante, au sortir du tube, à m’en mettre plein les doigts et je frotte doucement le bout de mon index contre mon pouce comme si j’allais sentir sa texture, son épaisseur et son élasticité.  Ainsi une indication importante vient de surgir. J’aime la peinture et peut-être même ai-je peint, qui sait ?

Je me suis couchée sans manger.

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8 décembre 2009

Ce matin, assise dans mon lit, je réfléchis…

Peut-on mourir de trop réfléchir ?  Voilà  un mois, jour pour jour, que je suis ici et que je navigue sur une mer inconnue, sans cap et sans boussole.

A présent, j’en suis sûre, personne ne me recherche, personne n’a déclaré ma disparition à quelque autorité que ce soit.

Un mois que je vis dans cet hôtel, et bien  que parfaitement identifiable, je me promène dans une ville où je suis transparente. J’ai visité tous les musées, hanté toutes les boutiques. Finalement,  dépassant ma hantise d’y entrer seule, j’ai  fréquenté tous les cinémas, dépensé beaucoup de cet argent qui me brûle les doigts, et  n’ai pris aucun plaisir vrai  à cette  ronde échevelée.

Pour apprécier une œuvre d’art, la beauté d’un parc, le chant des oiseaux en hiver, il faut,  je le sais maintenant,  être en paix avec soi-même ; ce n’est pas ainsi que je me qualifierais.

Il faut aussi pouvoir partager ses émotions, moi je ne fais que survoler des joies qui pourraient sans doute être puissantes mais ma seule présence ne me suffit pas pour me  réjouir d’un ciel bleu au réveil.

Et surtout, je suis fatiguée par les questions que je me pose, épuisée par mes hésitations, je n’ai plus aucune espèce de force, et surtout pas celle de prendre la  décision qui devient chaque jour plus impérieuse. Ou je retourne d’où je viens, ou  je reste ici.

Ailleurs, j’ignore si quelqu’un me connaît.  Une certitude ;  ici  personne ne sait qui je suis, pas même moi, comble du grotesque !
A part mon restaurateur grec chez qui je vais souvent, mon coiffeur, chez qui je vais chaque semaine et le préposé de l’hôtel qui me voit tous les jours.

Si je pars, c’est à l’aventure, rien ne dit que je vais trouver des réponses à mes questions. Si j’en trouve, par contre, rien ne dit qu’elles vont me plaire.

Si je reste, c’est aussi l’aventure mais d’un genre différent.

Je n’ai peut-être aucun diplôme, mon seul atout est ma connaissance de l’anglais.  Il me reste l’espoir que l’on m’engage sur ma bonne mine, mais pour quel type de travail ? Question ouverte puisque je n’ai aucune  référence à produire, attestant de mes éventuelles qualités professionnelles.

De plus, si la somme qui dort dans le coffre est confortable,  elle n’est  pas inépuisable, et vivre à l’hôtel coûte cher.

Et puis,  par dessus tout,  cette vie ne me convient pas.  J’ai besoin d’un cadre, j’ai besoin d’amis,  de  personnes avec qui échanger des idées, avec qui partager des émotions, des envies de rire aussi ! Je veux construire ! Faire des projets, des plans, sans quoi je ne vais pas tarder à devenir soit hystérique, soit dépressive. Je me demande d’ailleurs comment cela ne s’est pas déjà produit.  Je m’accroche à l’idée que je dois être résolument positive pour avoir « tenu le coup » jusqu’ici sans dépérir !

Mais aujourd’hui, la limite est atteinte et le choix est là, devant moi ; que j’opte pour l’une ou pour l’autre des directions, il va me falloir une somme égale de force, de courage, et de ténacité, j’en suis consciente.

Je vais prendre un solide petit déjeuner et je décide… que j’aurai pris ma décision avant midi.

Si c’est Lyon qui l’emporte, je vais prendre mon billet pour le train de demain mardi à 9h25.

Si c’est Bruxelles, j’achète un journal et je cherche un appartement. Avant tout, il me faut une adresse.

Petit déjeuner pantagruélique, royal !  Des charcuteries, des confitures, des petits pains dorés, des croissants, les serveurs  me jettent des coups d’œil en biais.

Je sors du restaurant à 10h30, et  j’achète un journal spécialisé dans les petites annonces.

Revenue dans ma chambre, je l’ouvre à la page des offres d’emploi. Elles ne manquent pas, mais pratiquement pour chaque poste, il faut des références, même pour des fonctions de serveuse.

Il y a l’âge aussi, 35 ans maximum, il n’est pas trop tard mais il est temps.

Dans le journal, se trouvent aussi les annonces pour les appartements, les maisons,  et je me demande ce  qui me conviendrait…Quelque chose de petit bien sûr, je n’ai rien à y installer ! Tiens,  j’y pense ! Il faudra alors que j’achète des meubles !

 Soudain, mon œil est attiré par une annonce plutôt curieuse … « Ravissant petit studio – centre ville – donnant sur cour arrière, confort et lumière, loyer modéré en échange de menus services »

Sans réfléchir, je me précipite sur le téléphone, une voix me répond qui n’a plus vingt ans et je prends les renseignements de base. Il s’agit d’un studio dans le centre ville, cela m’intéresse.

-           Est-il possible de visiter aujourd’hui Madame s’il vous plaît ?

-          Vous pouvez venir maintenant si vous voulez.

-          Pouvez-vous me donner l’adresse ?

-          Oui, impasse des Fauvettes n° 12,  vous connaissez ?

-          Non, mais j’ai un plan.

-          C’est à l’arrière de la place de Brouckère.

-          Ah ! je vois.

-          Le prix ne vous intéresse pas ?

-          Ah ! si bien sûr. 

-          350 euros et quelques petites corvées domestiques, je vous expliquerai.

-          C’est parfait !

-          Bon, donc direction place de Brouckère et là vous demanderez, c’est tout près.

-          Je serai là dans une ½  heure environ. 

-          Attendez ! vous cherchez un logement pour combien de personnes ?

-          Je suis seule.

-          Des animaux ?

-          Non.

-          Ah ! bon, parce que vous savez, c’est tout petit.

-          Cela correspond à ce que je cherche.

-          Et bien je vous attends, sonnez chez Brabant.

-          D’accord….

 

J’ai le cœur qui bat, je saute dans le métro, direction « de Brouckère », là je demande mon chemin.

Quelques centaines de mètres plus loin, je découvre un quartier calme aux allures de campagne,  une jolie place ronde, une vieille église,  et des rues tranquilles alentour.

Ici, loin de la foule et du bruit de la circulation, on pourrait se croire dans un village.

Je suis devant le numéro 12 de l’impasse des Fauvettes, la façade est banale, peinte en  gris et je sonne chez Brabant.

Au parlophone, la même voix que tout à l’heure me dit :

-          Prenez le couloir qui est droit devant vous, traversez la cour et entrez. C’est au premier étage.

 

Le couloir est sombre et même un peu sinistre mais je débouche très vite sur une cour charmante où les arbustes bien que  nus, prennent encore leur place.  Dans un angle, une table en pierre recouverte de céramique et quatre fauteuils  soigneusement protégés par un film plastique. Il semble que la vie ici, durant l’été, puisse être très agréable.

La maison arrière est nettement plus gaie. Façade blanche, aux fenêtres des bacs à fleurs remplis de bruyère et à l’étage une très vieille dame m’attend, appuyée sur une canne. Une auréole de cheveux blancs, des yeux très bleus, je la trouve belle.

-          Bonjour ! Vous avez trouvé facilement ?

-          Très facilement, je vous remercie.

-          Je ne vais pas vous accompagner, parce que je me déplace avec difficulté, c’est juste au dessus, vous irez bien toute seule. Vous verrez, ce n’est pas luxueux mais il y a tout ce qu’il faut,  et surtout, c’est propre et calme.   

J’atteins le deuxième étage par un escalier de bois ciré et je pénètre dans un  hall assez spacieux avec un grand placard vestiaire. Une porte vitrée s’ouvre à deux battants sur une grande pièce aux murs blancs qui pourrait être un atelier de peintre tant la lumière entre à flots par une immense verrière située sur l’arrière du bâtiment et par une fenêtre à double battants qui elle, donne sur la cour. Les arbres nus du jardin d’à côté semblent  prendre place dans  la pièce,  au printemps ce sera  superbe !

J’ai enlevé mes chaussures et je glisse sur une moquette beige. Au fond, à droite, une mini-cuisine bien équipée, et juste à côté, un cabinet de toilette avec douche.  C’est absolument magnifique !  Je suis étourdie, plus question de repartir, je me sens chez moi, j’ai un chez moi !

Je dégringole plutôt que je ne descends pour rejoindre la dame et je vois qu’elle  m’attend toujours debout dans l’entrée, appuyée sur sa canne.

-          Oh ! vous m’attendiez

-          Ne vous inquiétez pas, j’ai moins de mal à rester debout qu’à m’asseoir et à me relever. Venez,  nous allons prendre une tasse de café…

 

Elle me précède dans son appartement, qui semble être plus spacieux que celui du deuxième étage et m’invite, d’un geste de la main, à prendre place dans le salon.

Cette dame a un goût très sûr, velours ivoire, coussins indiens,  meubles de bois clair,  le décor est sobre et apaisant. Une  immense bibliothèque couvre  l’entièreté d’un mur, et de nombreuses plantes s’épanouissent dans l’abondante clarté. 

-          Alors voilà,  vous avez lu l’annonce. Je laisse ce studio, qui est plutôt un loft d’ailleurs  à  un prix ridicule, mais, vous l’avez compris, j’ai  besoin que l’on me rende quelques petits services, et c’est une façon de les rétribuer. Et puis, avec quelqu’un dans la maison, c’est plus commode.

Elle s’est assise en face de moi, avec quelques difficultés, a étalé autour d’elle une ample jupe de laine grise et ramené son châle sur ses épaules.

Il est difficile de lui donner un âge mais elle doit frôler les 80 ans. Fraîche et soignée,

elle  sourit et dans le même temps me fixe avec attention tout en nous servant, dans de ravissantes tasses en porcelaine fine,  un  café qu’elle a du préparer juste avant mon arrivée.

-          En quoi consistent ces services ?

-          Me faire quelques courses, une ou deux fois par semaine, et sortir mes poubelles, je ne peux plus descendre les escaliers voyez-vous.

-          Cela me paraît très bien. Je peux déjà vous donner un acompte ?

-          N’allons pas si vite s’il vous plaît, parce que vous savez, j’en ai eu des locataires,  et j’ai eu beaucoup de déceptions. Je ne supporte pas le bruit, enfin le bruit excessif. J’ai du mal à dormir,  alors si vous invitez des amis et que vous faites la fête tout le temps, je préfère vous dire non. Une fois en passant,  je veux bien, mais tous les jours, comme c’est arrivé, je ne pourrai pas le supporter.

-          Je comprends parfaitement Madame, mais soyez tranquille, je suis seule et très calme.

-          Vous pouvez me donner l’adresse de votre ancien propriétaire ?

-          J’habitais Lyon, avec une vieille tante qui vient de décéder. Je me suis occupée d’elle pendant 7 ans,  et après cela, j’avais envie de voir du pays ….

-          Je vois, et vous avez du travail ?

-          Pas encore, mais je cherche activement, je ne suis à Bruxelles que depuis peu…

-          Humm,  si vous n’avez pas de travail, cela m’ennuie, parce que ce petit loyer, moi j’en ai besoin pour compléter ma pension, alors si à un moment donné vous ne pouvez plus me payer…Nous allons être en difficulté l’une et l’autre voyez-vous….

-          Je comprends… mais j’ai quelque chose à vous proposer Madame, si je vous paie un an de loyer d’avance, accepteriez-vous ?

-          Vous avez tant d’argent ?

-          Oui, ma tante m’a laissé un petit pécule 

-          Mais vous n’avez pas de meubles si vous venez de France ?

-          Pas encore, je vis à l’hôtel pour l’instant mais je vais acheter ce qu’il me faut, j’ai les moyens, et  je suis raisonnable.

 

Décidément, elle me scrute comme si elle se posait des questions… Mon mensonge est-il inscrit sur mon front ? J’ai peur mais je soutiens son regard.

-           

-          Et bien nous sommes d’accord. Je vais établir un contrat de bail d’un an, et je vais déposer la somme que vous me donnerez sur un compte en banque. Je prélèverai chaque mois le montant de votre loyer ; pour les meubles, la cuisine est équipée, vous n’aurez rien à ajouter, la salle de douche aussi. Enfin, vous verrez bien, c’est votre affaire, revenez demain, nous règlerons tout cela. .. A propos, vous comptez emménager quand ?

-          Dès que j’aurai l’essentiel de mon mobilier, cela dépend des délais de livraison, s’il ne tient qu’à moi, avant la fin de la semaine … A propos Madame Brabant,  puisque en ce moment vous n’avez pas de locataire,  qui vous fait vos courses ?

-          Une voisine gentille…

-          Vous avez besoin de quelque chose aujourd’hui ?

-          Mais vous n’êtes pas encore entrée dans les lieux  !

-          Quelle importance …Je vous en prie, dites-moi ce dont vous avez besoin, je vais vous le chercher …

Je la vois soudain interloquée Madame Brabant, ses yeux bleus sont très brillants.

Ou elle n’a pas l’habitude qu’on lui témoigne autant de sollicitude, ou elle comprend que je veux cet appartement et que je suis prête à tout pour qu’elle me le loue, ce qui est furieusement vrai. Elle  hésite un peu, puis  accepte.

-          Et bien ma foi, j’ai surtout besoin d’un pain, d’une bouteille de lait, et d’une salade

-          Quel genre de salade ?

-          Une laitue

-          Autre chose ?

-          Ah ! oui, deux tranches de jambon peut-être, du jambon à l’os.

-          J’y vais tout de suite. Le magasin le plus proche est celui de la rue Neuve, en sous-sol ?

-          Ce n’est pas le plus proche mais c’est le plus pratique,  vous le connaissez ?

-          Oui.

-          Attendez, je vous donne de l’argent

-          Pas la peine, j’en ai sur moi, à tout à l’heure !

Je fonce dans la rue comme un ouragan … J’ai rencontré quelqu’un ! Qui plus est, une personne charmante, et cet appartement est tout ce que j’aime, une fois de plus je

ne sais pas comment je le sais, mais je le sais. Et puis l’idée d’avoir quelqu’un dont je pourrai m’occuper un peu, quelqu’un à qui parler est loin de me déplaire.

J’explose de joie ! Je lui ai menti mais ce n’est pas grave, je trouverai un jour un moyen de rétablir la vérité.

Je reviens du magasin en courant presque, je lui ai acheté quelques roses, qu’elle accepte avec surprise.

 

-          Mais je ne sais même pas comment vous vous appelez !

-          Ah ! oui, pardonnez-moi je suis si contente !

Je lui donne « ma » carte d’identité  qu’elle examine soigneusement.

-          Clémentine Mounier.  C’est joli Clémentine, moi c’est Marianne Brabant comme vous savez,  mais appelez-moi Marianne.  Et donc vous êtes seule dans la vie … Ce ne doit pas être bien gai,  jeune comme vous l’êtes … Enfin, cela ne me regarde pas.  Donc demain vous viendrez vers 14h.  J’aurai rédigé le contrat de bail, on l’établit pour un  an c’est cela ?

-          Pour commencer oui …

-          D’accord … 

Nous nous disons à demain et je ressens quelque chose de très fort qui ressemble à du bonheur.

                                                           ____

Tourbillon !  J’ai signé mon bail avec Marianne Brabant, fait ouvrir les compteurs d’électricité, payé une année de loyer et meublé mon appartement. Tout cela en 4 jours, après avoir préparé une liste sommaire des choses les plus importantes, et posé toujours la même question : « Pouvez-vous me livrer très rapidement ? »

Dès qu’une réponse négative pointait à l’horizon, je faisais mine de m’en aller et aussitôt c’était des …

« Attendez, je me renseigne, on va essayer, je vais voir, je vais faire l’impossible etc…

Et tout a fonctionné comme je le voulais, du canapé convertible au tapis berbère,  en passant par les coussins parme,  les fauteuils en osier, les deux  guéridons.

Tout  est clair, doux, confortable, les lignes sont harmonieuses.

Et puis la table ronde, les quatre chaises, le buffet bas en bois clair, la vaisselle, les ustensiles de cuisine, le linge de maison. 

J’ai fait mes choix sans l’ombre d’une hésitation, en femme qui sait ce qu’elle veut mais aussi en femme qui a l’expérience de ce genre de choses.

Cette autorité vient-elle de mon éducation, est-ce  ma mère qui m’a instruite ?

Une mère donne à sa fille ce genre de conseils,  et j’en ai eu une, bien sûr.

J’en ai une à ce jour peut-être…

Ma mère, c’est la première fois que j’y pense depuis le 8 novembre.

Qui est-elle ? Quel genre de femme ? Douce ou autoritaire, ou les deux selon les cas ?

Et mon père ?  S’aimaient-ils ? Quel genre d’homme était-ce ?  Où vivions-nous ?

Combien d’enfants avaient-ils ? Avais-je des frères et sœurs …

Et s’ils étaient gais … et s’ils m’aimaient ?  Non ! Si cela était, ils me chercheraient et la police m’aurait déjà retrouvée, inutile de rêver d’une famille.

Je n’ai plus personne. Je suis seule mais libre, et ma vie a commencé il y a environ cinq semaines.

J’ai arpenté la ville durant quatre jours ! Quatre jours ! Il ne m’aura fallu que ce peu de temps pour m’installer, me faire livrer les meubles, ramener tous les objets,  monter tout cela au deuxième, déballer, ranger, jeter les emballages.

Je suis entrée et sortie de chez moi comme un ouragan, j’ai fait du bruit, oublié de manger, regagné mon hôtel vers 22h. , épuisée et béate pour sombrer dans un sommeil sans rêves.

Je n’ai pas oublié Marianne, j’ai fait ses courses, sorti ses poubelles, et accepté, reconnaissante, les petits cafés qu’elle m’a offert sur le pouce.

J’ai réglé ma note d’hôtel.   Là, il est 20h. mais quel jour sommes-nous ?

16 décembre de l’année 2009,  je suis morte de fatigue et heureuse, me semble-t-il .

Je me fais chauffer une soupe en boite, (j’ai aussi stocké quelques produits non périssables, au cas où …) accompagnée d’une tranche de pain  beurrée et je me couche, pour la première fois dans mon lit, sous ma couverture, la tête enfouie dans mon oreiller.

La chaleur m’enveloppe,  tout est calme autour de moi … il fait bon.

Et au dedans de moi, quel temps fait-il ?  Je suis contente, enfin je crois ! J’ai fait quelque chose de fort ! Couper les ponts avec son  passé, changer de vie, voilà une action courageuse, téméraire même !

Aussitôt, mes pensées se chiffonnent… Oui, je renie mon passé, mais j’ignore ce que je renie, et j’ignore pourquoi …

N’aurait-il pas fallu identifier ce qu’était ma vie avant de décider si allègrement d’en changer ? C’est cet argent qui m’a poussée à faire cela, la facilité, le pouvoir que donne l’argent. Je me suis crue forte, mais c’est lui, sa présence rassurante qui a guidé mes actions. Et finalement cette présence,  est-elle rassurante ou angoissante ?  J’ai tendance à éluder une réalité, toujours la même. D’où vient-il ? Est-il propre ?

Il y a un instant je me croyais contente, et me voilà à présent, cherchant le sommeil, sous le poids d’une joie un peu fausse, qui bascule et m’engloutit.

Je me relève et vais dans la salle de bains, me regarder une fois de plus  dans la glace au dessus du lavabo.

Bonsoir Clémentine… Peut-être es-tu simplement stupide, peut-être te conduis-tu d’une manière inconsciente, peut – être aussi es-tu poussée par un besoin impérieux d’autoprotection,  de survie élémentaire. Et pourtant tu n’es plus une enfant…

Découragée, je retourne me coucher. A présent l’essentiel de mon organisation est accomplie, et il va falloir penser au futur. Mais demain est un autre jour…d’abord dormir.

                                                                       ---

C’est un ciel couleur « chat persan » qui entre par la verrière et, sans se gêner, couvre de gris tout mon décor.

Les manques me sautent aux yeux. Rideaux, tentures et plantes, comment ai-je pu  oublier les plantes ? Avant de me refaire une ultime liste de courses, je sors l’enveloppe brune du tiroir où je l’ai soigneusement rangée et je compte ce bel argent qui ne m’appartient sans doute pas … Il y a eu l’hôtel,  la vie de tous les jours, les achats et le loyer d’une année, et il me reste encore environ 60.000 euros. Je respire un grand coup, tout va bien, la vie commence aujourd’hui et Marianne est  décidément adorable.

Je suis passée la voir  cinq minutes, le temps de prendre un café,  de papoter un peu. Les jours de courses, je l’aide à faire sa liste et ensuite à ranger ses denrées. J’avoue craindre qu’elle me pose encore des questions sur ma famille  et il m’arrive d’écourter nos rencontres.

Il est évident qu’elle s’ennuie et souhaiterait me garder plus longtemps, mais elle est discrète et n’insiste pas. A propos de sa vie, elle ne dit rien non plus.

Nous nous mettons d’accord sur le rythme des courses et autres petits services. Pour le moment, je suis totalement libre, donc pas de soucis ; par la suite, je trouverai le moyen de lui accorder autant d’attention qu’à l’heure actuelle même si je dois choisir d’autres heures de la journée.

Lorsque je serai tout à fait installée, je l’inviterai à dîner, et je pense qu’avec mon aide et sans forcer, elle pourra  atteindre le deuxième étage.

Et puis il faudra trouver une occupation,  des amis, construire une vie si possible.

Je viens de me faire du café, avec ma nouvelle cafetière italienne et je le déguste tranquillement. Il est onze heures et demie …

Je m’accorde encore une dernière journée consacrée aux achats, et demain, je cherche du travail « activement ». Comme vendeuse par exemple, ou comme serveuse dans un snack, là je suis sûre d’en être capable, et au lieu de téléphoner et d’avoir à répondre aux premières questions, j’irai sur place, ils me verront d’abord et constateront que je suis quelqu’un de correct  Du moins, j’ai l’impression d’être et d’avoir toujours été quelqu’un de correct, ceci jusqu’à ce que mon passé ne vienne me prouver le contraire.

Bah ! Depuis quelques jours, je vais de surprise en surprise et aucune n’a été mauvaise, alors, pourquoi me faire du souci ? Je me souris dans le miroir et je décide de faire confiance à la vie.

Premier achat, un poste de radio, j’ai besoin de musique, de gens qui parlent. Je m’occuperai des CD et d’une télévision plus tard. Le choix est large, je vais sans hésiter vers un appareil de qualité, léger et portable.

Ensuite, des plantes !  Je veux de la verdure et je m’offre un palmier, une rose de Noël superbe et une plante grimpante dont je ne connais  pas le nom.

J’ai toutes les peines du monde à rentrer chez moi, mon palmier dans les bras,  sans compter qu’il lui faudra un pot plus grand et une soucoupe pour éviter les débordements sur la moquette.

Mais là, déjà, tout seul près de la verrière, il est somptueux, c’est de la vie dans ma maison.  J’ai prévenu le fleuriste que je viendrais chercher le reste plus tard dans la journée.

Après trois allers-retours, je contemple mon nouveau décor et l’émotion me gagne. C‘est bien moi qui ai construit cela ! J’en pleurerais tellement c’est beau.

Je vais d’un bout à l’autre, je reviens,  pieds nus sur le tapis… le bonheur !

Et pourtant, il me semble qu’il manque quelque chose, je ne vois quoi, mais c’est évident ; de la décoration murale bien sûr, oui, quelques reproductions… oui, ça aussi,  mais c’est autre chose, et cet « autre chose »  qui semble manquer cruellement me met mal à l’aise. Je tourne en rond et soudain je vois !  Des livres !  Aucun livre chez moi, pas même un magazine !

Mais comment ai-je pu me passer de livres ! Depuis tout ce temps ! Cela me paraît inconcevable !

Clémentine sans livres ! Je jurerais que j’en ai toujours eu autour de moi, et pas seulement quelques uns,  mais plein, plein.  Des dizaines,  plus peut-être.

La vie m’offre un petit cadeau de mémoire,  et non des moindres !

Qu’à cela ne tienne, je vais réparer cela sans attendre, mais quels auteurs ?

En flânant dans les librairies, j’ai fait de nombreux repérages, quelques noms vaguement familiers, et surtout beaucoup de nouveautés… .

J’irai à l’aveuglette ou alors je demanderai à Marianne, au risque d’attirer ses questions. Mais je ne me sens pas encore suffisamment forte pour lui révéler mon histoire, notre relation est trop récente.

Mieux vaut attendre et faire mes découvertes moi-même. Je vais retourner dans cette grande surface, il y a peut-être un rayon « livres » et s’il n’y en a pas, je me renseignerai sur place. Il est 17h.  J’ai encore le temps d’aller faire un tour.

En sortant, je passe chez Marianne et je la trouve toute défaite, pâle, le cheveu en bataille, cela ne lui ressemble pas…

-          Marianne !  Quelque chose ne va pas ? 

-          Oh ! rien de grave, une crise d’arthrose, cela m’arrive régulièrement…

-          Vous avez des médicaments ?

-          Les anti-douleurs ne me font aucun effet, et je ne supporte pas ceux qui sont plus efficaces.  Rester dans mon fauteuil, avec mon coussin chauffant, et attendre que cela passe, voilà le seul remède

-          Et si je vous préparais quelque chose à manger ?

Mon étourderie me met en danger !!!  J’ai mangé sur le pouce depuis mon arrivée ici et je me demande quelle est l’étendue de mes talents culinaires   Bah ! je pourrai toujours prétendre que la cuisine n’est pas mon point fort …

-          Vous me direz ce que vous aimez manger et comment vous voulez que cela soit préparé !

-          Je ne veux pas vous déranger

-          Cela me fait plaisir au contraire. En ce moment je suis libre, je n’ai pas encore de travail, après on verra …

-          Quel est votre métier Clémentine ?  Je connais beaucoup de gens, je pourrais peut-être vous aider ?

Cruelle question qui me met le feu aux joues …

-          En fait, j’ai quitté l’école assez tôt, bien avant la fin des études secondaires en France, et tout de suite je me suis occupée de mes parents, qui étaient très âgés.  Oui, ils m’ont eue très tard, et j’ai une sœur un peu plus jeune, qui souffre d’une déficience mentale … Donc il fallait quelqu’un à la maison… et puis,  ils sont morts.

-          Tous ?

-          Non ! mes parents…… Un peu plus tard,  il a fallu que je place ma sœur dans une institution pour m’occuper de ma tante.

-          Elle s’appelle comment ?

-          Ma tante ?

-          Non, votre sœur.

-          Sabine.

-          Ah ! et donc, elle est dans une institution à Lyon ?

-          Oui, à Lyon.

-          Elle va souffrir de ne plus vous voir.

-          Je ne crois pas, elle est très atteinte vous savez, et puis dans l’institution on s’occupe bien d’elle, elle a sa petite vie…

-          Quel âge a-t-elle ?

-          Trente deux ans … heureusement mes parents avaient tout prévu financièrement  pour elle, bien avant leur disparition, elle est très bien là où elle est, et puis j’irai de temps en temps …

-          Et après, cela a été votre tante, pendant sept ans !

-          Oui !

-          Ma pauvre petite, vous avez toujours vécu pour les autres !

-          Oui !

-          Il est temps de vivre pour vous !

-          Oui, c’est bien mon intention…

-          Et là, vous reprenez du service avec une vieille comme moi !

-          Marianne,  avec vous c’est différent, et puis … vous … vous êtes mon amie ?

Je souris bêtement, je suis en sueur … Où ai-je été chercher cette avalanche de mensonges, et comment une finaude comme Marianne  a-t-elle pu gober tout cela ? C’est affreux, je n’arriverai jamais à me sortir de ce guêpier …

-          D’accord, je suis votre amie ! Dans ces conditions, vous allez aller nous chercher six jolies petites côtes d’agneau que nous ferons cuire au grill. J’ai des pommes de terre cuites dans le frigo, vous les rissolerez et si vous m’apportez ce qu’il faut, je vais faire une vinaigrette comme vous n’en avez jamais mangé. Il y a de la salade lavée dans une boîte, le menu vous convient ?

-          C’est tout ce que j’adore.

-          Bien, alors, pour la vinaigrette, il me faut de la ciboulette, il y en a dans le congélateur, un éclat d’ail, des noix, dans l’armoire devant vous, un œuf, un jus de citron, moutarde, huile d’olive, sel et poivre, ah ! oui, aussi un peu de crème fraîche

-          De la crème ?

-          Oui, un filet, vous verrez c’est sublime, mélangée au jaune d’œuf cela donne une onctuosité très agréable !

Je dispose tout cela devant elle et je fonce à la boucherie, heureusement il y a encore des petites côtes, je prends une bouteille de vin rosé au passage et rentre en courant.

Je badigeonne la viande avec l’huile d’olive, je sale, je poivre, et j’ajoute un peu de thym trouvé dans l’armoire. Puis, je fais rissoler les pommes de terre…

-          Beurre ou huile Marianne ?

-          Je préfère beurre.

-          D’accord …

Mes mains entrent en action, rapides, efficaces,  comme si  j’avais fait cela tout ma vie, et que la mémoire des gestes était  indépendante, donc protégée. Puis, j’approche  de la table le fauteuil de Marianne et, calée dans les coussins,  elle prépare sa sauce avec les gestes précis d’un grand maître.

Le grill est chaud, les côtes sentent délicieusement bon.

Je dresse le couvert, elle me demande d’allumer deux bougies et de mettre un CD

-          Lequel ?

-          Celui qui est devant toi, Eroll Gardner, tu aimes ?  Moi, j’adore !  Sa musique  ne date pas d’hier mais je trouve qu’elle n’a pas vieilli … Qu’en penses-tu ?

-          C’est vrai, j’adore aussi !

 

J’adore Eroll Gardner,  moi? Si je l’ai dit avec un tel aplomb, cela doit être vrai.

Et c’est vrai, j’aime.

Je nous sers un verre de vin que Marianne boit, tout comme moi avec un plaisir évident. Les pommes de terres sont à point, la viande délicieuse, elle mange de bon appétit ma copine. Nous nous taisons et elle me lance de temps à autre un regard de connivence avec un petit sourire qui me semble moqueur.

La musique nous enveloppe, tout est doux, mon bonheur est complet.

Et si j’avais réellement gardé une tante pendant sept ans ?  Et si ce mensonge n’était que la surface d’une réalité oubliée ?

Je sais faire la cuisine, je suis sûre que d’autres gestes vont me revenir, comme cela, tout naturellement, avant tout le reste, d’abord les gestes bien sûr, c’est essentiel.

-          Un café ?

-          Non, merci…

-          Une tisane alors ?

-          Ca oui, volontiers ! – Regarde dans le  panier qui est sur la planche du dessus dans l’armoire, tu choisis ce que tu veux

-          Verveine ?

-          Va pour verveine !

Je viens de réaliser que Marianne Brabant m’a tutoyée, et que cela me fait un plaisir immense. Je n’oserai pas faire de même bien sûr, compte tenu de son âge, encore que …

-          Clémentine

-          Vous pouvez dire Clem, tout le monde dit Clem…(où ai-je été chercher cela ?)

-          D’accord, Clem, je voudrais te dire quelque chose de tout simple mais qui me paraît important. Tu me plais bien, tu m’as plu à l’instant où je t’ai vue et je suis à l’âge où l’on ne se trompe plus sur les gens. Enfin, plus très souvent. Alors, je veux que tu saches que  tu es la bienvenue dans cette maison, et que  tu es en sécurité ici, tu comprends ce que je veux te dire ? 

Je suis sans voix. Marianne a perçu  mon angoisse, deviné que je vivais quelque chose de particulier et elle m’offre sa confiance, simplement !

-          Oui, merci  (ma voix chevrote lamentablement)

-          Alors, va te coucher, on se voit demain

-          Attendez, je débarrasse.

-          Je le ferai.

-          Mais non,  cela va vous faire du mal.

Un silence…

-          D’accord, tu as raison.

Elle me suit des yeux, je fais notre petite vaisselle et je range la table.

-          Y a-t-il quelque chose que je puisse faire pour vous ?          

-          Me dire bonsoir et m’embrasser, si tu veux bien

 

Mon cœur fait un bond, je pense que je veux bien ! J’entoure de mes bras cette petite dame pleine d’amour, dont les joues sont douces comme de la soie froissée, et qui sent bon la joie de vivre encore.

Je l’embrasse vraiment, mes lèvres sur sa peau, plusieurs fois, comme à la campagne,  et je remonte « chez moi » le cœur en joie.

 

                                                           ___

J’ai décidé de ne plus comptabiliser les jours un par un et de ne m’occuper que des dates importantes,  des périodes, et des moments particuliers.

Hier, nous parlions  Marianne et moi, de l’importance de trouver du travail et elle me conseillait d’attendre la mi-janvier. Le moment  est mal choisi paraît-il,  nous sommes au cœur des vacances de Noël, les employeurs ont d’autres choses en tête, et tout début de janvier, il y aura les inventaires… A ce compte là, février amène le carnaval  mars ou avril escortent les vacances de Pâques etc.

Je n’ai pas envie d’en tenir compte. Si mes démarches ne doivent aboutir que plus tard,  rien ne m’empêche de me lancer dans la bataille dès maintenant.

Je n’ai aucun diplôme à présenter, aucune référence, il me reste une présentation correcte, du savoir vivre, une aptitude à communiquer, et une bonne pratique de l’anglais, le reste étant à découvrir au fil du temps. Que peut-on faire avec cela ?    Il semble que dans un magasin,  je pourrais servir à quelque chose. 

Et puisque je peux m’offrir, aujourd’hui encore, le luxe de choisir le produit, pourquoi pas une librairie ? Ou alors quelque chose de plus administratif comme une société de location de voitures par exemple ?

Je vais commencer par les librairies, il est 11h. Le matin est toujours préférable pour ce genre de démarche et je me dirige vers la plus importante, située au centre ville.

Elle est immense et s’étend sur plusieurs étages. Je m’adresse très courtoisement au personnage qui se trouve à l’accueil et je lui explique mon souhait de présenter ma candidature.  Il me regarde sans expression et d’une voix atone, il me dit :

-          Il faut envoyer votre curriculum vitae à la direction et si cela les intéresse ils vous convoqueront.     

-          Je comprends bien, toutefois voyez-vous, j’aimerais vraiment avoir un contact direct avec la personne responsable du recrutement.

-          Ce n’est pas possible, vous devez d’abord envoyer votre curriculum vitae.

J’ai compris, il est inutile d’insister… 

-          Bien, pouvez-vous s’il vous plaît m’indiquer le nom de la personne responsable ?

-          Non, envoyez votre courrier à l’attention du service recrutement.

 

Et voilà ! Ejectée comme une malpropre. Je n’avais pas réalisé que les dirigeants étaient étroitement protégés et que les rencontrer sans préalable ne serait pas aisé.

Bon. C’est une grande maison, il y a des procédures à respecter.  Seulement voilà, si j’ai compris la signification du terme « curriculum vitae »,  comment faire pour parler de ce que j’ignore ?  Mentir encore une fois ? Ils vont me demander les documents que je ne pourrai produire ; peine perdue.

Une librairie plus modeste alors ? Tiens, cette boutique de livres d’occasion que j’ai aperçue sur un boulevard en me promenant. Je m’y rends à pieds, mais en passant je vois un loueur de voitures très connu et je me décide à entrer.

Même approche et cette fois, une jeune femme charmante m’accueille :

-          Attendez, je vais voir si Monsieur Desmet peut vous recevoir.

Quelques minutes plus tard, elle revient accompagnée d’un monsieur aux cheveux gris, extrêmement élégant, qui me fait signe de le suivre.

Nous entrons dans un bureau sobrement équipé et il me fait asseoir.

-          Si j’ai bien compris ma collaboratrice, vous souhaitez nous offrir votre collaboration Madame ?

-          Mademoiselle.  Oui Monsieur, votre produit m’intéresse. C’est pourquoi  j’ai pris la liberté de forcer quelque peu votre porte.

J’affiche un sourire de commande et je simule une aisance que je ne ressens pas, loin s’en faut.

 

-          Vous avez une expérience en matière de location de voitures ?

-          Je dois reconnaître que non, toutefois je communique avec aisance, j’ai une excellente mémoire (!!!) et je parle couramment l’anglais.

-          Et le flamand ?

-          Je suis prête à l’apprendre, et j’apprends vite.

-          Ici Mademoiselle, le flamand est indispensable, et à votre accent j’entends que vous êtes française…

-          En effet, je suis née en France, en Ardèche plus exactement.

-          Ah ! je connais l’Ardèche, un bien beau pays… Et  quel est votre parcours professionnel ?

-          En fait Monsieur, j’ai quitté l’école assez tôt pour répondre à des obligations  familiales  importantes qui m’ont pris de nombreuses années et qui viennent seulement de me libérer.

-          Vous n’avez donc pas de diplôme ?

-          C’est exact 

-          Et,  pardonnez ma question, que venez-vous faire en Belgique ?

-          Mes parents étant décédés, j’avais envie de bouger.

-          Mmmm….Ecoutez, je n’ai besoin de personne actuellement,  laissez vos coordonnées à ma secrétaire et si quelque chose se libère, je veux bien envisager de vous revoir et de faire un essai. Nous avons beaucoup de clients anglophones et si vous parlez l’anglais aussi bien que vous le prétendez, cela pourrait nous intéresser.

-          Voulez-vous que je vous en donne la preuve en poursuivant  notre conversation ?

-          Je manque de temps aujourd’hui,  nous verrons cela éventuellement le moment venu.

 

Il se lève pour signaler que l’entretien est terminé,  nous nous serrons la main, il sourit du bout des lèvres.

Sa secrétaire prend mes coordonnées et me demande mon numéro de téléphone. J’affirme tranquillement qu’il est en cours d’installation,  propose de rappeler moi-même dans l’entre-temps et je me retrouve sur le trottoir les joues en feu,  pas si mécontente finalement.

Tout à coup j’ai mangé du lion et je franchis la porte de la bouquinerie d’un air conquérant.

-          « Le  patron  n’est pas là »  me dit un employé poussiéreux… Revenez à 14h.

 

J’ai le temps de rentrer chez moi manger un sandwich et me revoilà à l’heure dite.

« Il ne va pas tarder, je peux l’attendre si je veux…. ».

Je veux ! J’en profite pour faire un tour dans les rayons. Les livres sont poussiéreux, comme l’employé.  Mais c’est peut-être inévitable, ce sont des livres d’occasion, ils ont vécu. L’idée me vient de constituer ma bibliothèque de cette façon, 

Le classement se veut par genres. Romans, poésie, théâtre, philosophie, psychologie, toutefois un grand désordre règne, les auteurs sont pêle-mêle de même que les éditions reliées et brochées.

La porte s’ouvre. Un grand homme maigre et barbu, d’une quarantaine d’années,   souriant comme une lame de scie entre avec détermination. D’un coup d’œil je vois le patron, costume de velours aussi fatigué que son occupant, le visage barbouillé de poils  gris, il a l’air en colère.

Son employé me désigne et lui fait part de ma requête, il s’avance vers moi sans me tendre la main. Un surprenant regard bleu pâle dément la rugosité de l’accueil.

 

-          Qui vous a dit que nous cherchions quelqu’un ?

-          Bonjour Monsieur… (je fais tout pour que mon bonjour ne soit pas sarcastique) Je me suis permis de vous offrir ma collaboration sans savoir si vous aviez besoin de quelqu’un, simplement parce  que j’aime les livres et que travailler chez vous me plairait.

-          Vous avez déjà fait cela ?

-          Oui, en France (et encore un mensonge !)

-          Vous parlez flamand ?

-          Je parle très bien anglais.

-          J’aurai sans doute besoin de quelqu’un pour trois mois seulement. Si cela vous intéresse, vous pouvez revenir le 2 janvier.

-          Très bien, à quelle heure ?

-          8h30

-          Parfait, et quel est le salaire prévu ?

-          Vous avez quel âge ?

-          Un peu plus de 37 ans.

-          Ce sera le barème. Je le calculerai et vous le dirai. 

-          Je serai là Monsieur. Ne devons-nous pas nous engager par écrit ?

-          Je n’ai qu’une parole, si cela ne vous plaît pas,  dites-le.

-          D’accord, je serai présente le 2 janvier à 8h30

L’entretien a duré cinq minutes à peine, s’est passé debout, sans sourire ni poignées de mains. Il me tourne le dos et se dirige vers le fond du magasin.

Si cela ne me plaît pas, je ne le dirai pas ! J’ai du travail, c’est tout ce qui importe, et que mon futur patron soit un rustre n’entame pas ma joie.

L’employé poussiéreux me fait une petite mimique qui semble vouloir dire : « Que voulez-vous, il est comme cela … »  Moi, je sors en dansant.

-          Marianne ! J’ai trouvé du travail !

 

Je suis entrée comme un courant d’air sans réfléchir, c’est l’heure où elle se repose et je viens de la réveiller en sursaut

-          Oh ! pardon, je vous ai surprise.

-          C’est n’est pas grave ! Alors tu as du travail, mais c’est magnifique ! Comme ça tout de suite ? 

-          Oui,  je commence le 2 janvier,  à la bouquinerie du boulevard, comme vendeuse.

-          Et tu as  un contrat ?

-          Pas encore, j’ai vu le patron, c’est un ours. Il m’a dit qu’il n’avait qu’une parole !

-          Je veux bien,  mais cela reste une parole… tu as  parlé du salaire ?

-          Cela sera conforme au barème paraît-il.

-          Et c ‘est un emploi définitif ?

-          Il m’a dit qu’il avait besoin de quelqu’un pour trois mois, et qu’ensuite il verrait.

-          C’est déjà cela,  mais tu mérites mieux Clem, il faudra chercher autre chose.

-          Je suis allée me présenter chez ce loueur de voitures, sur le même boulevard. Là j’ai été reçue par un monsieur charmant seulement je ne parle par le néerlandais, c’est un handicap et  il n’a pu me faire de promesses. Il n’empêche, j’ai bien compris que ma connaissance de l’anglais l’intéressait.  Il m’a dit qu’ils avaient beaucoup de clients anglophones et que si un poste se libérait, il me téléphonerait pour me fixer un autre rendez-vous. Il va falloir que je fasse installer le téléphone.

-          Facile, l’installation est déjà prévue, et en attendant tu peux donner mon numéro.

-          Oh ! Marianne, je suis si contente !     

-          C’est un premier pas en effet, qui te permettra de poursuivre tes recherches avec plus de sérénité. Tiens, puisque tu m’as réveillée, viens donc boire un café.

-          Avec plaisir, quel jour sommes-nous ?

-          Je vais t’offrir un calendrier ! Nous sommes le jeudi 22 décembre Clem et dans deux jours, c’est le réveillon de Noël !

-          Ah ! oui ! c’est vrai,  j’avais oublié !

-          Décores-tu un sapin habituellement ?

-          Bien sûr !

J’ai répondu spontanément, peut-être est-ce encore un mensonge, mais cette fois, il n’est pas prémédité.

 

-          Je suppose que chez le fleuriste je vais trouver cela.

-          Sûrement !  Et moi, je dois encore avoir quelque part un peu de décoration.

Nous prenons le café, je ne tiens pas en place.

-          Je sais ce que je vais faire. Il me reste quelques jours avant janvier, je vais les mettre à profit pour me mettre au courant, ne fût-ce que déambuler  dans les rayons pour mémoriser les titres disponibles.

-          Tu auras du travail, je connais cette bouquinerie, ils ont un stock énorme

-          Vous la connaissez ?

-          Oui, à une certaine époque, j’y allais régulièrement pour me débarrasser des livres qui m’avaient été offerts et dont je n’avais plus l’utilité. 

-          Ah !  Bon ?

-          J’étais journaliste alors, et les auteurs m’offraient leurs ouvrages pour que j’en parle dans mon journal, ce qui n’était pas toujours possible.

-          Pourquoi ?

-          Manque de place, manque d’intérêt des lecteurs.

-          Journaliste ! Quel métier magnifique !

-          Ne t’illusionne pas, même sans être cloisonnés dans  la rubrique des chiens écrasés, les sujets ne sont pas toujours fascinants.

-          Sans doute, mais quand même !

-          Oh ! j’ai aimé mon métier ! Et  parce que je l’aimais,  j’en ai assumé tous les aléas.

-          Par exemple ?

-          La liberté d’expression, la volonté d’être juste, objective, des choses comme cela. La vérité de l’un n’est pas forcément celle de l’autre, sans compter qu’elle n’est pas toujours bonne à dire …

-          Mais un  journaliste a pour mission d’informer  sans déformer !   

-          Tu es jeune, tu verras que la vie se chargera d’assouplir ta rigueur…Tiens ! Les événements du 11 septembre par exemple …

-          Les événements du 11 septembre ??

-          Ne me dis pas que tu n’es pas au courant des attentats du World Trade Center ?

-          Ah ! Ouuii ! Pardon ..  (de quoi me parle-t-elle ?)

-          Plus de trois mille morts et une suspicion épouvantable entoure cet horrible    drame…nous ne saurons jamais la vérité …

-          Sans doute …

-          Tu ne t’es pas posée de question à l’époque ?

-          Si bien sûr, comme tout le monde … ( je suis au supplice…)

-          Tous ces pauvres innocents… plus de 200 personnes se sont jetées par les fenêtres, tu te rends compte !

-          Oui …

-          Dans de tels moments,  nous les journalistes, nous devrions être assurés de délivrer la vérité, mais ce n’est jamais le cas, même nos envoyés spéciaux parfois, ne sont pas sûrs d’eux ! Ce n’est pas pour rien que les responsables de la Commission d’enquête se sont désistes… Mais je te plombe le moral avec mes sombres histoires ! Parlons d’autre chose.

 

 

Habituellement, j’aime discuter avec Marianne, elle défend ses opinions avec douceur et dans le respect  des opinions de l’autre. Cependant, je suis embarrassée  du  poids de mes mensonges et de mes insuffisances, et bien souvent, nos conversations tournent court, comme aujourd’hui.

Ceci dit, il faut impérativement que je me cultive et mentalement, à l’instant, je prends la décision d’acheter un ordinateur et de me brancher sur Internet.

-          Alors ! cet arbre de Noël, regarde un peu dans le bas de l’armoire du hall d’entrée, il doit encore y avoir une boîte jaune

 

Parmi de vieilles boîtes à chaussures, un carton à chapeaux, plusieurs valises, je l’aperçois.

-          Oui, la voilà.

 

Je dépose devant elle un grand carton, décoré il y a bien longtemps avec du papier à tapisser. Fleurs orange sur fond décoloré par les années et dedans, soigneusement enveloppées dans du papier de soie,  une dizaine de boules argentées.

Leur fragilité dans le creux de ma main fait remonter quelque chose comme une émotion douce, ma gorge se serre.

-          Il n’y en a pas assez, mais c’est toujours ça

-          J’irai en acheter d’autres, Marianne, dites-moi, avez-vous un projet pour votre réveillon ?

-          Ma petite fille, un projet, moi ? Tu plaisantes, il y aura sans doute un bon programme à la télévision.

-          Et si je vous invitais à l’étage au dessus, qu’en dites-vous ?

-          Tu n’as pas l’intention de sortir ?

-          Pour aller où ?

-          Je ne sais pas, dans un endroit où l’on danse.  

-          Seule ?

-          C’est vrai, cela ne doit pas être amusant.

-          Alors ?

-          D’accord, si tu m’aides à monter la volée d’escalier.

-          Magnifique, eh bien,  je vais nous faire un  dîner de reines,  et notre Noël en vaudra beaucoup d’autres !

Quand Marianne sourit, c’est tout son visage qui s’arrondit, elle a l’air d’une petite fille.

Le fleuriste a mis tous ses sapins sur le trottoir et j’en choisis deux, pas trop grands, un pour elle,  et un pour moi. Une fois encore, je dois faire deux voyages mais j’ai le temps.

Je complète la décoration avec des boules de même couleur, des guirlandes lumineuses et des rubans de satin.

Lorsque j’entre chez elle avec le sapin, Marianne s’exclame :

-          Mais c’est chez toi qu’il faut l’installer !

-          Un pour moi, et un pour vous ! Pas de jaloux !

-          Tu es trop mignonne !

Nous installons le sien sur le buffet, et le mien à même le sol, avec toutefois un drap dessous pour récupérer les aiguilles, et je retrouve, à les garnir,  un plaisir intense.

Non seulement j’ai dû fêter Noël dans le passé, mais cela fait plusieurs jours que les connaissances de la cuisinière et de la maîtresse de maison me sont revenues tout naturellement.

Le cœur de Bruxelles est en fête, et je me laisse gagner par cette euphorie.

La perspective de passer le réveillon avec cette vieille dame que j’apprécie de plus en plus me ravit. Tout va bien dans ma vie.

En flânant dans les magasins, à la recherche de je ne sais trop quoi, mon menu s’est élaboré sans que je me pose de questions.

Apéritif au Champagne - Foie gras et sa confiture d’oignons, que je ferai moi-même, magret de canard, pommes sarladaises  - Salade composée  - Bûche de Noël.

Un « Sauternes » pour le foie gras – Un Pinot noir pour le magret.

J’aime recevoir, c’est évident. Le travail que cela engendre ne me cause aucun souci, aucune fatigue, c’est du plaisir pur.

Nous sommes le 24, j’ai promis d’aller chercher Marianne vers 20 h. afin de l’aider à monter au deuxième.

Elle est belle,  dans une robe de velours noir avec son col de dentelle, un collier de perles en sautoir. Je vois pour la première fois ses pauvres jambes qui la portent avec difficulté. Il y a vingt deux marches, et nous prenons notre temps, comme deux vieilles amies  reprenant notre souffle à chaque effort.

Nous y voilà ! Elle n’a pas encore vu mon décor et s’émerveille.

-          Quel goût tu as Clémentine ! C’est splendide, et tellement chaleureux !

-          Il manque encore les livres. Cela va venir, il faut d’abord que je trouve une bibliothèque

-          C’est vrai,  les livres sont une vraie présence, ce sont aussi mes  compagnons de vie, tu en avais en France ?

-          Oui, bien sûr ! Mais j’ai tout laissé là-bas…

 

Elle n’insiste pas, je la fais asseoir dans un fauteuil que j’ai garni de coussins  et m’assure qu’elle est confortable. Je débouche le champagne et je nous sers dans les coupes achetées hier pour l’occasion. La radio diffuse une musique douce que je n’identifie pas mais  qui est agréable.

-          A quoi allons-nous trinquer ?

-          A l’amour peut-être, qu’en dis-tu ?

-          D’accord, à l’amour… Devant mon air dubitatif, elle ajoute :

-          Impossible de savoir de quoi demain sera fait, n’est-ce pas ?

-          Comme c’est parti…

-          Tttssst … Je suis sûre que tu as déjà aimé quelqu’un ?

-          Je ne sais pas …

Et voilà, pas fait exprès,  les mots sont  sortis de ma bouche, plus possible de reculer.

-          Marianne, il faut que je vous dise …

-          Mon petit chou, je ne crois pas me tromper en supposant que tu as bien des choses à me dire, et je suis prête à les entendre, mais si tu veux mon conseil,  eu égard au dîner que tu as préparé et dont les parfums me chatouillent les narines, nous allons manger gentiment, et je t’écouterai mieux le ventre plein. Pardonnes-moi, mais  j’ai faim !

Encore une fois, elle simplifie avec élégance les choses les plus  compliquées, et installe un climat de douceur et de confiance.

-          Vous avez raison, d’abord manger ! 

-          Voilà ! Il faut faire honneur à cette jolie table, à cette belle vaisselle et à ces mets qui me font saliver comme un jeune chiot.

 

La comparaison me fait éclater de rire, et l’émotion dépassée, moi aussi j’ai faim.

Le foie gras mi-cuit est un délice, ma confiture d’oignons superbe, mes magrets cuits à point,  mes pommes sarladaises  parfumées à souhait, ma salade divine.

La bûche, achetée toute faite est plus que correcte, mais nous n’avons plus faim. Le vin nous aide, nous soupirons d’aise…

-          Mais tu cuisines à la perfection dis-moi. Où as-tu appris ? C ‘est ta mère ?

Et voilà ! La phrase qu’il fallait dire, la question qu’il fallait poser ! Elle est subtile Marianne,  elle vient d’ouvrir délicatement la porte des confidences, sans se douter de ce qu’elle va découvrir.

Alors,  je déballe tout, en vrac. Le train, l’employé, la gare, l’hôtel, l’argent,  aussi mes hésitations, mes angoisses, et surtout mes tribulations échevelées. L’histoire est rocambolesque mais elle est courte.  Cependant, elle écoute, elle écoute vraiment.

Je sens que si des pensées surgissent dans son esprit pendant que je lui parle, elles sont reliées aux mots que je prononce,  aux émotions que je décris.

Enfin, j’ai tout dit, je m’arrête net,  et je lève les yeux vers elle. Et elle sourit Marianne,  elle sourit des yeux au menton et j’ai l’impression que cela fait un moment qu’elle sourit ainsi. Elle me regarde longuement et me dit :

-          Quelle force de caractère, quelle leçon de vie ! C’est stupéfiant !

C’est cela qu’elle dit Marianne,  elle ne s’inquiète pas inutilement, ni pour elle qui découvre qu’elle reçoit chez elle une inconnue et une menteuse,  elle ne fait pas de commentaires misérabilistes, elle ne juge pas, elle ne donne pas de conseils. Non,  elle me soulève,  elle me porte !

Donc, ce qui m’a fait bouger, c’est de la force de caractère ?  Ah ! oui, peut-être. Alors c’est bien. Tant mieux ! Je ne suis donc  ni étourdie, ni inconsciente, je mène ma barque en tenant compte des vents contraires et je navigue dans le courant ?

 

-          Merci Marianne !  (Je pleure, elle ne m’en empêche pas).

-          Tu te rends compte, tu es toute neuve, c’est merveilleux ! Toute neuve et disposant  pourtant d’un acquis dont tu te sers à la demande ! C’est génial !

 

Elle rit de bon cœur, je l’accompagne, à travers mes larmes…

-          Vous croyez ? Vraiment ?

-          Mais évidemment, c’est un conte de fées ton histoire.

-          Oui, mais l’argent ?

-          Ne te fais pas de soucis à propos de  cet argent. Je suis sûre qu’il est aussi propre que toi.  Et puis réfléchis, tu as 38 ans, et tu prends un nouveau départ, c’est une chance incroyable !

-          Mais qu’est-ce que je vais faire de cette vie ?

-          Tout ce que tu voudras !  Regarde déjà comme tes aptitudes se manifestent spontanément. Ton acquis est donc bien présent, ne demandant qu’à surgir si tu lui en donnes l’occasion. Prends ton temps, tu vas aller de découverte en découverte, c’est extraordinaire !

-          Oui sans doute…

Je me sens gagnée par son enthousiasme…

-          Et pourtant, si mon passé était horrible et me sautait à la gorge un jour ?

-          Et bien tu verras ! D’ici là tu auras pris davantage d’assurance et s’il ne te plaît pas, tu lui tordras le cou, voilà tout ! Mais pense qu’il n’y a pas deux mois que tu es à Bruxelles, et que, visiblement, personne ne te recherche. Aujourd’hui tu sais, la police dispose de tous les moyens pour retrouver quelqu’un. Moi,  je me demande si les histoires que tu m’as racontées ne sont pas,

inconsciemment,  une forme de vérité. Sans doutes t’es tu effectivement dévouée,  et ne dois-tu rien à personne. Dans ce cas cet argent te serait revenu légalement  et tu es libre d’en disposer  pour te construire une vie à ta mesure.

-          Oui, c’est possible.

-          Considère les choses sous cet angle, et vois venir sans inquiétude .Déjà tu va avoir un travail, celui-ci en amènera un autre et voilà  A propos, t’es-tu déjà déclarée comme résidente à Bruxelles ?

-          Non, pas encore.

-          Fais cela dans les prochains jours. Je t’indiquerai le bureau de police du quartier ; il faut que tu sois en règle et puis le reste suivra normalement.

-          Oui, je vais m’en occuper demain.

-          Non, pas demain, c’est un jour férié, de toutes façons tu as trois mois si mes informations sont exactes, mais il faut le faire pour que tu sois en règle.

 

Nous restons un moment silencieuses…

-          Donc, vous croyez que l’on peut vivre sans passé ?

-          Et comment ! Le passé, les souvenirs amassés sont autant de freins à l’élan naturel d’un être humain ! Ou ils sont merveilleux et ils s’accompagnent de regrets inutiles,  ou ils sont pénibles et influencent nos décisions en engendrant la peur. La mémoire peut être une ennemie tu sais ! Et toi,  te voilà  neuve et libre.  Quelle chance !

-          Mais pourquoi cette perte de mémoire, pourquoi Bruxelles ?

-          Ca,   tu le sauras peut-être un jour, ou peut-être jamais, mais moi, je ne m’en plains pas …

 

Le petit sourire finaud de Marianne répond à ma question.

Nous parlons longtemps, les heures passent.   Marianne ne montre pas un seul signe de fatigue mais soudain je réalise qu’il est plus de minuit, et je raccompagne chez elle cette femme merveilleuse qui redonnerait courage à un condamné à mort.      

Première nuit de Noël à Bruxelles, dans mon appartement, et malgré la douce soirée passée avec Marianne,   le petit jour gris de ce 25 décembre qui filtre par les rideaux me ramène à mes questions.

Admettons que je fasse « table rase » de mon passé, à part Marianne, de quoi est composée ma vie ?

Quelle est la richesse de mon environnement ?  Qu’est-ce qui me fait rire ? Inutile de chercher, je ris peu et je n’ai d’ailleurs rien d’autre à raconter que les menus faits de mon quotidien vide.

Mon absence de passé mine mon avenir et je suis prise dans un terrible piège.

Toute construction que je pourrais tenter s’élèvera sur des sables mouvants, prête à tout moment à s’effondrer à la faveur d’une révélation dont j’ignore la teneur, l’importance, l’horreur peut-être.

Je suis autant à la merci de ma mémoire engloutie, laquelle pourrait ressurgir totalement ou par bribes, que d’une rencontre ici ou là, avec quelqu’un qui m’a connue et, me reconnaissant, m’entraînera dans une accolade joyeuse, ou me jettera à la face une bordée d’injures,  ou pire encore me considèrera avec dédain ou mépris.

Comment vivre ainsi,  comment ai-je pu croire qu’il était possible de réussir cette transformation, cette mystification devrais-je dire, au risque de trouver la désespérance,  même si je lutte contre l’importance qu’a pour moi l’opinion des autres, inconnus d’hier mais qui ont à coup sûr  influencé ma vie.

Dans les yeux et le sourire de Marianne,  je ne vois que bienveillance, acceptation et confiance, et tout cela vient de sa bonté naturelle. Elle semble ne plus rien craindre, ni de moi ni de personne.  Sans doute a-t-elle  trié et rangé toutes les angoisses. Elle a l’âge de la sérénité, lorsque les attentes ont disparu et que le présent prend son sens le plus subtil.

A-t-elle trouvé un sens à sa vie ?  Je ne sais rien d’elle, seules parlent ses rides profondes, ses mains sans bagues, et l’usure qui marque son corps.  Chez elle, pas de photographies d’enfants, de parents,  d’homme.

Personne ne vient la voir, seule aujourd’hui, l’a-t-elle toujours été ?  A-t-elle aimé, souffert, pleuré ?  Des hommes ont-ils traversé sa vie ?  Et moi, combien ?  Un ?  Plusieurs peut-être ?

Lorsque cette pensée m’effleure, je la chasse aussitôt. Je ne veux pas savoir, je ne veux rien découvrir de ce corps qui est le mien et je que vois tous les jours. Ce sujet m’angoisse encore plus que les autres.

Je suis peut-être une vieille fille vierge et ignorante, d’où ces rêves  de midinette qui me traversent lorsque je vois dans la rue, dans les établissements, dans le métro, ces couples rapprochés, enlacés souvent, pour lesquels semble-t-il le reste du monde est ailleurs. Je les regarde à la dérobée et si ma solitude s’aiguise, mon corps reste endormi.

Aujourd’hui, Marianne  est mon seul univers, mon seul repère. Bien sûr, j’y trouve de l’apaisement, mais  j’en mesure aussi l’anormalité. Le reste n’est que questionnement.

Les gens que je côtoie dans la rue, dans les magasins  ne m’intéressent pas. Les mots que nous échangeons sont automatiques, leurs visages glissent sur moi sans laisser de trace.  Aucun d’entre eux ne m’a attirée, suscitant le désir d’un contact, pourquoi ?  Je ne peux pas avoir toujours été si indifférente aux autres, l’élan qui m’a poussée vers Marianne  me dit le contraire ; il est vrai qu’elle est particulièrement charmante mais elle n’est pas la seule sans doute. Je veux croire que j’ai eu des amis, des amies, même si aujourd’hui je n’en ai aucun souvenir.

Dans quelques jours, chez le bouquiniste, je vais vivre mes journées avec des collègues, des clients, un patron, des responsabilités. 

Il reste que j’ai prétendu reconstruire une vie en quelques semaines.

Quelle outrecuidance ! Je suis aussi vide que le 8 novembre dernier.

Et puis non ! J’ai Marianne ! Je suis outrecuidante et injuste ! Sans elle,  rien de tout cela n’aurait été fait, je me suis démenée pour assurer le matériel et j’ai fait bon marché de ma personne profonde. J’ai colmaté les brèches avec du linge,  des meubles et de la vaisselle, et s’il est difficile de vivre sans ces éléments de base, je sais qu’ils ne suffisent pas et sa présence a joué un rôle essentiel et m’a donné l’énergie qu’il fallait.

Pour l’instant, je dois me contenter de ce que j’ai. Lorsque je serai au travail,  ma préoccupation première sera de faire ce que l’on attend de moi le mieux possible, dans l’espoir que l’on me garde.

Demain donc, j’irai à la bouquinerie, et je proposerai de me familiariser avec les livres, les prix, la clientèle. J’aurai peut-être, qui sait, un meilleur contact avec le patron.

Aujourd’hui, jour de fête, je m’emmitoufle et je sors, il est bientôt midi, l’air est vif et les rues sont encore désertes.

Non loin de chez moi, un marché de Noël avec ses échoppes, objets artisanaux  cadeaux en tous genres, boudins et vin blanc, huîtres, escargots,  gaufres et beignets, s’éveille aux premiers chalands. Ceux qui n’ont pas veillé tard et ceux qui ne se sont pas encore couchés. Des parfums se promènent et me font saliver.

Une patinoire à glace a été installée, elle n’a pas encore de valseurs mais tout cela va se remplir  petit à petit. Adolescents, couples, familles et les esseulés comme moi qui passent inaperçus, se coulent dans la foule, sans faire de bruit, si transparents que l’on pourrait se demander pourquoi ils sont sortis, et ce qu’ils sont venus faire là ; prendre l’air simplement, ou dans l’espoir d’une rencontre, ou encore juste pour parler à quelqu’un ?

-          Un petit verre,  Mademoiselle ?

Je fais un signe de dénégation et je passe. Ainsi j’ai l’air d’une demoiselle ? Demoiselle ou vieille fille ?

En fait, pourquoi ai-je refusé. J’aurais bien pris un petit verre, et même mangé quelque chose. Soit je deviens sauvage, soit je l’ai toujours été. Ce n’était pourtant pas difficile de m’approcher du stand en souriant et de dire : «         Mais quelle bonne idée, que m’offrez-vous ? »

J’aurais parlé à quelqu’un, du temps qu’il fait, nous aurions échangé quelques considérations sur les fêtes de fin d’année, la fréquentation du Marché de l’an dernier par rapport à cette année ci, j’aurais dû dire que l’an dernier je n’étais pas en Belgique, il m’aurait demandé où je me trouvais et j’aurais inventé,  menti encore et encore. Il valait mieux que je rentre chez moi.

Demain, ou après-demain, j’en prends l’engagement, je vais m’acheter un ordinateur, me renseigner pour prendre des cours, et aussi un téléviseur et des CD de musique.  Ce sera l’occasion d’écouter différents styles et de titiller ma mémoire endormie.

Je traverse le jardin désert et sur la porte d’entrée, un mot est épinglé : « Passe me voir veux-tu ?  - signé Marianne.

Qui a placé ce mot à cet endroit, au pied de l’escalier impraticable pour elle ?

Je craignais qu’elle ne soit fatiguée et j’avais l’intention de la laisser se reposer, mais la voilà toute fraîche qui  m’accueille avec le sourire.

-          Bonjour Marianne ! Bien dormi ?

-          Oui ! Pas assez, mais très bien,  où était-tu passée ? 

-          J’ai fait un tour au marché de Noël

-          Tu as bien fait,  c’est toujours un peu la même chose mais c’est joli. J’y allais lorsque j’étais valide !

-          C’est vrai, c’est sympathique. J’ai faillé m’arrêter pour manger quelque chose, puis j’y ai renoncé.

-          Pour manger quoi ?

-          En fait je ne sais même pas ce qu’ils servaient. Le monsieur m’a simplement proposé un verre. C’était des huîtres je crois…

-          Et tu les aimes

-          Oui !  Enfin de crois…

-          Eh bien, si tu avais été là,  je t’aurais présenté  Stanislas

-          Qui est-ce ?

 

-          C’est un ami, enfin c’était surtout un collègue de travail, bien plus jeune que moi. Lorsqu’il a débuté je l’ai eu peu aidé, il manquait totalement de confiance en lui, persuadé que tout ce qu’il écrivait était mauvais… Il a bien changé heureusement…

-          Ah ! bon, il n’est plus journaliste ?

-          Oh que si ! Il est le patron et le rédacteur en chef d’une revue professionnelle spécialisée dans la rénovation de l’habitat.  Il a bien mené sa barque, avec talent et avec sérieux. Il a habité le rez-de-chaussée pendant quelques années, lorsqu’il était célibataire. C’est lui qui a planté les lilas, la glycine et le magnolia, tu verras comme c’est splendide, le magnolia fleurit le premier, vers fin mars, puis la glycine s’y met, et enfin les lilas…. Il a la main verte Stanislas. Et c’est un garçon romantique ! Il disait qu’il ne pouvait vivre sans fleurs… J’aimais sa compagnie, il mettait beaucoup de vie dans la maison, il avait plein d’amis, tous très agréables, il organisait des soupers dehors, avec des grillades, j’étais toujours invitée … Bien sûr je n’acceptais pas toutes ses invitations. Les jeunes avec les jeunes, les vieux avec les vieux… Cela remonte à presque vingt ans, j’étais en pleine forme à cette époque, et j’aimais rire… Enfin j’aime toujours rire, ce sont mes jambes qui pleurent… Et puis il s’est marié et il est parti… Mais il vient chaque année à Noël et m’offre des fleurs ou des chocolats, ou un livre…

-          Il y a longtemps donc que vous vous connaissez !

-          Oui, comme je te le dis, cela doit faire près de vingt ans. Oh ! oui, il a bien dans les quarante ans,  Stanislas !

-          Je me demandais aussi qui avait placé ce mot sur la porte du rez-de-chaussée…

-          Je voulais te le présenter, au cas où il aurait un travail à te proposer dans son journal, on ne sait jamais mais il ne pouvait pas attendre

-          C’est gentil Marianne,  mais j’ai ai un travail à présent. Ce n’est que pour trois mois, je sais, mais ils me garderont peut-être ?

-          Tu as raison, mais poser plusieurs jalons n’est jamais mauvais. Je crains que tu ne sois pas très bien payée dans cette bouquinerie. Il ne t’a même pas donné le montant de ton salaire, cela ne me paraît pas très régulier. Il pourrait profiter du fait que tu as vraiment besoin de travailler et que tu ne le caches pas.  C’est pour cela que j’ai parlé de toi à Stanislas, on ne sait jamais de quoi demain est fait.  Si un de ses collaborateurs le quitte, je suis sûre qu’il pensera à ce que je lui ai dit et que nous le verrons revenir…Et lui c’est un type bien, c’est moi qui te le garantis !

Je ne veux pas la contrarier, elle a l’air si contente, et puis elle a raison, mon avenir est bien incertain.

 

-          Dis-moi, tu n’as donc rien mangé ?

-          Non, mais je n’avais pas vraiment faim

-          Eh bien, je sais que ce n’est pas l’heure mais  je te propose que nous fassions un sort au gâteau que Stanislas m’a apporté et que je ne finirai de toutes façons pas toute seule  … qu’en dis-tu ? Avec un bon café ?

J’accepte avec joie, ma journée s’éclaire.  Je m’occupe du café,  découpe le gâteau qui est énorme et ne m’inspire pas, mais qu’importe.

Effectivement, dès la première bouchée cette abondance de crème m’écœure, Marianne  s’en aperçoit aussitôt

-          Tu n’aimes pas ?

-          J’avoue,  il y a trop de crème

-          Je te comprends,  la crème au beurre c’est bon mais c’est très lourd. Cela ne ressemble pas à Stanislas d’avoir choisi cela, il devait être pressé…

-          Sa femme était avec lui ? Ils ont des enfants ?

-          Sa femme ne vient jamais avec lui, et je sais qu’ils n’ont pas d’enfants. Mais tu me connais, je ne pose pas de questions, il me dit ce qu’il veut me dire… En fait je ne l’ai jamais vue, ils se sont mariés en Espagne je crois. Je n’ai donc pas assisté à la noce…

-          Vous semblez avoir beaucoup d’estime pour lui

-          Oui, je te l’ai dit, c’est un type bien, et un grand professionnel. Son magazine est reconnu … Dans le monde de la presse, durer n’est pas toujours facile

-          Pourquoi ?

-          Savais-tu que la vente d’un numéro ne couvre pas les frais d’impression et de distribution ?

-          Non, pas du tout !  Et comment la revue subsiste-t-elle dans ces conditions ?

-          Uniquement grâce à la publicité ; sans elle, rien ne serait possible

-          Je comprends maintenant la présence de toutes ces pages. L’autre jour, je voulais acheter une revue féminine, et c’est ce qui m’a découragée…

-          Cela fait des années que c’est ainsi, mais quand même, c’était moins grave avant.

-          Marianne, pourriez-vous me prêter un livre, je n’ai pas encore eu le temps de me constituer un embryon de bibliothèque et lire me manque…

-          Bien sûr, fais ton choix …

Il y a quelques jours, j’ai jeté un coup d’œil sur sa bibliothèque et j’ai constaté que certains auteurs semblent être ses grands favoris puisque de nombreux titres sont présents :  Pierre-Jean Rémy, Jean d’Ormeson, John Updike, Milan Kundera, Eric Orsena… et rares sont les titres isolés.  Embarrassée,  je n’ai  su que prendre.

-          Veux-tu un conseil ?

-          Oui, avec plaisir. Comment saurais-je ce que j’aime ?

-          Eh bien tiens, prends celui-ci, c’est un joli roman d’amour de Jean d’Ormeson, « Un amour pour rien ». L’histoire est banale mais c’est un auteur que j’adore et qui décrit remarquablement la confusion des sentiments

-          Tout à fait ce qu’il me faut alors…Merci …A demain…

J’embrasse mon amie et je remonte chez moi, pressée de commencer ma lecture. Il fait doux, pour une fois l’absence de musique ne me dérange pas, je suis lovée dans mon canapé, calée dans les coussins, une tasse de thé à proximité, les questions s’éloignent, je suis presque bien…

Curieuse semaine, j’ai lu le livre de Jean d’Ormeson avec délectation.  Marianne a dit vrai, si l’histoire manque d’intérêt,  l’écriture est superbe. Ensuite, j’ai terminé mes achats, arpenté la ville,  me suis promenée dans un bois, le « Bois de la Cambre », fait le tour d’un lac, visité le musée de la bande dessinée,  acheté d’autres vêtements, des livres, des CD. Fait des courses « ménage », et appelé le médecin pour Marianne qui est alitée. Une nouvelle crise d’arthrose la fait souffrir, elle ne peut plus bouger. J’ai voulu passer du temps avec elle mais elle m’a chassée gentiment, prétextant qu’elle voulait dormir, je sais qu’elle veut m’épargner.      

La ville est à nouveau pleine d’agitation, le réveillon de l’an se prépare. Celui – ci sera moins agréable que le précédent et je suis impatiente de voir arriver le 2 janvier, je commence à m’ennuyer.

Aujourd’hui 31 décembre. Je suis passée au magasin, n’y ai trouvé que le personnage falot plutôt de mauvaise humeur, qui a prétendu que,  le patron n’étant pas là, il ne pouvait décider de me laisser me balader dans le magasin. Je n’ai pas osé lui dire ce que je pensais de son accueil et suis rentrée aussitôt.

Avec mon aide,  Marianne s’est levée, elle a répondu évasivement à ma proposition de souper toutes les deux et de fêter tranquillement l’an neuf.

Je sors avec l’intention de lui acheter un cadeau, et  après de nombreuses hésitations, mon choix se porte sur un plaid en laine polaire  très grand, très rose, très doux,  avec lequel je suis  à peu près sûre de lui faire plaisir. 

Elle déballe le paquet avec des gloussements de souris, s’enroule dans le plaid avec des soupirs d’aise,  me dit que je n’aurais pas dû… mais qu’elle est ravie …Elle a plus de 80 ans , et une fois encore, je vois une petite fille…

-          Moi aussi j’ai un cadeau pour toi. Tu sors ce soir !  

 

Je suis stupéfaite

 

-          Je sors, moi ?

-          Oui, tu sors, toi !

-          Mais avec qui, où, quand ?

-          Et bien ce soir, tu es invitée au réveillon organisé par Stanislas et sa femme

Une sourde colère m’envahit soudain. Je ne connais pas ces gens, je n’ai pas spécialement envie de parler, je voudrais rester chez moi. Pourquoi me fait-elle ce coup-là ? En voyant mon visage,  elle semble s’amuser de mon désarroi.

 

-                      Tu vas faire un effort, voilà tout. Cela fait combien de jours que tu vis cloîtrée ici ?

-                      Mais j’y suis bien Marianne… Tellement bien…

-                      Sans doute,  mais tu n’as pas l’âge de t’enfermer.

-                      En plus je n’ai rien à me mettre.

-                      J’ai déjà entendu cela quelque part, tu as tout le temps d’aller t’acheter ce qu’il te faut, Stan vient te chercher à 22h.

 

J’ai dissimulé ma contrariété avec peine. En vérité je suis tellement furieuse que j’en pleurerais. Que vais-je aller faire chez ces inconnus ? C’est elle, j’en jurerais,  qui a appelé ce Stan pour lui demander de m’inviter, et lui n’aura pas osé refuser  même si cela lui déplait.

Et sa femme, comment aura-t-elle réagi ?  Une inconnue qui s’impose à la dernière minute ! Je vais me retrouver parmi eux comme une pièce rapportée, j’ai horreur de cela. Je charrie ces pensées négatives en arpentant une fois de plus les rayons du grand magasin à la recherche, cette fois,  d’une tenue de réveillon et je suis à ce point emballée à l’idée de cette soirée que je choisis dans la foulée un pantalon en crêpe noir et un chemisier,  noir lui aussi. J’entends d’ici Marianne me demander si je me suis habillée pour aller à un enterrement.

Allons ! J’ai une amie qui s’évertue à me rendre la vie agréable et j’enrage !

Quelle curieuse réaction.  Il est temps de modifier le cours de mes pensées.

Je fais les frais d’une belle  écharpe de soie rouge et d’une paire d’escarpins, rouges eux aussi. L’ensemble est à la fois sobre et élégant, du moins je le crois.  

Heureusement,  je suis allée chez le coiffeur hier. Je prends le temps de me maquiller avec soin et je  vais me montrer à Marianne qui approuve, elle affiche un air coquin qui achève de m’énerver.

On sonne, c’est Stan.

Les salutations sont polies, sans plus. C’est un grand garçon pas très beau, mais je suis tentée de lui accorder ce qu’il me semble pouvoir appeler « une gueule », intéressant donc. Un mètre quatre vingt probablement, il est en jean et en pull et moi, je me sens ridicule. 

-                      Je ne veux pas vous presser mais on m’attend à la maison. On y va ?

-                      Oui, merci.

Un baiser à Marianne dont le petit visage chiffonné marque  soudain l’inquiétude Il descend l’escalier quatre à quatre sans m’attendre, et je me hisse, en m’agrippant à la main courante,  dans une grande voiture haute sur pattes. Il démarre presque en trombe. 

Nous allons en silence pendant quelques minutes et notre malaise remplit l’habitacle.

-                      Excusez-moi de vous avoir bousculée mais j’ai été retenu au bureau, ma femme nous attend et comme vous voyez, je ne suis pas encore habillé

-                      C’est moi qui devrais m’excuser de vous avoir,  en plus,  fait faire un détour, voilà ce que c’est que d’être l’ami d’une dame exquise et de ne pas pouvoir lui refuser un service.

-                      Vous vous trompez, c’est moi qui ai appelé Marianne  pour lui présenter mes vœux.  Je croyais que vous passiez le réveillon toutes les deux,  mais quand j’ai appris qu’elle était souffrante et voulait se coucher tôt,  j’ai proposé que vous vous joigniez à nous. 

-                      C’est très gentil mais pourquoi ? Vous ne me connaissez pas.

-                      Il faut connaître les gens pour faire un geste envers eux ?  Marianne m’a parlé de vous et je sais que vous venez d’arriver en Belgique,  voilà donc une occasion de nouer quelques relations, c’est tout.

-                      Et bien, merci beaucoup.

-                      Je vous en prie.

Quel  curieux bonhomme. Son visage fermé, le ton  de sa voix démentent ses paroles. Je suis sûre qu’il ment, c’est Marianne qui l’a sollicité.   L’invitation généreuse qu’il me décrit ne peut venir de lui.

Oh, et puis zut, si je m’ennuie, j’appelle un taxi et je rentre.

Nous traversons un quartier de villas, entourées de jardins, et stoppons devant une grande bâtisse carrée, qui ressemble plus à un bunker qu’à une maison d’habitation.

Lorsque la voiture s’engage dans l’allée de gravier, les lumières s’allument automatiquement. Ce n’est pas une maison de pauvre dans laquelle je vais passer de l’an 2009 à l’an 2010.

-          Excusez-moi, mais par facilité, nous allons passer par le garage.

-          Je vous en prie.

 

Je le suis dans l’escalier des communs et sur ses talons, j’entre dans une grande pièce spacieuse pleine de plantes vertes. Ce n’est que le hall…

-          Par ici, tenez…

Il m’indique un salon deux fois plus grand à lui seul que tout mon appartement et de la main, m’offre un fauteuil dans lequel j’essaie de m’asseoir élégamment mais qui m’engloutit aussitôt.

-          Excusez-moi, je vais voir où est ma femme. Nos invités ne vont pas tarder … Euh… Je vais m’habiller…Excusez-moi je ne vous ai pas demandé si vous vouliez boire quelque chose ?

Décidément cet homme passe son temps à s’excuser !

-          Non, merci, pas encore, je me réserve pour la suite.

S’est-il rendu compte que je me moquais méchamment de lui ? Je ne le saurai pas, il est parti, et me voilà seule dans cette pièce immense et froide,  pourtant décorée avec goût.

Meubles de prix, tableaux modernes, vrais ou faux,  allez savoir, mais beaux. Eclairage indirect, coussins, tapis épais, je n’ai pas le temps de tout détailler…

 

-          Bonjour !!!  Je suis désolée de vous recevoir ainsi, mon mari est une brute, il ne m’a même pas prévenue, je serais descendue pour vous accueillir, excusez-nous (encore ! ce doit être un « tic » familial)  mais nos invités ne vont pas tarder, vous verrez ils sont charmants, vous serez tout de suite à votre aise  (j’ai l’air si mal à l’aise que cela ?)  Je vous sers un  Martini ?

-          Si vous voulez, oui, merci  …

Finalement, pourquoi pas un martini.  Un peu d’alcool va nous détendre,  l’atmosphère et moi.

La femme qui vient d’entrer et de m’interpeller, la voix haut perchée,  est très belle. Grande, plus grande que lui peut-être, très haute en couleurs, très maquillée, parée comme son arbre de Noël, très grand lui aussi. 

Comme lui, elle clignote et scintille de sa bouche très rouge, très ouverte sur un sourire feint. Je serais une petite fille, je lui trouverais un air de sorcière avec sa robe de lamé or et ses cheveux de la même couleur, et elle me ferait peur….

Je suis une petite fille et elle me fait peur… Je réussis à m’extraire du fauteuil glouton, elle me tend un verre.

-          Et comme çà, vous venez d’arriver en Belgique … Vous trouvez comment ? Ca vous plaît ?

Elle ne s’est pas servie pour m’accompagner, et je suis là debout, le martini à la main, supportant vaillamment sa curiosité insolente.    

 

-          Très bien, très joli, très agréable, les gens sont très gentils …

J’en fais trop, j’en suis consciente

-          Oui  nous, en Belgique, on ne fait pas beaucoup de « tralala », mais quand on donne son amitié, on la donne. Vous en France, vous faites plus de tralala, non ?  Enfin, je dis çà,  ne le prenez pas mal hein ?

-          Je ne le prends pas mal, vous avez sans doute raison, nous faisons du « tralala ».

Si je me regarde dans la glace, là, maintenant, mon sourire va me faire peur lui aussi. Heureusement, le carillon de l’entrée retentit, elle se précipite, se jetant d’un pied sur l’autre, probablement à cause de ses talons gigantesques et j’entends des gloussements, des éclats de rire, des congratulations venant du hall.

La voilà qui revient accompagnée de quatre personnes. Les hommes sont en habit, les femmes font penser à des aras. Il y avait déjà la dorée, s’y ajoutent une écarlate et une émeraude. Soie sauvage et surexposition de bijoux qui ne sont sûrement pas en toc mais qui en ont l’air, tellement il y en a.

Mon Dieu qu’est-ce que je fais là ??? Marianne ,  au secours !

Je me présente …

-          Clémentine Mounier, je viens de France.

-          Mounier ? ou Meunier ? dit l’habit « 1 », cent vingt kilos,  sanglés dans du drap noir à revers de satin. 

-          Mou… Mounier

-          Ah ! j’avais mal compris ! Sinon, on pouvait chanter « Meunier tu dors »  hein ? » Mais c’est encore trop tôt dans la soirée hein !… (Gros rire gras)

-          Gérard, ne commence pas !  

C’est le mari de l’écarlate,  elle fait semblant de s’offusquer, mais elle le trouve très drôle !

-          Et de où çà,  en France ?

-          De Lyon.

-          Ah ! Lyon, on mange bien à Lyon.

-          Oui, dans les bouchons (d’où ai-je sorti cela ?).

-          Ils ne sont pas tous bons hein ! Mais moi,  je les connais et  je peux vous dire  ceux où vous devez aller. Et  même vous pouvez aller de ma part… vous dites « le belge » et vous serez bien servie, c’est garanti !

 

L’habit « 1 »  veut montrer qu’il connaît sa géographie gastronomique.

-          Gérard, ne fait pas étalage de ton savoir s’il te plaît. Pardonnez-lui Madame, il se vante toujours, c’est un gamin !  Je peux vous appeler Clémentine ?

L’habit « 2 » est plus policé mais son air cauteleux ne me dit rien qui vaille. L’émeraude, qui lui a pris le bras d’un air conquérant,  me regarde sans rien dire.

-          Oui, bien sûr, je vous en prie et je suis ravie que vous m’acceptiez parmi vous.

-          Mais comment donc, vous êtes charmante. C’est une très bonne idée de vous avoir invitée, et nous sommes tous les trois amateurs de jolies femmes… A propos, où est-il notre troisième ?

-          Il a pris du retard au bureau, pour ne pas changer, et même un soir de réveillon.

-          C’est moi qui suis responsable de son retard,  il  est venu me chercher.

-          Mais non, mais non, Stan est toujours en retard, son boulot passe toujours avant tout le reste… (sourire grimaçant de la robe dorée)  Et le reste, c’est moi !

Je suis au supplice ! Oui, je vais faire le maximum, je fais déjà le maximum pour être civile, aimable, dans le « ton » mais je ne tiendrai pas jusqu’à minuit, c’est sûr !

Je me demande ce que je vais bien pouvoir inventer pour partir avant les douze coups de minuit. Je pourrais simuler un embarras gastrique ?  Une nausée peut-être ?  Je les imagine déjà les trois perroquets, protégeant leurs beaux atours de mes éventuels débordements, avec l’air navré de celles que l’on a forcées à se mésallier un soir de réveillon !

Mais non ! Je ne vais pas faire cela, pour Marianne je vais me contenir. Elle m’a bien dit qu’elle ne connaissait pas la femme de Stan. Ni la femme,  ni les amis par conséquent. Ce n’est donc pas de sa faute. Elle a voulu que je m’amuse, et je m’amuse, mais je m’amuse !!! Si je parviens à prendre un peu de distance,  peut – être pourrais-je effectivement m’amuser rien qu’à voir ces pantins faire semblant d’être drôles.

Tout le monde rit à la dernière flèche de Sophie (c’est le nom de la robe dorée, je viens de l’entendre) lorsque Stanislas entre, en habit lui aussi. Je lui trouve soudain beaucoup d’allure, pour un peu il serait beau.

Il salue tout le monde, dépose un baiser sur la joue de sa femme, et s’excuse encore une fois d’être en retard.

En le regardant plus attentivement sous les lumières, je lui vois un visage crispé, narines froncées et joues creusées par une  émotion qui ressemble fort à de la colère difficilement contenue. Sur sa joue gauche un peu de sang, il a du se couper en se rasant. Je note au passage ce détail sans importance.

Après deux Martini  j’ai la tête qui tourne, heureusement nous passons à table. Les conversations sont toujours d’une grande platitude. A présent je sais que « 120 kgs » se prénomme Gérard et sa femme Isabelle, le cauteleux Jean-Pierre et sa femme Madeleine.  Je n’aurai pas plus de difficultés à oublier ces prénoms que je n’ai,  en ce moment,  à les mémoriser. Je ne reverrai pas ces gens là.

-          Eloïse nous a ramené un garçon épouvantable à la maison. Je lui ai dit clairement : Une fois mais pas deux Eloïse,  surveille tes fréquentations !

 

Madeleine parle sans doute de sa fille … Je vais chercher mon sourire le plus engageant et je demande

-          Qu’avait-il d’épouvantable ? 

J’ai demandé cela fort obligeamment, d’un air aussi détaché que possible.

-          Ecoutez, moi je ne suis pas raciste, mais à l’université aujourd’hui, je serais bien curieuse de savoir combien il y a de belges, enfin belges ou français ou italiens, des européens quoi… Quand on pense à ce qu’on paye pour ces études ! Les fréquentations je ne vous dis pas !  Alors Eloïse évidemment, elle va toujours là où elle ne devrait pas ! La plupart de ses copains sont noirs, mais quand ils sont propres et bien habillés, je ne dis rien. Ca m’ennuie, mais je dis rien, mais alors celui-là ! Un noir qui arrive avec un jean sale et ne sait même pas dire  bonjour, je n’accepte pas…

-          Ces jeunes gens sont loin de chez eux et n’ont sans doute pas de parents qui veillent  à leur éducation ? 

 

Je n’ai pas pu me taire…

 

-          C’est bien ce que je dis, il faut surveiller ses fréquentations. Qu’il n’ait pas de parents,  ce n’est pas mon problème, et ce n’est pas une excuse !

Qu’est-ce que j’ai envie de m’en aller !  La circulation routière, l’abondance de voitures étrangères, les fréquentations dangereuses des jeunes à cause de tous ces étrangers sans éducation,  et le service dans les hôtels 5 étoiles qui laisse de plus en plus à désirer, voilà l’épaisseur des conversations, et mon intervention vient de jeter un froid.  Un ange passe.

Heureusement, voilà le second plat,  une femme en tablier blanc fait le service, et sans aucun doute,  une autre personne œuvre en cuisine.

Délicieuse l’entrée froide ! Une salade délicate accompagnée de magret de canard fumé et d’une petite tranche de foie gras.

Nous passons à l’entrée chaude, des huîtres en sauce, truffes et champagne, une merveille. Si  moi je perds mon temps, ce n’est pas le cas de mes papilles.

A l’arrivée du plat principal, les conversations opèrent un virage vers la politique. Je n’y connais rien, je me tais et je remarque que Stan et sa femme se taisent aussi. Elle opine de la tête de l’air entendu de celle qui n’y connais rien et qui laisse pérorer les autres et Stan regarde son assiette comme s’il comptait y découvrir  la solution miraculeuse d’un problème d’arithmétique complexe, nous sommes donc au moins deux à être des pièces rapportées dans cette soirée.

Je les observe tous les six qui jacassent, félicitent Sophie pour la « poularde à la périgueux » sans avoir l’air d’apprécier vraiment, et je me demande ce qu’ils ressentent au fond d’eux-mêmes. Sont-ils heureux ? Veulent-ils à tout prix le croire ? Et s’ils font semblant, en sont-ils conscients ? Peut-être sont-ils englués dans leur monde, tout simplement , et ne se posent-ils pas de questions.  

Les heures se sont écoulées. Stoïque, j’ai fait honneur au repas, avalé la pièce montée, bu le café, refusé les liqueurs et prétexté la santé de Marianne pour demander que l’on m’appelle un taxi.

Personne n’a fait la moindre tentative pour me retenir, et je considère que je m’en sors indemne, moi qui avais tellement peur que l’on me questionne sur ma vie. A part mon origine Lyonnaise, ils n’ont manifesté aucun désir d’en savoir plus sur moi.

C’est très bien, rien sur ma situation de famille, rien sur ma situation sociale, je reste une inconnue pour eux et c’est parfait.

La maison dort, Marianne aussi,  tout est calme. Je regagne mon lieu clos, mon espace protégé, j’enlève mes habits de « fête », et avant d’aller me coucher je prends une douche qui me lave de tout souvenir de cette soirée.

Conclusion, il y a bel et bien des souvenirs dont on souhaite ardemment se débarrasser.  

J’ai dormi agitée d’un sommeil plein de rêves dont je n’ai conservé que quelques bribes, bien qu’ils m’aient donné l’impression d’avoir occupé ma nuit entière… Le réveillon se poursuivait sur le pont d’un petit bateau et les hommes ne connaissaient rien à la navigation. Stan était le seul compétent mais il était couché sur le sol, ivre mort et refusait de bouger. Les femmes, dans leurs belles robes,  hurlaient que nous allions chavirer, les hommes tentaient de le relever, il semblait peser trop lourd, ils avaient bu eux aussi, tout était chaotique, et j’ai vu les yeux de Stan révulsés. Je me suis dit qu’il était mort, et je me suis réveillée. 

                                                             ____

Soirée abominable s’il en fût ! Marianne va m’en vouloir de n’avoir pas raccompagné sa petite copine. Mais quelle idée aussi de me coller cette femme que je ne connais pas  un soir de réveillon, et pour couronner le tout, avec les amis de Sophie que je ne peux pas supporter !

C’était trop me demander. Le taxi l’aura ramenée sans soucis et j’appellerai pour m’excuser.

De toutes façons j’étais crevé, j’avais trop bu, c’eût été dangereux pour elle et pour moi,  et Sophie m’aurait fait une scène au retour… Trop tard dans la nuit pour que j’assume.

 Il faut dire que je l’ai fort peu regardée, un peu vieille fille éteinte il me semble. Je me suis arrêté à mon impression première, une femme  fermée, juste polie, au sourire aigu, serré.  Je n’avais aucune envie, mais alors aucune envie d’être aimable moi-même, l’idée de ce réveillon me soulevait le cœur et la demande de Marianne m’a fortement contrarié. Mais voilà, j’ai une grande tendresse pour elle, qui elle-même semble très attachée à cette Clémentine. Je ne pouvais pas refuser, sans compter que j’aurais ma vie durant une dette à l’égard de Marianne qui m’a porté, plus d’une fois,  à bout de bras. Lorsque je lui rends visite,  elle semble heureuse de me voir et,  que je passe avec elle  une heure ou plus, que je vienne avec des fleurs ou les mains vides, son accueil est toujours joyeux et chaleureux. Marianne pourrait être ma mère, ma sœur, mon amie de toujours, elle est tout cela à la fois. J’ai donc dit « oui » sans penser une seconde que cette présence inconnue pouvait m’être désagréable.

Comme prévu, lorsque j’ai appelé Sophie pour lui annoncer que nous allions avoir une convive de plus, je me suis fait recevoir fraîchement. Bien qu’elle ne connaisse pas Marianne (j’ai toujours soigneusement évité de les mettre en présence, on ne mélange pas l’huile et l’eau), elle ne supporte pas de m’entendre chanter ses louanges.

« Mon mari recrute ses copines dans les maisons de retraite… »

 chante-t-elle sur le ton d’un  sarcasme dont elle connaît toutes les gammes.

Et je mords à l’hameçon en grognant que Marianne est mon amie, pas ma copine, et que précisément l’amitié se moque des âges etc.etc. Je suis stupide, je sais que je n’ai pas à justifier le lien qui m’unit à cette femme  merveilleuse, nos quelque trente ans d’écart ne nous empêchant pas d’être parfaitement en harmonie.

Hélas, ce  n’est pas vraiment le cas  avec Sophie, et notre intimité de couple ne comble pas une cruelle absence de complicité.

Je n’ai pas pu répondre aux questions que Sophie m’a posées au téléphone  sur l’identité de notre « invitée », son âge, d’où vient-elle, que fait-elle dans la vie, pourquoi Marianne nous demande-t-elle cela à nous ? Elle veut donc gâcher « notre » réveillon etc.

J’aurais dû me taire,  je n’ai pas pu, et ma pensée s’est exprimée toute seule…

 

-           Notre » réveillon ?  « Ton » réveillon serait plus exact. Tu sais que je ne supporte ni Jean-Pierre ni Gérard, encore moins leurs bonnes femmes,  et ce sont eux que tu invites. Alors foutue pour foutue, l’ambiance de la soirée est  d’ores et déjà annoncée, et rien ne pourra  aggraver la situation. En ce qui concerne Marianne, oui, je suis attentif à lui faire plaisir, ne t’en déplaise ! »

-          A ce que je vois, ta décision de tout  gâcher est prise, alors amène « ta » copine puisque « ta » Marianne y tient, mais ne compte pas sur moi pour être aimable !

-          J e t’en prie, sois naturelle ma chérie et tu n’auras aucun effort à faire… »

 

Nous aurions pu continuer sur le même ton, j’ai raccroché, et  traîné au bureau après le dernier verre pris avec les collègues,  les dernières accolades et les derniers vœux. J’ai arpenté les lieux, passé ma main sur les objets, un manteau oublié accroché à la patère, éteint et rincé la cafetière, et décidé de ne pas râler contre Justine qui m’a déjà fichu en l’air trois percolateurs en les laissant allumés pendant tout le week-end.

Ma vie est ici,  au journal. C’est mon enfant, mon œuvre, c’est lui qui me fait vibrer et à chaque parution, c’est la même angoisse et la même joie démesurée.

Il va bien mon journal.  Je ne devrais pas dire journal d’ailleurs, ce n’en est pas un puisqu’il s’agit d’un mensuel, mais j’aime le terme, et je l’utilise par plaisir.

C’est aussi un challenge de fidéliser ses lecteurs et c’est ma fierté d’y parvenir depuis près de 10 ans.

Je serais bien resté ici à revoir les copies du prochain numéro, mais il y a Sophie, notre vie qui, même si elle ne ressemble pas à l’idée que je m’en faisais s’articule autour d’un faisceau d’habitudes. Le « train-train » qui est en marche et que ni elle ni moi n’avons le courage de stopper en tirant sur le signal d’alarme.

Je me suis  enfin décidé à éteindre les ordinateurs, les lumières, à fermer les portes, et pesamment je me suis installé au volant de ma voiture.

J’ai senti l’amie de Marianne un peu sur le qui-vive, mais envahi de pensées contradictoires, je n’y ai pas vraiment pas prêté attention, de même que je n’ai guère été attentif à faire œuvre de convivialité. Si comme je le crains mon attitude a été réfrigérante, le reste du groupe n’a pas dû adoucir sa première impression.  En pensant à elle, soudain, j’ai un sentiment de gêne qui ne changera rien au fait. La soirée s’est déroulée dans une fadeur indescriptible ;  les gens ont parlé, ri, bu et mangé, et les heures se sont écoulées.

C’est à moi qu’elle a demandé, poliment mais fermement,  qu’on veuille lui appeler un taxi. J’ai vu dans ses yeux qu’elle n’attendait ni que je lui demande la raison de ce départ soudain, ni que je m’y oppose par politesse, et je reconnais avoir été soulagé de la voir partir, sans que je m’explique pourquoi.

Voilà donc encore un réveillon passé, fête consacrée qui pourrait me réjouir mais que je déteste , comme je déteste ces dîners à rallonge où il faut boire et boire encore, ne fût-ce que pour être en mesure d’avaler toute cette nourriture qui  me fait penser à la façon dont on gave les oies ; mon foie aussi est malade aujourd’hui.

Sophie n’est pas levée. Avant de s’endormir, elle  n’a pas pu s’empêcher de me dire que la « copine de ma copine » était un véritable éteignoir et qu’elle ne voulait plus qu’elle remette les pieds « chez nous ».

Acide, j’ai rétorqué que, sans aucun doute, elle n’y pensait pas une seconde, eu égard à l’intérêt fracassant des personnes présentes et de leurs conversations hautement intellectuelles.

J’ai ajouté qu’il ne fallait plus désormais compter sur moi, avec « ces gens-là »  pour être le clown de service. C’était devenu un exercice de haute voltige totalement au dessus de mes forces.

Elle a marmonné quelque chose que je n’ai pas compris et nous nous sommes couchés en nous tournant le dos, comme très souvent, depuis très longtemps.

C’est pourtant vrai qu’elle était belle ce soir ma femme, très belle même dans sa robe de lamé or. Un peu trop starlette pour mon goût, moi qui  préfère les femmes naturelles,  mais j’aurais tort de me plaindre, les hommes se retournent encore sur elle, et bien qu’elle ait dépassé 40 ans, elle est mince, ses seins sont magnifiques,  sa chevelure splendide et son sourire sans chaleur cependant étincelant. Bref, une super nana. Tout le monde me l’envie.  Moi,  je m’ennuie.

Je voulais des enfants, une famille, du bruit, des rires. Enfin, « des » enfants !  Deux peut-être,   un garçon et une fille, le « choix du roi »  Pour que la vie soit complète  et riche, pour que ça chahute dans la maison. Ce soir aurait été le deuxième réveillon, parce qu’à Noël  déjà il y aurait eu des cadeaux, l’arbre aurait eu un sens.

Mais Sophie a toujours reculé devant la maternité. Elle ne se sentait pas prête lorsque nous nous sommes mariés.  Dix ans plus tard, elle ne l’est toujours pas,  et moi je ne le suis plus.

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Cette « enfant », c’est par ce mot que je désigne Clémentine dans mes pensés. C’est vrai que non seulement elle pourrait être ma fille mais surtout ma petite fille, et je ne me pose aucune question quant à cette attirance  que j’ai ressentie immédiatement envers elle. A peine l’avais-je entrevue, avec son air à la fois sage et égaré, que j’ai su qui elle était malgré ses mensonges malhabiles. Et j’ai accepté sans hésiter le lien qui allait se nouer entre elle et moi.

Il faut dire que son histoire est incroyable, et sans la confiance que je lui accorde, inconditionnellement, je pourrais tout imaginer. Et pourtant, je sens qu’elle n’a rien à se reprocher et je fais confiance à mon intuition.

Malgré toute l’affection que je lui témoigne, elle reste en difficulté et je la vois passer par des moments d’angoisse dont elle ne me parle pas mais qui sont perceptibles.

Et me voilà moi, Marianne Brabant, gonflée de l’orgueil de ma capacité d’assumer ma solitude depuis tant d’années, me voilà vivant au rythme des visites et du sourire de cette « enfant » dont la sollicitude ensoleille mes jours ; elle devrait disparaître de ma vie demain, je me demande si j’y survivrais.

Il y a longtemps de cela, je voulais des enfants, j’en voulais férocement.

Lorsque j’ai découvert que mon corps ne le pouvait pas, j’ai cru que tout s’effondrait autour de moi, mais il y avait toi. Tu m’as prise dans tes bras, tu m’as consolée, tu m’as dit que ce n’était pas « grave », que nous serions toujours nous deux, que je suffisais à ton bonheur. N’est-ce pas Xavier ?  N’est-ce pas que tu m’as dit cela ?

Et je t’ai cru, n’est-ce pas ? Oui, j’ai cru que la vie allait continuer comme avant et qu’effectivement, nous nous aimions si fort que nous allions nous suffire.

Et lorsque j’ai voulu adopter un petit orphelin, tu as refusé, disant que ton désir d’être père était lié à ton amour pour moi, qu’il fallait impérativement que cet enfant, tu me le fasses, et que je le porte, faute de quoi ton désir disparaissait

Tu t’en souviens, dis ?

Pendant 20 ans, j’ai cru ce que tu m’avais dit à ce moment-là. Je l’ai cru encore quand je t’ai vu t’éloigner de moi, je l’ai cru encore et encore quand je t’ai vu prendre tes distances. Le travail au journal était de plus en plus prenant, tu avais même acheté un canapé transformable pour l’installer au bureau. Il fallait certains jours, que tu travailles si tard, et nous habitions si loin … N’était-ce pas moi qui avait voulu vivre à la campagne ?

Je n’ai jamais su si ce canapé à deux places était confortable pour plus d’une personne, mais je jurerais que oui, tu es un homme si organisé et si prévoyant.

Et voilà comment un scénario se déchire, voilà comment on fait des trous dans un tissage d’amour pur, comment on en fait des confettis qui s’envolent au vent de la trahison.

Ensuite, tu m’as demandé de « comprendre ». Tu voulais fonder une famille, tu avais 45 ans, il était grand temps, c’était ton « droit ». Le droit de tout homme de se perpétuer, et puis tu m’avais donné tes plus belles années, ne pouvais-je me contenter de cette part, la meilleure peut-être ? Nous pouvions rester amis, non ?

Et pourquoi-pas devenir votre baby-sitter attitrée ? Et pourquoi ne pas reporter sur tes enfants l’amour que j’aurais donné aux nôtres ? Il faut croire qu’il m’a manqué une tranche de grandeur d’âme.

Marie-Charlotte, heureusement, a été d’un autre avis. Le pont a été détruit, les souvenirs dispersés, il n’est rien resté de nos vingt années.

Heureusement, et merci la vie.  Avec le temps, et l’effroi de l’absence, j’aurais peut-être finalement été capable de les aimer vos enfants, de devenir leur « Tatie Marianne ».

Heureusement, oui !  Aujourd’hui encore le poids de cet amour indéfectible pèse assez lourd sur mes épaules.

Comment vont-ils tes enfants Xavier ? Et comment va Marie-Charlotte, si blonde et si jeune, de vingt ans ta cadette, je crois ?

A présent, tu as 78 ans, elle 58… Fais-tu encore si merveilleusement l’amour, ou as-tu des pannes  Xavier ? Tu es cocu peut-être, comment le vis-tu ?

Ton couple est-il moderne ? Es-tu devenu plus large d’idées ?

Danses-tu encore Xavier ? Tout le monde m’enviait mon merveilleux cavalier. Dans tes bras je virevoltais, légère, ivre de cet accord parfait, de cette complicité de nos corps qui se parlaient si bien.   

Nous riions en dansant, tu te rappelles ?

Tout cela est loin,  les souvenirs sont là et ils me parviennent ouatés par le temps, rétrécis par l’absence.

Sournoisement, ce corps qui avait refusé de donner la vie m’a reniée une seconde fois. Il a grippé les rouages et réduit la machine à un fonctionnement minimum. Je n’avais pas prévu cela non plus, je n’imaginais pas qu’en perdant ma mobilité, je perdrais aussi mes formes et mes contours.

Mais j’y pense,  et toi Xavier,  as-tu toujours tes belles épaules et ce ventre musclé qui faisait mes délices. Tu as sans doute pris de l’estomac, qu’en dit Marie-Charlotte ?

Oh ! Pourquoi faut-il que je pense à toi aujourd’hui, avec tant de rancœur et d’amertume ? Il est difficile de cultiver l’altruisme dans la solitude, ces deux éléments ne se marient pas bien.

Allons ! Sois heureux  et  baise ta Marie-Charlotte comme tu me baisais autrefois. Promène sur elle tes longues mains, vis avec elle des moments de magie aussi puissants ! Volez tous les deux aussi haut que nous avons volé à l’époque.   Qu’elle souhaite mourir comme je le souhaitais,  parce que tout ce que j’attendais de la vie était, en ces instants bénis, parfaitement accompli.

Moi, je reste sur terre, et comme le fait de t’en vouloir ne m’aide pas, j’essaie de relativiser. Ma fin de vie, je n’en démords pas, n’est pas celle que j’ai voulue. J’ai rêvé de jours paisibles, de fous rires, de tes bras toujours autour de moi, je nous ai vus portés tous les deux par une tendresse illuminée de nos souvenirs de jeunesse. 

Oui, je nous voyais comme deux vieux fous, éternels amants.

Te souviens-tu de notre petit restaurant où le patron en nous voyant, disait : «Ah ! voilà les amoureux ! »

Le petit restaurant existe toujours, même si Albert n’en est plus le patron et que les années passent.

Voilà, quoique j’ai pu faire, rien ne ressemble à rien et la vie nous a séparés avant que  nous ayons eu le temps de nous demander jusqu’à quel âge nous ferions l’amour avec autant d’appétit.

Et je vis, malgré tout. Si après toi quelques touristes ont traversé mon paysage, aucun n’a laissé de marque, seuls quelques souvenirs un peu sales et une insidieuse culpabilité.

Pourtant,  lorsque je pense à la mort,  parce qu’on y pense à mon âge, ce n’est pas encore avec soulagement. Oh ! il y a bien des moments où l’envie de me battre s’effrite, et pourtant je persiste, je me réjouis d’encore réfléchir, d’avoir encore envie d’apprendre, d’avoir encore une tête qui fonctionne, un cœur encore généreux avec des montagnes de tendresse à offrir. Et c’est ce moment que la vie choisit pour me donner cette gosse perdue,  avec ses faux airs de femme adulte et qui a besoin de moi comme je reconnais avoir besoin d’elle.

L’affection que j’éprouve s’est bel et bien déclarée comme un coup de foudre, une confiance immédiate et totale et la certitude de n’avoir qu’une seule attitude à avoir, ouvrir les bras, simplement.

Aujourd’hui plus que jamais,  je sais que je ne me suis pas trompée. Elle est    déboussolée certes, elle frime en permanence, mais n’a rien à se reprocher.

Je comprends que pour le moment elle se réfugie dans le confort matériel qu’elle a construit, en partie grâce à moi, mais je sais aussi que ce confort est précaire et qu’il faudra un jour ou l’autre qu’elle parte à la recherche de son passé.

Je ne la bouscule pas, j’attends qu’elle soit prête.

Ce soir pourtant, je ne sais pas si j’ai bien fait de la forcer à aller réveillonner chez Stan, et je ne sais pas non plus  si j’ai bien fait de le forcer à l’inviter, il ne m’a pas paru emballé. Je devrai attendre ce soir pour savoir comment s’est passée la soirée. Là,  elle dort sans doute et je ne sais pas si elle est rentrée tard, je n’ai rien entendu.

Pourtant je suis sûre que ces deux là pourraient devenir une paire d’amis. Bien sûr, Stan est marié, mais une amitié peut avoir sa place à côté d’un couple, et d’ailleurs, qui sait si celui-là fonctionne ? 

Il ne me parle jamais d’elle, tout ce que je sais c’est qu’elle s’appelle Sophie et qu’ils se sont connus en vacances.

Je ne l’ai jamais vue. Ou elle est d’une grande beauté et il la cache, mais pourquoi à moi ? Ou elle est imbuvable et pourquoi vit-il encore avec elle après dix ans ? Quoiqu’il en soit, mes intentions sont pures, je veux simplement que Clem se fasse quelques amis, et je présume que les amis de Stan sont des gens agréables et intéressants, voilà tout.

Il faut aussi que je garde un œil sur ce poste de vendeuse qu’elle a trouvé, et j’ai quelques inquiétudes quant à l’honnêteté de ce « patron » qui ne lui a même pas signé un contrat. 

Elle commence demain et bien sûr, il l’a fait venir dès le premier jour de janvier pour lui faire faire l’inventaire, le travail le plus ingrat, dans une bouquinerie pleine de poussière et de toiles d’araignées.  Ceci dit, cela lui permettra d’avoir les volumes  entre les mains, de lire des noms d’auteurs, et quelques pans de sa mémoire s’ouvriront  peut-être.

Si j’étais valide,  j’irais voir un psychiatre pour en savoir un peu plus sur l’amnésie et ses conséquences.

Comment la mémoire revient-elle ? Par bribes comme c’est le cas pour elle, ou d’un seul coup ? Ou encore par bribes d’abord, et puis un jour, tout d’un coup, le reste apparaît ? 

Faut-il un choc émotionnel ?  Je reste persuadée qu’elle devrait faire un voyage à Lyon et dans la ville où elle est née. Elle rencontrerait des gens qui la reconnaîtraient probablement, mais il ne faudrait pas qu’elle soit seule, cela pourrait être trop dur à supporter. Tout dépend de ce qu’elle découvrirait.

Et moi qui ne peux pas faire trois pas … Attendre donc, la laisser s’investir dans cette librairie,  se sentir utile, avoir un objectif, et lui faire confiance.

C’est de cela dont elle a le plus besoin.

Ah ! le téléphone…

-          Alloo ?

-          Marianne ?

-          Oui Stan,  bonjour…

-          Je ne te dérange pas ?

-          Non bien sûr …

-          Avant tout, bonne année !

-          Merci ! Autant pour toi et pour ta famille. 

-          Tu as vu ta copine aujourd’hui ?

Brrr, je n’aime pas cette appellation de « copine » dans la bouche de Stan…

-           Clémentine ?  Pas encore, soit elle dort, soit elle est sortie, je ne sais pas.

-          Ecoute, je voudrais m’excuser, un peu avant minuit, elle a insisté pour que j’appelle un taxi, elle voulait rentrer, je crois qu’elle n’a pas passé une très bonne soirée.

-          Ah ? pourquoi ?

-          Les amis de Sophie sont très superficiels, et moi j’étais crevé …… Marianne  tu es là ?

-          Oui je suis là, je t’écoute

-          Je n’ai pas grand chose à ajouter. Je suis un peu ennuyé voilà… C’était une soirée fichue dès le départ.

-          A cause de Clémentine ?

-          Non… encore qu’elle ne soit pas des plus rigolotes… Mais c’était surtout à cause de moi.

-          Si Clem n’est pas « rigolote » comme tu dis, Je sais que c’est une jeune femme charmante, intelligente et pleine de délicatesse. Mais en effet, si personne n’a été capable de l’apprécier,  j’aurais mieux fait de m’abstenir.  C’est donc de ma faute et non de la tienne.

-          Non, ce n’est pas de ta faute, mais tu sais, Sophie n’est pas non plus très accueillante,  alors, avec les gens qu’elle ne connaît pas…

-          Je ne connais pas ta femme Stan, mais je te connais toi, et j’ai pensé que Clem serait bien entourée.  C’est quelqu’un de rare. Je l’aime beaucoup et je voulais qu’elle rencontre des gens et se fasse des amis, c’est tout. Je suis désolée de ce que tu me dis, et je comprends qu’elle ne soit pas encore venue me voir aujourd’hui alors que finalement, elle est rentrée plutôt de bonne heure.

-          Tu m’en veux ?

-          Non bien sûr, je suis désolée pour elle c’est tout… Mais je vais arranger cela, je lui ferai rencontrer d’autres gens, je trouverai, sois sans inquiétude, excuse-moi de t’avoir imposé sa présence… 

-          Oh ! Marianne, je te connais, quand tu dis les choses comme cela, je sais que tu es fâchée. Ecoute, le mois  prochain, j’organise  au bureau un drink, il y aura plein de gens sympathiques, dis-lui que je l’invite pour me faire pardonner, et que je viendrai la chercher, d’accord ?

-          Je le lui dirai, rappelle-moi pour me donner la date exacte, mais je la connais bien, lorsqu’elle ne se sent pas en harmonie, elle ne s’impose pas, cela m’étonnerait qu’elle accepte.

-          Je t’embrasse Marianne

-          Moi aussi, salut Stan…

Je suis catastrophée. Pour que Clem soit partie avant minuit, elle qui est la courtoisie même, il faut que la soirée ait été insupportable. Evidemment, à minuit un 31 décembre, tout le monde s’embrasse. Elle n’a sans doute pas pu vivre cela.

J’aurais du en parler à Stan avant, et surtout lui donner l’occasion de refuser, c’eût été plus intelligent, mais voilà, c’est trop tard.

Elle va sûrement descendre me voir et je vais lui en parler franchement. J’espère qu’elle acceptera son invitation. C’est tout de même sympa d’avoir appelé pour s’excuser… Tout le monde ne le ferait pas…

Quand même, je me demande ce qui m’a prise, pourquoi ai-je forcé cette invitation ? Pas pour jouer les marieuses, Stan n’est pas libre je le sais.  Non je voulais seulement qu’elle s’amuse, et qu’elle voie des gens, c’est réussi !

Lorsqu’elle descendra me voir, je l’imagine déjà bien ennuyée de devoir me faire le récit de sa soirée…

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Un rêve encore, dont les détails ce matin sont aussi nets que si je venais de vivre cette aventure à l’instant.

Je suis dans une campagne vallonnée, c’est l’été, l’herbe est haute autour de moi et je cueille des fleurs sur le bord d’un chemin de terre, des marguerites, des bleuets et des coquelicots, mon bouquet est bleu, blanc, rouge.  En avant de moi d’une trentaine de mètres, une femme plus âgée,  à laquelle je me sens unie par un sentiment très fort.

En levant la tête, que j’avais penchée vers les fleurs, je la vois s’éloigner et je lui crie :

« Attends-moi ! ».  Elle me répond : « Oui, oui ».

Mais le temps que je la rejoigne, elle ne m’a pas attendue, a dévalé la colline et se retrouve trente mètres plus bas.   Je lui crie à nouveau de m’attendre, et à nouveau, elle répond oui, et, une fois encore, le temps de dévaler la pente à mon tour, elle est remontée sur l’autre versant, et ainsi de suite, elle m’échappe,  malgré sa promesse,  et moi je m’essouffle à la  poursuivre sans jamais pouvoir la rejoindre, et je hurle, et j’ai peur.

Me voilà assise dans mon lit, couverte de sueur, le cœur en déroute, mon chagrin au bord des lèvres, intact.

Qui est cette femme que je poursuis sans jamais l’atteindre. Est-ce ma mère ?

Ma mère était-elle cette personne insaisissable qui me faisait souffrir ?

Besoin urgent d’un café, j’ai l’estomac lourd de ces nourritures trop riches ingurgitées hier dans cette ambiance nouée. J’ai bien fait de partir, et je sais ce qui m’a fait soudain prendre cette décision peu courtoise.  Oui,  je le sais. J’ai « vu » les douze coups de minuit et les gens qui se congratulent, et je ne pouvais pas embrasser ces gens-là. Tant pis pour eux, pour moi, pour Stan, pour Marianne aussi, tant pis. Un petit fragment de mémoire m’a sauvée d’une scène grotesque.

Je retourne dans mon lit où je sais que je ne pourrai plus dormir.

Stan et Sophie, quel curieux couple, je ne me sens pas attirée vers ce type de femme hyper sophistiquée. Mais peut-être cela n’est-il qu’une façade ? Peut-être souffre-t-elle ? Peut-être l’aime-t-elle ?  Sûrement, sans quoi elle ne serait pas aussi amère  lorsqu’elle parle de lui.

Aimer, aimer sa mère,  aimer un homme, qu’est-ce que cela représente pour moi ?

J’aime Marianne,  enfin je crois, mais je confonds peut-être un sentiment d’affection avec le besoin de meubler ma solitude. Est-ce que je m’aime, moi ? Non, cela je le sais. Je ne trouve rien de particulièrement intéressant à ma personne,  à part sans doute mon étrange histoire.

Mes pensées sont trop courtes, pas de passé, peu d’avenir et  ma compagnie qui ne me suffit pas.  Donc Marianne,  vieille dame charmante, intelligente, est un très bon dérivatif, est-ce de l’affection ? De la tendresse ?

Par exemple,  serais-je indifférente au fait qu’elle puisse mourir ? Non ! C’est évident, je ne veux pas qu’elle meure, mais ce que je ne veux surtout pas, c’est qu’elle me laisse seule à nouveau.  Maintenant si j’avais d’autres amis, un autre ami, pour la remplacer, serais-je aussi en révolte à l’idée de sa mort ?

Comment savoir …

Ainsi donc, l’amour pourrait n’être qu’une fringale, assouvie ou pas,  de menus plaisirs et autres moments satisfaisants ?

J’aime Marianne parce qu’elle me soutient, parce qu’elle est gentille,  parce que ses pensées sont en accord avec les miennes.  J’aime la confiance qu’elle a en moi, l’affection qu’elle me porte.

Dans les yeux de Marianne,  je me vois comme quelqu’un de bien, et l’image qu’elle me renvoie me plaît.

Et puis, elle est joyeuse, elle sent bon, ne me contrarie jamais et ne fait pas peser trop lourd sur mes épaules les services que je me suis engagée à lui rendre.

Elle me convient… La « convenance » a-t-elle quelque chose à voir avec l’amour ? 

Tu me conviens, je t’aime… Ce serait donc çà, l’amour ? Qu’est-ce que j’en sais ? Si mon cœur palpite en certaines occasions, mon corps est muet. 

Et si j’étais morte et que je sois la seule à ne pas le savoir ?  Une fois de plus, il est possible de voir toute cette aventure sous un jour loufoque. 

Il faut que je m’habille et que j’aille présenter mes vœux à Marianne, elle doit être impatiente de savoir comment s’est passé mon « réveillon », mais le miroir du cabinet de toilette n’est pas mon ami ce matin, j’ai une sale tête, et j’ai bien peur d’être d’une humeur de chien. Heureusement demain je travaille et ma vie va changer.

Marianne m’accueille avec un bon sourire que dément son visage chiffonné d’inquiétude…

-          Tous mes vœux Marianne.…une belle année 2010,  à nous deux… »

-          J’en ai autant pour toi ma chérie, que ton année se passe mieux qu’elle n’a commencé… (je n’ai pas le temps de protester) Je sais que tu as passé une soirée d’enfer, Stan m’a téléphoné.

-          Ah  bon ?

-          Oui, il était ennuyé pour toi, c’est un bon gars tu sais.

-          Je ne dis pas le contraire.

-          Mais il ne te l’a guère montré ?

-          En effet, il était visiblement de mauvaise humeur, mais quand je réfléchis, c’est plutôt à son crédit parce que les gens qui étaient là étaient très superficiels, leurs conversations sans intérêt et cela avait l’air de l’exaspérer. J’avoue que j’ai partagé son exaspération…

-          Pardonne- moi, j’ai crû bien faire.

-          Oh ! Marianne, mais bien sûr, je le sais et je vous en  suis reconnaissante. Vous ne pouviez  pas savoir ce qui allait se passer, ni comment cela allait se passer…

-          Tu sais, je connais Stan, mais je ne connais pas son épouse et encore moins leurs amis. J’ai organisé cela pour que tu voies des gens de ton âge, que tu te crées un cercle d’amis. C’est raté…

-          Pour le moment du moins, je suis très bien comme je suis, et puis dès demain je vais avoir un environnement professionnel et je rencontrerai sans doute beaucoup de monde. Déjà les clients avec lesquels j’aurai des contacts intéressants !

-          De toutes façons Stan propose de t’inviter à un cocktail qu’il va organiser très prochainement au journal et dans ce genre d’endroit tu trouveras des centres d’intérêt plus en rapport avec tes goûts, j’en suis sûre    

-          Je ne vois pas l’utilité de cette deuxième rencontre Marianne. Pardonnez mon mauvais caractère mais je n’aime pas forcer le destin. Je ne présente aucun intérêt pour Stan, j’en suis convaincue et s’il y a une chose dont j’ai horreur, c’est d’imposer ma présence.

-          Je sais, je le lui ai dit.

-          Faisons confiance à la vie, je vais avoir des relations professionnelles, j’ai votre amitié, je n’ai besoin de rien d’autre.

-          Cela est vrai, mais je ne serai pas éternelle, et puis il te faudrait un homme, non ? La vie n’est pas faite pour être seule quand on a ton âge, tu n’y penses pas ?

-          Pas vraiment, mes souvenirs à cet égard sont dans les catacombes, je ne sais même pas si un homme m’a jamais touchée… Parlons d’autre chose voulez-vous,  j’ai tout mon temps !

-          Tu as sans doute raison… Le dîner était-il bon au moins ?

-          Ah ! oui ! excellent. Trop copieux mais excellent.   Sophie a de l’aide en cuisine mais c’est cependant une excellente maîtresse de maison. Et puis les dames étaient toutes très belles, Sophie était toute dorée, il y en avait une toute rouge, et une autre toute verte, et les messieurs en habit, dans une villa très chic avec de beaux meubles, et un sapin qui touchait le plafond… Dommage qu’il n’y ait pas eu plein d’enfants en train de déballer une montagne  de cadeaux.

-          Tu as peut-être vécu cela dans ton enfance,  qu’en penses – tu ?

-          Je ne sais pas, c’est vague, ou j’ai du le vivre, ou l’avoir  vu vivre par d’autres, je ne sais plus. Je suis « la fille à la tête vide » Marianne,  mieux vaut en rire !

-          Bien sûr, on peut s’en amuser, et se dire qu’il vaut mieux ne pas avoir de souvenirs que d’avoir de mauvais souvenirs. Tiens tu nous sers un petit apéritif ?

Nous avons pris ensemble un petit porto.  Je me suis assurée que Marianne ne manquait de rien et,  prétextant le désir d’être en forme demain, je suis remontée doucement dans mon cocon, me suis lovée dans mon canapé, et passé ma dernière

soirée oisive,  tout bêtement devant la télévision.    

*****

Il est 8h30 et la porte de la librairie est close, le volet baissé, il fait très froid.

Je ne me suis pas trompée d’heure, il a bien dit 8h30. Je fais les cent pas pour me réchauffer, dix minutes passent, la boucherie au coin de l’avenue  a déjà ouvert ses portes. Par contre, dans le café d’en face, aucune lumière n’est allumée. Le boulevard est désert, à part quelques voitures. Il est probable que les commerces n’ouvrent leurs portes qu’à  9h.

-          C’est toi la nouvelle ?  Une femme jeune arrive en courant, soufflant une vapeur blanche au travers de ses gants de laine

-          Oui…

-          Je suis en retard ! Heureusement il n’est pas encore arrivé

-          Qui ça ?

-          Ben, le boss

-          Il n’est pas commode ?

-          Ce n’est pas cela, mais il aime la ponctualité … Tu peux m’aider pour le volet ?

-          Bien sûr !

-          Il faut appuyer en même temps aux deux extrémités afin qu’il ne se place pas de biais. Chaque matin c’est la même comédie, je lui ai dit cent fois de le faire changer. Le jour où il se coincera, le magasin restera fermé, ce sera  tant pis pour lui, il ne veut jamais rien entendre

-          Il est donc quand même un peu dur

-          Ce n’est pas un mauvais bougre  mais il est toujours de mauvaise humeur,  on dirait qu’il vomit la vie en permanence, c’est surtout cela qui est un peu pénible.

 

Nous avons raison de ce volet, elle sort un imposant jeu de clés et nous entrons dans le magasin glacé.

Elle allume toutes les lampes, et ouvre à fond deux grands radiateurs.

-          Tiens, mets ton manteau ici, et viens avec moi,  je vais faire du café.

L’arrière de la boutique donne accès à une petite cuisine sobrement meublée, table, quatre chaises, petit frigo, petit évier et deux armoires.

La bonne odeur du café se répand vite dans la pièce, il fait déjà moins froid.

 

-          Et il arrive à quelle heure ?

-          Oh ! il n’a pas d’heure, il nous tombe dessus quand ça l’arrange. Il m’a donné des instructions, tu vas avoir le grand honneur de faire l’inventaire.

-          Je m’en doutais, mais cela ne me dérange pas, j’aime les livres.

-          Eh bien tu vas être servie ma chère !

-          Tant mieux. Comment t’appelles-tu ?

-          Moi c’est Rachel,  et il y a Marc qui tient la caisse, lui aussi c’est un ronchon, mais si tu ne l’embêtes  pas, il ne t’embêtera  pas…

-          Du moment que je suis prévenue.

-          Ben oui, comme on dit, une femme prévenue en vaut deux,  hein !

-          En fait, je suis venue avant hier,  j‘avais l’intention de me familiariser un peu avec le magasin avant de commencer vraiment mon travail,  mais  il ne m’a pas permis de circuler dans les rayons, il a prétexté l’absence du patron…

-          Tu parles,  il aurait pu m’appeler, j’étais là-haut. Il est bizarre, parfois il se comporte comme si le magasin lui appartenait, et à d’autres moments,  il jetterait bien les clients dehors …

 

Nous buvons notre café, aucun client n’a encore poussé la porte du magasin, tout est calme

-          Allez viens, je vais t’expliquer. Moi je m’occupe plutôt de la comptabilité, et je donne un coup de main au magasin en cas d’affluence.

Elle m’indique sommairement la marche à suivre, puis file à l’étage et me voilà, un peu dépassée devant cet amoncellement de livres et de revues. Il y en a partout, sur certaines étagères bien rangés, sur d’autres empilés à la va-vite, les uns debout, les autres couchés, les derniers par-dessus les autres et la poussière est gratuite.

Je respire profondément et je décide de faire un peu de place, et surtout un peu de propreté pour pouvoir travailler. J’avais tout prévu et pris dans mon sac le matériel nécessaire.

Je dégage tout d’abord un bon mètre carré de table et j’attaque la rangée la plus haute, je  brosse doucement les livres en essayant de ne pas faire voler la poussière. Je nettoie l’étagère dégagée, je note les livres dans le grand cahier que Rachel m’a donné, ensuite je les replace correctement. Je n’ose pas prendre le temps de regarder les titres et les auteurs. Quand je vois la quantité de travail qui m’attend, il me paraît impossible de flâner.

La plupart des ouvrages sont en très bon état, les prix indiqués au crayon dans la première page me semblent très abordables, je vais pouvoir constituer ma

bibliothèque.  Les heures passent, toujours personne dans la boutique, toujours pas de patron à l’horizon.

J’ai oublié de demander à ma collègue où se trouvaient les petits coins, et elle a disparu.  Marc non plus n’est pas arrivé, et je n’ose pas m’en aller, fût-ce pour cinq minutes, en laissant le magasin seul.

-          Rachel !   (J’ai porté haut la voix, pour qu’elle m’entende …)

-          Oui …

-          Où êtes-vous ?   (Je la croyais au fond et elle apparaît au haut d’un escalier que je n’avais pas remarqué)

-          Tu peux me dire tu… qu’est-ce qu’il y a ?

-          J’aimerais aller aux toilettes

-          Et bien vas-y !

-          Mais je ne sais pas où c’est et je n’ose pas laisser le magasin, Marc n’est pas là

-          Oh ! celui là, le jour où il sera ponctuel…Va tout au fond,  à droite il y a une porte bleue, c’est juste derrière, et je surveille

-          Merci

-          D’ailleurs, il est midi, je vais aller chercher des sandwich, tu en veux ?

-          Oui, …

-          Bon, je descends…On ne ferme pas, s’il y a du monde, nous nous relayerons,

Midi déjà, je n’ai pas vu le temps passer. J’ai bien avancé, je suis contente de moi.  Effectivement quelques clients entrent et circulent paisiblement, ce sont des habitués, Ils  font leur choix,  tranquilles et passent à la caisse. Rien de bien compliqué, il suffit de faire le total et d’encaisser, pas d’emballages,  pas même pour les beaux livres

ou les livres d’art.   Ce travail me plaît, et bien que ma mémoire creuse me donne le sentiment d’être totalement nulle, toucher les livres me ravit. Aujourd’hui ils sont poussiéreux, mais  je vais les soigner, les trier,  et surtout les lire ; qui sait, je trouverai peut-être un écho.  Jusqu’ici, je me suis contentée des ouvrages prêtés par Marianne qui semble être inconditionnelle des mêmes auteurs. J’ai tout dévoré avec l’espoir de me sentir en terrain connu, mais non, ou ma culture est nulle, ou elle a disparu.

Le patron ne s’est pas montré hier. Ce matin par contre, il était déjà là lorsque Rachel et moi sommes arrivées. Il m’a saluée distraitement, ne s’est aucunement intéressé au travail que j’ai accompli hier,  et est monté directement dans son bureau dont il n’est redescendu qu’à 16 h. 

Apparemment, il s’en remet entièrement à Rachel ; au moment du déjeuner, je lui ai demandé s’il fallait lui prendre un sandwich, elle m’a fait signe que non. Il paraît qu’il ne mange jamais à midi et par contre boit des litres de café, il a installé un percolateur très sophistiqué à l’étage.

J’ignore tout de lui, jusqu’à  son nom, Rachel, encore elle, me renseigne. Il s’appelle  Yvan Delvigne. Il a quarante huit ans, est divorcé sans enfants et il fait aussi le marché des antiquaires avec certains ouvrages.

Il fait confiance à son personnel et mis à part son  air lugubre, c’est plutôt un bon patron. 

Je n’ai toujours aucun engagement écrit, mais je ne m’inquiète pas.

Je vis au jour le jour …

                                                                       ----

3 mars 2010.

Mon jour maudit, alors que la semaine elle, passe allègrement, le « jour du seigneur » se traîne et m’entraîne dans une succession de petites stations molles.
De la table du petit déjeuner au fauteuil du salon, de la baie vitrée au lit encore défait, et j’attends impatiemment les petits bruits de souris que fait Marianne  dans ses premières activités.

Ma montre indique 10h27 .

Trois mars, trois mois déjà que mon temps est réglé, organisé, construit, millimétré.

07h30 Lever, toilette, café pain beurre confiture, un jus d’orange pour moi, un autre pour Mariane. que je lui dépose en partant à 08h30 après m’être assurée que tout va bien.

08h45,  j’arrive à la librairie où un incident a fait changer bien des choses.

Marc se servait dans la caisse. Oh ! Pas de bien grosses sommes, il subtilisait surtout  des livres qu’il revendait ; et mon inventaire a permis de découvrir le « pot aux roses ».

Pour le patron,  ce n’est pas l’importance du vol, c’est la confiance  qui s’est éteinte et cela suffit pour couper les ponts définitivement.
Marc est donc parti sans bruit, la police n’a pas été alertée et par la force des choses j’ai repris la gestion du magasin, Rachel étant occupée à la comptabilité la plus grande partie de la journée.

Il fallait quelqu’un tout de suite, j’étais là, le boss n’avait pas le choix.

Toujours sombre et bougonnant, il m’a fait signer un contrat de six mois et augmenté mon salaire de 20 %.  Je me suis exclamée :

-          Mais je viens d’arriver !

-          Oui, et je viens de vous confier une grosse responsabilité. Montrez-vous à la hauteur, c’est tout ce que je vous demande.

-          Vous avez ma parole.

-          Vous avez la mienne.

Je n’ai pas bien compris ce qu’il voulait dire puisqu’il venait de s’engager par écrit mais j’ai fait semblant, hoché la tête en signe d’assentiment et repris mon travail.

Je ne crois pas me tromper en constatant qu’il y a plus de clients qu’à mes débuts. Les affaires marchent ! Il est vrai que, sans harceler les gens, je me montre disponible et  souriante. Je me propose lorsque visiblement ils ne trouvent pas se qu’ils cherchent et , comme je range et j’époussète les rayons en permanence, il règne un ordre et une clarté qu’ils semblent apprécier.   

Déjà il y a un mois le patron, qui semble plus présent depuis le départ de Marc,  m’avait chargée des achats. Nous sommes très sollicités et il ne se passe pas de jour sans que des gens poussent la porte du magasin pour vendre des livres, et le choix, d’après lui, doit être plus sélectif que par le passé.

Marc avait un crédo «  du moment que cela se vend ! ». Le patron veut changer cela.

Hors de question d’acheter des ouvrages abîmés, par exemple. Et pour ce qui concerne les auteurs, il convient désormais d’écarter les célèbres inconnus, les « romans de gare » et tout ce qui peut paraître scabreux.

Me voilà en danger et pour palier mon inexpérience, je me suis construit un répertoire ou j’ai classé les auteurs par genre et par période. Les contemporains, les auteurs de langue française (je me suis offert un dictionnaire) la littérature étrangère, les prix, la poésie, le théâtre, les livres d’art … J’étudie tous les soirs comme une adolescente avec de temps à autre une bouffée de désespoir devant l’étendue de l’entreprise.

La mémoire pourtant, cette mémoire récente dont j’ai un besoin urgent, ne me trahit pas. Elle est bien présente. Pour le passé par contre, rien n’a surgi, aucun éclair de « déjà lu ». Toutefois,  quelques « sensations », plaisirs et goûts personnels.

J’ai déjà identifié ce vers quoi je me dirige d’emblée ; il me suffit de parcourir l’ouvrage au hasard et de lire quelques phrases.

Ou la musique des mots m’enchante, et c’est un plaisir. Ou je la trouve discordante, ou simplement banale, comme une succession d’images sans saveur, sans raffinement.  Images d’un promeneur qui mettrait un pied devant l’autre pesamment pour un itinéraire sans charme.

J’ose maintenant conseiller  un lecteur indécis dès que j’en sais suffisamment sur ses attentes, et jusqu’ici je n’ai eu que des confirmations quant à la justesse de mes avis.

C’est bien là le côté le plus gratifiant de ce métier.

Pour le reste, ma vie, à défaut d’être gaie, est paisible et en vaut bien d’autres.

Avec une adresse et un contrat de travail, je me suis présentée à la police de mon quartier et je suis désormais  « en règle », ce qui a paru rassurer grandement Marianne qui rêve toujours de me trouver un cercle d’amis, voire un mari, et m’a transmis deux invitations venant de Stan. La première, il y a quelques mois, pour le cocktail prévu début janvier, la deuxième pour une soirée au théâtre en février.  J’ai décliné  sans hésiter,  sans aucun effort pour trouver une raison valable, et pour couper court à toute protestation, mon refus a été particulièrement catégorique. 

Désolée pour Marianne, un peu honteuse de ma sauvagerie dont je sais cependant qu’elle cache un timide désir de mettre dans ma vie un peu plus de fantaisie.

Pour le moment je m’abrite frileusement derrière un confort que je sais factice, et je me terre dans mon trou avec toutes les bonnes raisons de celle qui a tout simplement peur de dévier de sa trajectoire familière.

Je n’ai pas envie de sortir, je suis bien dans mon appartement. Je sais Marianne  toute proche, cela constitue mon univers et j’y suis en sécurité.

Voilà sans doute ce qui m‘importe le plus actuellement, la sécurité. Pour la fantaisie, on verra plus tard.   

Je vais me faire un café lorsque j’entends Marianne, on dirait qu’elle frappe les trois coups avant le spectacle. Je descends aussitôt.

-          Que faisais-tu ma jolie ?

-          J’allais me faire un café

-          Je l’ai senti avant que tu n’ouvre la boîte, faisons-le donc ici, veux-tu ? Quel est ton programme pour la journée ?

-          Je fais le café d’abord … pour le reste je vais lire et étudier. Je me suis acheté une anthologie de la poésie française et je fais déjà mes choix

-          Ah ! dis-moi ?

-          Bien sûr, Aragon, Eluard, mais j’ai découvert Robert Desnos qui m’enchante ? surtout Le dialogue de l’Amour Inconcevable …

-          J’ai tant rêvé de toi… (Marianne  récite quelques vers  de mémoire ). Donc un dimanche calme et studieux ?

-          Oui …  (je lui rends son sourire).

-          A l’image de tous les autres.

-          Oui …  (je la sens venir).

-          Quand vas-tu rompre cette monotonie et te faire des amis ? Cela fait plus de trois mois déjà que tu es là et tu n’es pas sortie une seule fois…

-          Ce n’est rien trois mois Marianne, et si je veux me faire une place à la librairie, j’ai intérêt à apprendre mon métier.

-          Tu fais cela chaque jour, tu apprends « sur le tas ».

-          Bien sûr mais je n’ai pas, ou plus,  de base culturelle et je me sens souvent limitée. Vous savez, les clients ne sont pas tous ignares et il m’arrive fréquemment de devoir répondre évasivement pour camoufler mes manques. Encore l’autre jour, quelqu’un m’a demandé si nous avions du Boris Vian et j’ai trouvé grâce à mon classement alphabétique, mais je ne connaissais pas cet auteur, pourtant un grand classique si j’ai bien compris.

-          Tu y arriveras, je n’ai pas d’inquiétude.

-          D’accord, mais pas sans travail.

-          Marianne  ramène son châle sur ses épaules..

-          Je t’ennuie,  non ?

-          Pas du tout, je sais que tout le souci que vous vous faites pour moi est à la mesure de l’affection que vous me portez, et que je vous rends bien.

-          Cela aussi, je le sais.

-          Bien, considérons donc la chance que j’ai de vous avoir rencontrée  et de vivre auprès de vous, dans cette ville où personne ne me connaît,  la chance  d’avoir trouvé un travail et d’être appréciée par mon boss, la chance d’avoir une collègue charmante, un appartement dans lequel je me sens bien, aucun ennui d’argent, une santé florissante… J’en rajoute ?

 

Elle éclate de rire. J’adore quand Marianne  rit. Tout son visage se plisse, ses épaules tressautent, elle en perd son châle et parfois manque de tomber de son fauteuil.

-          Allez, va, tu auras toujours le dernier mot… qu’y a-t-il à la télé ce soir ?

-          Un policier je crois.

-          Beurk !

-          Il me semble qu’il est noté 4 étoiles dans le journal, attendez,  je vais le chercher.

-          Merci ma belle, ne te dérange pas, je verrai bien.

Elle a soudain l’air fatigué, je sens qu’il est temps de m’éclipser. Je l’embrasse affectueusement et regagne mes pénates, me prenant presque les pieds dans la fougère que j’ai achetée avant hier et qui, depuis lors, a pris ses aises sur le tapis.

                                                                _____

Finalement,  cette femme  est efficace. Je l’ai engagée sans trop réfléchir, encore que sa façon de forcer la porte de la boutique pour m’offrir sa collaboration, m’ait séduit ; j’aime les gens qui ont du cran et qui foncent.

Mais je ne lui ai même pas demandé de références, si bien que par la suite, je me

sentais vaguement inquiet ; elle a accès au stock et rien n’est plus facile que de barboter quelques bouquins. Je ne suis jamais là,  Rachel a d’autres chats à fouetter quant à Marc, n’en parlons pas, trop occupé à faire son petit business personnel.

Jeanne me disait toujours de ne pas me faire de soucis et de faire confiance à la vie !

Elle lui a fait confiance, à la vie et c’est la vie qui lui a coupé les vivres sans prévenir.
Quand je vais la voir, c’est tout juste si elle réalise que quelqu’un est là pour elle, et je reste là comme un idiot, à lui tenir la main quand elle ne me la retire pas pour l’essuyer avec application.

Le plus dur, c’est la vacuité de son regard, ses beaux yeux bleus sont deux lacs, impavides. Je la fixe avec intensité, pas de réponse, il n’y a personne. Je touche sa joue comme on caresse un enfant, elle reste immobile, insensible.

Depuis quatre ans, aucun sourire n’a illuminé son visage, elle est en vie, s’alimente, dort, marche sur commande.

Le reste est mort, aucune des émotions humaines ne semblent l’atteindre, hormis la colère.

Seuls, l’excès de chaud ou de froid suscitent des réactions violentes. Elle serait alors capable de casser quelque chose, ou même de frapper quelqu’un. Pour le reste, musique, télévision, elle semble ne rien voir, ne rien entendre, elle ne parle pratiquement plus, quelques rares mots aux infirmières pour indiquer ce qu’elle veut, des refus impérieux si on lui offre de l’aide.

Quant à moi, elle me réserve un silence absolu, ni bonjour, ni au-revoir, elle ne me regarde même pas, je suis transparent. 

Les médecins se disent impuissants, elle peut « tenir » ainsi durant de longues années.  Un jour peut-être une amélioration se produira,  mais c’est peu probable.

Je raconte à tout le monde que je suis divorcé. Je me demande pourquoi, la vérité est que je suis veuf, veuf sans enfants avec la responsabilité d’une adulte handicapée à vie.

J’ai ma boutique, heureusement, et puis j’ai besoin d’argent, il faut que cela tourne.

Lorsque nous nous sommes rencontrés, Jeanne ne m’a pas attiré par sa beauté.

J’avais bien vécu. De belles femmes, j’en avais connu, plus ou moins jeunes, toujours élégantes. J’aimais rentrer dans n’importe quel établissement et que les gens se disent :

« Vois un peu cette super nana avec ce type quelconque ».

De là à ce qu’ils m’imaginent plein de fric ou bête de sexe, l’idée m’amusait bien que cela soit faux dans les deux cas.

La vérité est que j’aime les femmes, leur mystère, leur force et leur fragilité. Tout m’intéresse, cette façon qu’elles ont de changer d’humeur, voire d’avis en quelques secondes à la faveur d’une ambiance, d’une note de musique, d’un rayon de soleil.

Je n’ai jamais considéré ces variations comme de la futilité, mais bien comme une capacité extraordinaire d’adaptation, une forme d’intelligence intuitive très rare et très appréciable.  Et puis un jour, le regard de Jeanne sur moi, inquisiteur, dur, presque impitoyable.

Ce jour où, sur la plage d’Ostende, alors que nous étions entourés de copains et d’amis, vautrés sur le sable, elle s’est levée, m’a pris les deux mains, et m’a entraîné dans une course folle, pour rire semblait-il,  ma vie a pris un tournant décisif.

Un peu plus tard,  sa main tenant la mienne fermement, elle nous a conduits dans sa chambre, il était environ seize heures dix et le soleil s’esquivait doucement.  Nous en sommes ressortis le lendemain vers midi.

J’étais hypnotisé, envoûté et tout simplement follement épris.

Plus tard, nous avons parlé, tant et tant, et trouvé tant et tant d’harmonie dans nos rêves, qu’il nous a semblé, à l’un comme à l’autre, que nous avions une seule et même raison d’exister : être ensemble et ne jamais nous quitter.

Jeanne tirait gloire d’avoir eu la première, la vision de notre couple. Elle disait :

« J’ai vu tes yeux, cela m’a suffi, le reste était secondaire. Tu aurais pu être moche, avoir un pied bot, émarger à la soupe populaire, cela m’aurait été égal, tout est dans tes yeux, l’aurais-tu voulu que tu n’aurais  rien pu me cacher. »

Deux ans, nous avons vécu deux ans de folie et de raison tout à la fois. Je voulais lui bâtir un empire, elle aimait les livres, nous avons ouvert la boutique.

Son enthousiasme se tempérait de lucidité et d’une efficacité redoutables. Je l’admirais, la suivais, la précédais, elle me suivait à son tour, et puis Benoît.

Un beau bébé de quatre kilos qui tétait goulûment le sein de sa mère et souriait aux anges dès qu’il ouvrait les yeux.

Dès le deuxième mois, il « faisait » toutes ses nuits, et nous dormions paisibles, sachant qu’il nous réveillerait vers 07h. en gazouillant, comme d’habitude.

Jusqu’au 14 août 2005.

Cela s’appelle « apnée du sommeil » a dit le médecin, et c’est Jeanne, surprise de ne pas l’entendre,  qui l’a trouvé dans son lit.  Il avait 3 mois.

Le jour de l’enterrement, elle est restée debout, droite, comme rigidifiée,  et au moment où le petit cercueil est descendu en terre, elle est tombée, du haut de son mètre soixante, comme un bloc de pierre. Le contact s’est rompu à ce moment-là.  Je l’ai relevée, elle ne pleurait pas, elle est restée de glace durant le reste de la cérémonie.

Nous avions peu de famille, peu d’amis vrais, nous sommes rentrés chez nous et je n’osais pas la regarder, elle m’était devenue étrangère, je l’ai senti avec force à ce moment précis.

J’aurais voulu la prendre dans mes bras, j’aurais voulu hurler ma douleur avec elle et je savais déjà que « quelque chose » avait rendu ce contact impossible. Entre elle et moi, un mur s’était élevé,  était-ce elle qui avait voulu cela, aujourd’hui encore je me pose la question.

Deux jours plus tard, alors qu’elle ne m’avait plus adressé la parole et ne s’était plus alimentée  malgré mon insistance, elle a pris un bout de papier sur lequel elle a inscrit : « Conduis-moi à l’hôpital ! »

J’ai répondu, sur le même bout de papier : « Pourquoi ? »

Elle a écrit sous ma question : « Parce que je le veux ».

Après trois jours et de nombreux examens, les médecins ont parlé prudemment de choc émotionnel, de neurasthénie aggravée et l’ont transférée  dans une  maison de

repos  spécialisée. C’est là que depuis lors, je vais la voir tous les dimanches après-midi et que j’ai avec elle les rapports que j’aurais avec une statue.

Et on dit que  la vie continue !!

Il a fallu que j’embauche du personnel pour la boutique, une comptable pour remplacer Jeanne et deux personnes pour s’occuper de la clientèle.

Moi,  je suis en lambeaux, je ferais fuir les gens.

Alors j’ai rencontré Rachel. Lors de notre premier entretien, elle m’a jeté à la figure

-          Je suis juive, je préfère que vous le sachiez, au cas où cela vous dérangerait.

-          La façon dont vous me dites cela me surprend Rachel J’ai dit quelque chose qui vous a donné l’impression que je suis antisémite ?

-          Non, mais …

-          Alors ?...

-          Je …

-          Ne vous défendez pas, vous n’êtes pas attaquée. Bien que non juif je sais toute la souffrance que vous avez endurée… Vos avez encore vos parents ?

-          Non..

-          Je comprends, alors que nous reste-t-il sinon tout faire pour que cela n’arrive plus ?

-          Vous avez raison.

-          Gardez confiance. En tous cas, chez moi personne ne vous manquera de respect.

-          Merci.

-           

Là-dessus elle m’a déballé en vrac ses parents morts dans les camps, ainsi que le reste de sa famille et le fait qu’elle avait été élevée dans un home « Les Cailloux » par des belges merveilleux. J’avais envie de la prendre dans mes bras mais je me suis contenté de lui sourire et de lui dire qu’elle avait toute ma confiance. Elle ne m’a jamais déçu.

Puis  j’ai embauché Marc et je me suis rendu compte qu’il ne suffisait pas, les gens étaient trop seuls dans le magasin.  Alors Clémentine.

Marc,  opposé à  son engagement, prétendait qu’elle n’avait pas d’expérience et ne s’en sortirait pas, ne servirait à rien …

Je comprends mieux maintenant cette opposition surtout quand je l’ai déchargé de  l’inventaire pour le confier à Clémentine. Là,  il s’est senti en danger mais sans doute

a-t-il encore espéré.

Hélas pour lui, elle s’est révélée efficace, ordonnée, et méthodique. Sans le vouloir elle a mis en lumière son  minable trafic !

Il aurait pu me parler, me dire qu’il se trouvait mal payé.

Quel gâchis ! Mais voilà, les gens ne parlent pas, et Jeanne ne parle plus.

Je ne saurai sans doute jamais si elle me rend, se rend, ou nous rend responsables de la mort de Benoît. Aurions-nous dû entendre un bruit anormal venant de sa chambre ?  Est-ce un crime de dormir paisiblement ?

Un bébé qui s’étouffe en dormant, cela fait – il du bruit ?

Le reste de mes jours ces questions me hanteront et je sais que je n’aurai pas de réponse. Pourrais-je continuer à vivre ainsi ?

Autre question : Jusqu’à quand tiendrai-je ?

L’aventure humaine est un mystère insondable. J’ai été un adolescent rieur, au sein d’une famille sans histoires ; plus tard un homme jeune et sûr de lui, puis un homme fort et comblé. Je tenais ma vie à pleins bras, celle de ma femme et de mon fils en sécurité dans le creux de mon amour et de mes certitudes. J’étais un homme libre d’aimer et de réussir.

Aujourd’hui, je suis un presque vieillard aux émotions effritées, aux espoirs rongés,

Un grognon que plus rien ne fait vibrer, un amorti qui n’ouvre la bouche que quand il y est contraint et que tout et tout le monde insupporte. J’ai 36 ans et j’en parais 10 de plus, et surtout, je m’en fous.

Pourtant, cette vie qui m’a été donnée, on peut penser qu’il est honteux de n’en rien faire,  désolant de la laisser glisser dans le néant.  Quand je me rase et que je me regarde dans la glace, je ne vois que le rasoir. Le bonhomme derrière, a disparu.

                                                                       ____

 

Les mois passent, les bourgeons sont aux arbres autant de rejetons miniatures qui leur donnent cette couleur indéfinissable, ni vert, ni blanc, ni gris, mais une couleur pleine de promesses. Le printemps est bien là.

Le trajet de chez moi à la boutique est un plaisir dans l’air frais du matin et il n’est pas rare que je m’achète un croissant, friandise que je m’autorise à ajouter à mon petit déjeuner et que je croque,  petit bout par petit bout,  tout au long du chemin.

Ce matin en arrivant, je trouve la grille déjà relevée et le magasin ouvert. Le patron est là. Sans savoir pourquoi, je me sens prise en faute.

Bref coup d’œil à ma montre, je suis parfaitement à l’heure, il est 8h25. Il est là, en effet et devant mon air décontenancé il précise :

-          Bonjour ! Ne vous inquiétez pas, vous êtes ponctuelle… et vous avez des miettes de croissant plein votre manteau.

-          Oh ! pardon !  ( Je retourne me secouer dehors)

Lorsque je réintègre la boutique, il est planté devant moi avec, sur le visage, ce qui ressemble à un sourire moqueur.

Monsieur Yvan Delvigne  sourit ! C’est bien la première fois, et tant pis si c’est pour se moquer de moi, l’image est plaisante !

-          Je ne suis pas venu pour vous surveiller mais pour vous parler un d’un projet que je veux développer…

Mon œil interrogateur est ma réponse et atteste de mon intérêt…

-          Je fais du café ?

-          Ah ! ça oui !

 

Avec le café,  je savais ne pas me tromper et je me fais un plaisir d’installer une petite table sympathique dans la cuisine, tasses avec sous-tasses, sucre dans le sucrier et lait dans un pot, même si le fameux sourire exceptionnel a déjà disparu.

-          Vous le prenez noir, je crois. Un croissant peut-être ?

Il me regarde stupéfait.

-           J’en avais pris deux et je n’en ai mangé qu’un.

Il grogne un « je ne dis pas non » que je devine plus que je ne l’entends.

Je sors de l’armoire une assiette et une serviette en papier sur laquelle je pose le croissant.

-          Ce n’est pas nécessaire

-          Ca récupère les miettes…

Là dessus, j’éclate de rire,  je ne sais pas où j’ai été chercher cette audace mais apparemment, il apprécie Le sourire est revenu, s’est élargi et il engloutit la moitié du croissant en une seule bouchée. La deuxième bouchée a eu raison de  la seconde moitié. Ensuite il s’essuie la bouche avec la serviette bien proprement, boit une gorgée de café bouillant et me regarde enfin, toujours en souriant.

-          Vous vous plaisez ici ?

-          Oui.

-          Cela se voit, c’est réconfortant.

-          Réconfortant ?

-          Vous connaissez beaucoup de chefs d’entreprises qui se réjouissent de croiser  des collaborateurs malheureux ?

-          Je ne sais pas.

-          Je suppose que les employés ne se préoccupent guère des états d’âme de leur employeur.

-          Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire.

-          Qu’avez – vous voulu dire alors ?

La question était douce, la voix affable et je ne pouvais pas y répondre.

J’aurais dû avouer que je ne me souvenais pas d’avoir eu un quelconque patron.

-          Je veux dire ce que j’ai dit. Je me plais beaucoup chez vous et il m’est agréable que cela vous plaise aussi.

-          Que voilà une élégante façon de me clouer le bec !

-          Oh ! Je vous ai offensé !

-          Pas du tout, je déteste les gens qui tentent de débusquer mes pensées secrètes dont j’estime qu’elles ne regardent que moi Vous voyez, nous sommes sur la même longueur d’onde.

Monsieur Delvigne est décidément d’humeur plaisante, je range la vaisselle et lorsque je me retourne vers lui dans un mouvement qui indique que je suis prête à travailler, je le vois m’observant, l’air dubitatif.

Mais aussitôt il se lève et me dit :

-           Venez avec moi, nous allons fermer la boutique pendant une heure pour être tranquilles.

-          Mais Rachel ? Elle va arriver d’une minute à l’autre

-          Non, elle vient plus tard aujourd’hui. Elle ne vous avait pas prévenue ?

-          J’ai dû oublier…

Sur une feuille A4 il inscrit au marqueur : « Exceptionnellement aujourd’hui, la librairie  ouvrira à 11h. »,  la colle sur la porte vitrée, et donne un double tour de clé.

-          Venez avec moi,  je vous en prie.

Je reçois la dernière partie de la phrase comme un cadeau et je le suis dans son bureau où j’entre pour la première fois.

La pièce est grande et claire. De grandes baies donnent sur une cour arrière, mais

la lumière est princière. Les murs sont couverts de rayonnages et de livres bien sûr.

Je murmure sans m’en rendre compte

-          Oh ! des Pléiades !

-          Vous aimez ?

-          Oui !

J’ai un choc au cœur. Je connais cette collection somptueuse, mes doigts connaissent le toucher satin de ces pages.

-          Vous comprenez pourquoi il n’y en a pas dans le magasin ? Je les aime trop, je me les garde.

J’ai la gorge nouée, il faut que je me reprenne, il va s’apercevoir de mon trouble.

Je m’éclaircis la gorge et j’articule stupidement :

-          C’est magnifique !

-          N’est-ce pas ? Je suis content que vous les aimiez aussi … Et cela, vous aimez ?

 

Il me montre une reproduction du  « Baiser » de Gustave Klimt. J’ai un choc et je me sens rougir. Je connais  ce tableau ! Je balbutie…

-          Oui, j’adore !

-          J’en ai une deuxième,  je vous la donne.

Là, je ne sais plus où me mettre ni comment le remercier, je me dandine d’un pied sur l’autre, certaine d’avoir l’air idiote.

 

-          Vous n’êtes pas capable d’accepter avec simplicité un cadeau sincère, une grande fille comme vous ?

Il se moque résolument de moi et je prends le parti d’éclater de rire ; dans certaines circonstances,  le rire sauve de tout.

Je prends place, comme son geste m’y invite, dans un fauteuil en bois sculpté et il s’installe de l’autre côté  du large bureau. Son fauteuil est du même style mais le dossier plus haut lui donne une allure directoriale.

Il semble prendre un temps de réflexion puis, après une longue inspiration

-          Voilà,  je viens d’acheter l’immeuble voisin. Je double ainsi la capacité du magasin. Je veux aussi adopter un autre style, des livres d’occasion d’accord mais uniquement de bons auteurs, de la vraie littérature. Et puis, nous ferons une place à la Pléiade, ceux que j’ai en double…

Il sourit et me regarde comme pour quémander mon approbation… Puis il reprend

-          Je veux aussi  un « espace lecture », des sièges confortables, des boissons à disposition. Je veux voir des gens respectueux prendre plaisir à passer du temps ici, à feuilleter des ouvrages sans être obligés de les acheter. Je veux de la  musique très douce. En bref, je veux que chacun puisse dans le calme choisir uniquement ce qui lui plaît. Je veux trier ma clientèle, pas de foule, une ambiance feutrée et paisible, presque du recueillement, vous voyez ce que je veux dire ?

-          Je vois très bien.

Cette succession de « je veux » me ravit.  

-          Et vous, cela vous dit quoi ?

-          C’est un merveilleux projet !

-          Mais ?

-          Eh bien, nous perdrons sans doute une certaine clientèle qui ne se sentira plus à l’aise, mais si nous faisons un peu de publicité, bien dirigée, nous devrions surmonter cela rapidement !

-          Ah oui ? Quel genre de publicité voyez-vous ?

Je suis prise de court.

-          Il faut y réfléchir, un message radio peut-être, mais cela ne sera pas suffisant.

-          Eh bien justement, je vous propose d’y réfléchir. J’aurai besoin d’aide pour cela et aussi pour la décoration. Nous devons créer un espace de lecture où les gens peuvent passer de longs moments, d’où l’utilité de pouvoir se désaltérer, mais à aucun prix je ne veux créer un café où l’on lit …vous voyez ?

 

Il a dit « nous » et ce « nous » me comble de joie.  Je rêve où il me traite déjà comme une associée ? Et  cela fait quatre mois à peine que je suis son employée !

 

Le magasin vient de s’ouvrir, Rachel est arrivée. Cinq secondes plus tard, elle frappe à la porte du bureau et entre sans attendre la réponse.

 

-          Dites, je laisse le magasin fermé jusqu’à quand ? Oh ! pardon !

-          Nous allons descendre Rachel,  et nous enlèverons le panneau.

-          Bien patron !

Elle sort aussi précipitamment qu’elle est entrée et  dégringole l’escalier. Il lève les yeux au ciel et me sourit.

-          Bon, nous avons dit l’essentiel. J’ai plein de choses à faire, pensez-y et nous en reparlerons.

 

Je suis redescendue et j’ai repris mon travail habituel. Quant à lui, je ne l’ai guère vu durant le reste de la journée. Il est sorti, rentré, ressorti, affairé, me jetant de brefs regards complices qui me faisaient chaud au cœur.

Rentrant chez moi, je passe comme chaque jour voir Marianne, et sans donner trop de détails,  je lui décris le projet auquel je vais être associée, ce qui lui paraît être un  bond en avant dans la construction de ma vie en Belgique.

Je me couche tôt, la tête pleine de rêves, après avoir mis sur papier quelques idées de messages radio.

                                                                       ____

La grille est à nouveau levée ce matin et  Yvan Delvigne semble m’attendre avec impatience. Je n’ai pas le temps de proposer un café.

-          Venez avec moi, j’ai les clefs…

Le volet ayant été constamment baissé, je n’ai pu me faire aucune idée de ce que nous allions découvrir. En fait il s’agit d’un ancien magasin, une sorte de bazar semble-t-il, encore encombré de cartons et de déchets de toutes sortes. Si l’espace est large, la saleté règne en maître, c’est à peine s’il est possible de circuler. D’emblée, il déclare :  

-          Il  faudrait dégager tout cela pour voir clair.

-          Vous avez raison, y a-t-il quelque chose à récupérer dans ce bric à brac ?

-          Absolument rien. J’ai commandé un container de 30 m3. Il faudra balancer tout cela dedans.

-          Je viendrai vous aider

-          Pas question, ce n’est pas un travail de femmes, je prendrai des manœuvres intérimaires

-          Vous avez une piètre idée des femmes !

-          Certainement pas !

La réponse est cinglante, je crains de l’avoir vexé.

-          Je voulais simplement dire que cela me faisait plaisir de participer.

-          Eh bien nous verrons si je trouve une activité  légère, spéciale femmes fragiles.

Il a le talent de gommer en deux mots, un sourire et un regard, tout ce qui pourrait dégénérer en échange acide. Et bien ! Je vais de surprise en surprise. Je voyais cet homme comme un rustre tout juste poli, et aujourd’hui, je lui trouve de l’humour et même un certain charme.

De cette première visite nous ne pouvons tirer aucune conclusion et faire aucun plan, il faut attendre que tout soit déblayé.

Le reste de la semaine se déroule sans heurts, je le vois peu. Jeudi en fin de journée les services communaux installent le container, et lorsque j’arrive vendredi matin trois manœuvres sont  déjà à l’ouvrage. Un nuage de poussière fait faire un détour aux passants.

A 19 heures je ferme le magasin et je vais voir comment les choses évoluent. Tout est dégagé, les hommes s’activent à nettoyer un peu. Les murs sont lépreux mais une large baie s’ouvre sur deux autres pièces, la dernière est plus petite et une porte dans le fond semble conduire à une cour arrière.

-          Attention ! cette porte ne tient pas sur ses gonds !

Trop tard,  elle me reste dans les mains, et un pas plus loin je suis effectivement dans une cour charmante bien qu’en très mauvais état.

Au même niveau, un espace d’une vingtaine de mètres carrés,  et, entre deux murets, quatre marches donnent accès à un second niveau recouvert d’herbe. Dans un coin un arbre tordu mais bien vivant, dont j’ignore l’essence et dans l’autre coin, un lilas prêt à fleurir.

 

-          Il faudrait abattre le mur du fond et faire installer une porte vitrée,  et puis des arbustes et des fleurs, cela se verrait du magasin, et puis une ou deux tables et des chaises  de jardin !

Je me suis exclamée  sans réfléchir et sans penser que je ne suis pas ici chez moi… Mais il semble que ma réaction un peu vive n’ait pas déconcerté Yvan Delvigne.

 

-          D’ abord voir si le mur est porteur peut-être ?

 

 Le ton est légèrement  moqueur, à n’en pas douter)

 

-          S’il est porteur, on peut placer une poutre de soutien

-          Vous en savez des choses ….vous êtes maçon ?  entrepreneur ?

-          Dans une autre vie peut-être. 

J’ai dit cela en riant, comme une boutade, mais avec un aplomb qui marquait bien je pense mon désir de ne pas en dire davantage.

-          Bien, bien, j’aurai recours à vos conseils… en attendant de démolir les murs et de placer des poutres, il faudra nettoyer tout cela et mettre à nu les réfections à entamer, murs, sols et plafonds.

-          Pour le nettoyage, j’ai tout ce qu’il faut chez moi. Je viendrai demain si vous voulez.

-          Vous tenez absolument à travailler 7 jours sur 7 ?

Là, son sourire me dit qu’il  se moque gentiment de moi,…

 

-          A titre tout à fait exceptionnel bien sûr …

-          Ah ! bon, mais faites attention quand même, je risque d’y prendre goût et de devenir un esclavagiste

-          Je ne suis pas inquiète…

Il me lance un rapide coup d’œil, et un silence s’installe. Je prends la mesure des dégâts. Là, sous la vitrine, du salpêtre .Sur les murs,  plusieurs couches de papier à tapisser superposées. Il faudra tout arracher et faire venir un homme de métier pour récupérer des murs lisses susceptibles de recevoir correctement une autre couverture. Là, une fissure importante, à faire voir aussi pour en découvrir l’origine et la gravité avant de la reboucher. Les plafonds, n’en parlons pas, ce pourrait être une nouvelle mode « écaille de tortue » par exemple !

Je le vois qui m’observe, toujours son petit air moqueur.

-          Alors Monsieur l’entrepreneur, vous me faites une estimation des travaux ?

-          Ce n’est pas simple, nous avons bien dit nettoyer d’abord, n’est-ce pas ?

-          Alors, je viens demain ?

-          Demain je ne suis pas libre.

-          Je n’ai pas besoin de vous.

-          Ah ! bon ? Et vous allez traîner aspirateur, brosses et balais dans le métro ?

-          C’est vrai, je n’avais pas pensé au transport

-          Il ne sera pas nécessaire de transporter tout le matériel. Vous oubliez que le magasin dans lequel vous travaillez, juste à côté est nettoyé parfois, pas assez souvent je sais, mais enfin, il y a tout ce qu’il faut d’une part, et d’autre part, j’ai déjà demandé à l’équipe de nettoyage de se charger de tout cela. Je réalise que je vous prive là d’une joie intense, veuillez m’en excuser…

Je ne trouve pas de réponse, et je pense effectivement que je dois avoir une mine déconfite. Quelle pouvait bien être la raison qui me faisait m’enthousiasmer à l’idée de ce travail de nettoyage ? J’ai horreur de cela en temps normal…

-          Rassurez-vous. Si vous êtes en manque d’activité, nous aurons dans les mois à venir, de quoi vous occuper pleinement.

-          Je n’en doute pas…

-          Que diriez-vous d’aller boire quelque chose de frais au bistrot d’en face ? 

-          Et si j’allais plutôt chercher des boissons à l’épicerie ?

C’est à mon tour de me moquer de lui. Il est couvert de poussière, on ne voit plus la couleur de ses vêtements…  

-          Mon « look » vous gêne ?

-          Moi ? Pas du tout !

-          Alors moi non plus, ils me connaissent en face…

Nous avons bu de la bière, deux ou trois je crois,  parlé abondamment du futur magasin, unis me semblait-il dans une complicité fraternelle, ou plus que fraternelle, je ne sais plus.

Ce que je sais, c’est que je suis rentrée chez moi, encore dans l’euphorie de cette soirée et que, sans l’avoir décidé préalablement, je ne suis pas passée chez Marianne.

---

Les jours se suivent, et décidément, ne se ressemblent pas.  Depuis cette soirée,  huit jours ont passé et  Yvan Delvigne  a disparu. On ne le voit ni ne l’entend, la grille de la nouvelle librairie est restée baissée, les travaux prévus de nettoyage n’ont pas été terminés. Tout semble arrêté, et aucune explication.

Me voilà noyée dans une mélancolie poisseuse. Qu’avais-je donc imaginé ?

Mon train-train quotidien qui,  il y a quelques semaines encore me réjouissait, poursuit son cours, teinté de mélancolie.

A nouveau assaillie de questions existentielles, je sens ma vie glisser entre mes doigts, et je ne parviens par à réagir.

Marianne  sent que quelque chose se passe qu’elle ne comprend pas, et elle a le visage de celle qui veut interroger mais n’ose pas.  Moi, je suis ligotée par ma propre réserve. Comment lui parler de ma déception alors que je ne lui ai guère parlé de mes espoirs et surtout de mes élans. Il y a là une discordance que je refuse à m’expliquer ; qu’ai-je à faire d’ Yvan Delvigne ?

Il organise les choses à sa guise, n’a, vis-à-vis de moi aucun engagement d’aucune sorte et peu m’importe si, en fin de compte, il va mener son projet en cavalier seul !

A peine cette pensée a-t-elle fait son chemin qu’une grosse boule me noue la gorge et que les larmes affleurent.

Les premières larmes depuis le 8 novembre de l’année dernière ! En fait, j’ai vécu ces cinq derniers mois dans une sorte d’anesthésie. Mes joies n’ont été que des satisfactions d’amour propre et hormis mon affection réelle pour Marianne, j’ai survolé les sentiments comme les heures.

Pas de préoccupations philosophiques, pas d’intérêt pour mes semblables, pour les événements du monde, pas ou peu d’émotions culturelles… rien.

Me voilà aujourd’hui suspendue comme une feuille d’arbre. Fragile comme elle,  à la merci du premier vent violent et que je le veuille ou non, ce premier vent semble s’appeler Yvan Delvigne.

                                                                   ----

Je me découvrais un nouvel enthousiasme, j’avais à nouveau envie de me réaliser, et voilà, la vie me rattrape par le col.

Dimanche après-midi, j’ai trouvé Jeanne dans un état d’excitation très particulier, une sorte de colère sourde la faisait trembler, impossible de lui prendre simplement la main sans qu’elle me la retire comme si j’étais un pestiféré. Elle suait la colère et le mépris, le visage fermé, les yeux durs.

Je suis allé voir le médecin de garde qui me dit ne pas comprendre non plus ;  aucun événement  particulier n’est survenu. Elle n’a pas, ou très peu,  de contact avec les autres pensionnaires, mais ses nuits ont été agitées, elle a appelé plusieurs fois l’infirmière et demandé à boire en montrant son verre vide.      

Pas d’autre indice…

Ce n’est pas la première fois que  son attitude, habituellement prostrée, se transforme en agressivité, toutefois cela se limite à quelques heures. Le médecin lui donne un calmant et tout rentre dans l’ordre.  Cette fois c’est plus sérieux et surtout plus long, je sens bien l’inquiétude du corps médical et son impuissance.  Quand ils parlent d’elle, il n’est pas rare de les entendre répéter : «  quel dommage une si jeune femme, et si jolie … »

Oui, elle est jolie  ma Jeanne, mais ce n’est plus « ma » Jeanne. Celle qui était mienne, le petit Benoît l’a emportée avec lui, et moi je reste seul et sans ressources.

Retourner au magasin est mon seul salut, sans quoi je vais devenir fou, cependant, à certains  moments, j’enverrais bien tout balader et je mettrais le feu à toute la boutique.

Pourtant, je le sais, je n’en ai pas le droit. Une fois encore je tente de prendre du recul, de voir l’aspect positif des choses, et cet exercice me ramène à Mademoiselle Mounier.

Lorsque j’arrive ce matin,  elle est déjà là, et range une pile de livres.

Elle ne m’a pas entendu entrer, mais lorsqu’elle lève la tête et me voit,  le sourire qui éclaire son visage est un splendide cadeau pour le déchet que je suis.

Il y a donc quelqu’un qui éprouve du plaisir à  me voir arriver ! Et ce quelqu’un est une femme charmante, intelligente, vibrante.

Je lui souris aussi, sans doute d’un air idiot parce que son sourire à elle s’élargit en un rire qu’elle dissimule  en s’exclamant : « Ah ! Vous êtes revenu !

-          - Oui, excusez-moi, je n’ai pas prévenu que je devais m’absenter…

-          Je vous en prie …il n’y aucune raison de …

-          Mais si, nous avions des projets et mon silence est inexcusable.

-          Nous ne les avons plus ?

-          Si, si bien sûr, nous les avons toujours, et du reste il faut que je vous voie pour que nous avancions.  Rachel est là ?

-          Elle est là-haut, dans son bureau.

-          D’accord, je vais voir avec elle comment nous organiser …

Je me retourne et brusquement, sans réfléchir…

-          Vous êtes libre ce soir ?

-          Oui, je crois, enfin … oui bien sûr.

-          Je propose que nous allions dîner, cela nous donnera l’occasion d’en parler à tête reposée, qu’en pensez-vous ?

-          Bien, c’est une très bonne idée…

Je la vois très émue Clémentine,  et cette flambée de rose sur ses joues à elle  provoque en moi un incendie que je connais bien. Un incendie que je n’ose pas encore nommer mais qui s’impose et ne me laissera dans très peu de temps,  pas d’autre choix.

J’ai tout arrangé avec Rachel qui m’a regardé d’un air tendre mais coquin. Impossible de s’en offusquer. Je suis redescendu dire à Clémentine que nous irions donc dîner ce soir, je viendrais la prendre vers 19h. et que demain et sans doute après–demain nous passerions la journée ensemble pour mettre les derniers détails au point. 

Lorsque je suis arrivé chez elle, elle a insisté pour me présenter sa propriétaire Marianne Brabant. A première vue,  je n’ai pas très bien compris l’utilité de cette présentation, mais lorsque j’ai vu cette dame,  j’ai immédiatement compris le lien qui les unissait. Le regard qu’elle m’a lancé en disait long sur son souhait que cette soirée soit heureuse pour elle et cela m’a touché.

Dans la voiture, je lui dis que je n’avais rien réservé, ne sachant pas ce qu’elle aimait comme cuisine, elle rit …

-          Hélas, j’aime tout … et vous ?

Elle sourit comme un enfant un jour de fête.

 

-          Moi aussi, j’aime tout … Cela ne nous simplifie pas les choses. Je vais donc faire des propositions … Couscous ? Cuisine française ? Thaï ?

-          Couscous, j’adore !

-          Allons-y, J’en connais plusieurs mais je vais vous emmener chez mon ami Slimanne, qui fait des merveilles et qui, lorsqu’il est en verve, lit dans les lignes de la main en fin de soirée…

-          Vous y croyez ?

-          Il m’amuse …mais sait-on jamais, nous ignorons tant de choses, tout en nous croyant si malins.

La nuit est tombée, nous roulons en silence. Je vois qu’elle s’est changée, elle porte une jupe un peu longue qui lui va très bien et un chemisier de soie blanche.

Cette femme est mieux que jolie, elle est belle. Ce soir, elle semble heureuse et moi, je suis soulevé à la pensée que cette joie lui vient de moi.

Slimanne nous accueille, et cache mal sa surprise. Il me voit toujours seul et depuis si longtemps. Je comprends la question que son œil pose …

Il nous installe dans un endroit calme, et nous apporte la carte…

-          Brochettes ?

-          C’est ce que je préfère.

-          Moi aussi … Un Boulaouane rosé bien frais ?

-          Magnifique…

Je sens venir un moment de gêne que je veux absolument gommer,  aussi je me lance dans un discours sur l’avenir de la boutique que soudain elle interrompt en me disant :

-           

-          J’étais inquiète de ne plus vous voir.

-          Oui, c’était impardonnable.

-          Non, ce n’est pas cela je vous assure, c’était simplement de l’inquiétude !

-          Oui, je comprends, il faut que je vous explique.

-          Non ! Je ne vous demande pas d’explications. Encore une fois, j’étais tout simplement inquiète, vous auriez pu être malade.

-          Non, ce n’est pas moi.

-          Je ne comprends pas.

-          Clémentine, il faut vraiment que je vous explique.

-          Si vous y tenez.

Mais le couscous arrive, odorant, merveilleux et nous rions de ce moment un peu grave, subtilement interrompu…

-          Eh bien, les grandes confidences seront  remises à  plus tard,  je pense

-          Je pense aussi,  j’ai faim !

 

Nous avons faim, notre appétit est égal à notre appétit de vivre.

C’est au moment du dessert que j’entreprends de lui expliquer ce que j’ai vécu, ce que je vis encore.  En lui parlant, j’éprouve à la fois de la difficulté à parler à cette femme dont je sais déjà que je suis épris, de mon amour pour Jeanne. Mais dans le même temps, je suis envahi par une sensation de profonde plénitude.

Clémentine me comprend.  Elle posera, j’en suis convaincu, chacune de mes paroles à sa vraie place, sans malentendu possible.

Son regard posé sur moi est d’une limpidité absolue, elle est «là »,   au sens absolu du terme,  elle est là pour moi et avec moi.

J’ai du parler longtemps… Slimanne, discrètement, a posé une chaise sur une table,  il était temps de rentrer.

Devant chez elle, elle est sortie de ma voiture comme on se sauve, après une poignée de mains rapide et un « merci pour cette soirée » murmuré dans un souffle.

Je suis resté un moment sans bouger, en proie à une émotion étrange. J’ai dormi par épisodes et appris le lendemain que nous ne nous étions pas tout dit.

Il est revenu !  Je n’y croyais plus, je dormais mal, je le voyais malade et seul, ou furieux contre moi, contre nous. J’avais oublié qu’au début il apparaissait lorsque cela lui semblait bon et sans donner jamais d’explications.

Mais il est revenu et il s’est excusé auprès de moi ! Tout comme s’il avait à me rendre des comptes, ou plus simplement comme si mon opinion, et qui sait mon éventuelle inquiétude lui importait.

Et puis il s’est ouvert à moi, à moi seule et j’ai si bien compris sa douleur que je l’ai ressentie physiquement. J’ai eu mal pour lui, mal de la mort de ce bébé, moi qui n’enfanterai peut-être jamais, mal de cette femme aimée qui disparaît de l’intérieur  et se rend inaccessible. J’avais envie de le prendre dans mes bras. Bien sûr je n’ai pas osé le moindre geste, je n’ai même pas eu l’audace de poser ma main sur la sienne, sur la nappe rose du restaurant, mais mon regard devait être éloquent.

Lorsque nous sommes partis, il a pris mon bras,  comme pour me protéger des pavés inégaux de Bruxelles et j’étais bien.

Arrivés devant chez moi  pourtant,  j’ai bondi hors de sa voiture après une rapide poignée de mains.

Il est inutile de me mentir,  j’avais envie de le toucher, envie qu’il me prenne dans ses bras, et peut-être l’aurait-il fait. Nous étions si bien ensemble, tout était doux, presque tendre.

Cet homme m’a ouvert son cœur et sa souffrance, mais qui suis-je pour croire que je suis capable de lui redonner le goût de vivre ?    

Un amour peut-il guérir d’un autre amour ? Je n’ai, dans cette matière, aucun souvenir. Donc,  aucune expérience.

Je suis au magasin dès 08 heures, stupéfaite de l’y trouver déjà … à mon tour, il est temps de parler.

-          Je me suis réveillé très tôt et je me suis dit que c’était le bon moment pour préparer un plan d’action, qu’en dites-vous ?

-          Oui, c’est une très bonne idée. Mais avant tout j’ai deux choses à faire : vous remercier pour notre soirée d’hier, et vous demander de m’écouter à votre tour.

-          La soirée d’hier fut un moment précieux que je n’oublierai pas, vous avez eu la bonté de m’entendre vous raconter mes misères, sans doute sans intérêt pour vous et…

-          C’est faux !

-          Qu’est-ce qui est faux ?

Je suis surpris par la violence de sa réaction…

-          Le manque d’intérêt de ma part.

-          Vous avez raison, je suis idiot, je sais que vous m’avez écouté avec beaucoup d’intérêt, je l’ai vu.

-          Alors pourquoi … ?

-          Parce que je suis devenu un ours et que j’ai toujours peur de me livrer à d’autres personnes.

-          Je ne suis pas une « autre personne ».

-          Encore une fois, vous avez raison … Vous avez dit que vous vouliez que je vous écoute ?

-          Oui, mais pas ici…

-          Bien sûr, venez.

 

Nous montons dans son bureau,  il se dirige vers la machine à café.

-          Vous en voulez ?

-          Oh ! oui !

La vivacité de ma réponse semble le surprendre, mais il ne dit rien et nous sert.

Une fois assis, il tourne dans sa tasse sans mot dire, discrètement, il évite de me regarder, il attend … Et moi, je me lance comme on se jette dans l’eau, et je lui dis tout. Dans le désordre alors que j’ai préparé cette « confession » mille et mille fois. Je déballe pêle–mêle  mon arrivée à Bruxelles, mes errements, l’argent dans le sac, la vie à l’hôtel, ma rencontre avec Marianne,  jusqu’à mon entrée à son service.  Et puis je me tais.  J’ai fini, il n’y a plus rien à dire, plus rien à faire qu’à attendre sa réaction.

Un silence s’installe, il a sorti du tiroir de son bureau un paquet froissé dont il extrait une cigarette qu’il allume avec des gestes lents. J’ai peur.

-          Vous avez dû être épouvantée !  Ou avez – vous trouvé le courage de rester debout ?

-          Je ne sais pas, je devais être inconsciente …

Sans que je ne puisse rien faire, les larmes débordent, je suis tassée dans le fauteuil qui lui fait face et par delà le grand bureau qui nous sépare, il me tend en souriant un paquet de mouchoirs en papier.

-          Vous me trouvez ridicule. 

-          J’en ai l’air ?

-          Non, je ne sais pas... 

-          Si je vous souris, c’est parce que je vous admire. Comment avez-vous pu faire front, vous lancer tête baissée dans une nouvelle aventure de vie, sans aide, sans soutien, en faisant face tout le temps, c’est plutôt exceptionnel,  non ? Et surtout,  c’est épatant ! Ah ! oui alors, c’est épatant !

 

Son « épatant » me faire sourire à mon tour, et surtout, je suis tellement soulagée. Pas l’ombre d’une suspicion, pas l’ombre d’une méfiance, c’est cela qui est exceptionnel.

-          Deux éclopés, voilà ce que nous sommes ! Et ces deux éclopés vont faire de grandes choses Clémentine,  je vous le garantis. Mais  d‘abord, il faut peut-être que vous alliez à la recherche de quelques informations, non ?  Attention ! pas pour moi ! N’allez pas me croire inquiet ou suspicieux ! Mais pour vous, pour  votre paix intérieure et votre équilibre. Qu’en pensez-vous ?

-          Je ne sais pas, j’en ai fait le projet cent fois et cent fois je l’ai abandonné ; je sais que j’ai peur de ce que je pourrais trouver.

-          Bien sûr, le risque est là,  mais serez-vous réellement en paix sans cela ?

-          Non, sans doute que non.

-          Alors,  allez-y maintenant !

-          Maintenant ?

-          Oui, maintenant, demain, sans y réfléchir davantage. Vous serez  délivrée après. Quoique vous ayez pu apprendre, il faut affronter la réalité, comme vous l’avez si bien fait depuis quelques mois, vous en êtes capable !

-          Vous croyez ?

-          Je le sais !

-          Mais … le travail que nous avons entrepris ?

-          Je caresse ce projet depuis des mois, il attendra bien quelques jours de plus … Je vous attendrai. Je promets de vous attendre !

Il prononce ces derniers mots sur un ton qui ne laisse aucun doute, je le regarde les yeux noyés, il sourit, me tend un autre mouchoir, me raccompagne jusqu’à la porte du magasin et me pousse dehors en me disant :

-          -Ne tardez pas trop quand même, je me débrouillerai ave Rachel, mais n’oubliez pas que j’ai besoin de vous …pour le nouveau magasin.  

 

Il a aussi dit cela,  de cette voix qu’il sait prendre dans les tons mi-papa, mi-professeur qui ne souffre aucune discussion. Et je suis partie parce que la chaleur de sa voix m’a dit que mon retour était programmé et attendu quoi qu’il arrive.  Tout cela sans qu’il soit nécessaire d’y ajouter des mots.

Le temps de prévenir Marianne, de lui faire des courses pour quelques jours, de la voir accepter ce voyage un peu forcé avec une bonne humeur contagieuse et me voilà le lendemain matin dans le train de 9h25…

Pas pris le 9 novembre dernier, il me  ramène aujourd’hui vers mon point de départ.

Peut-être alors, avais-je dormi durant tout le parcours, évitant la grisaille et les arbres noircis par l’hiver. Aujourd’hui mes yeux se régalent de tous les verts de la palette printemps, qui se juxtaposent et s’enroulent autour des routes et des clochers des églises.

Mes pensées voltigent, refusant de se fixer sur le but du voyage.

Bien sûr, la première étape est Lyon. J’y trouverai  un hôtel et  j’arpenterai  ses rues à la recherche d’un éclair, je pourrais même me renseigner sur un domicile que j’aurais eu dans cette ville mais il faudrait parler de mon amnésie et je n’en ai pas le courage. Donc, tout de suite Aubenas, mais sans forcer. Surtout laisser faire la vie a dit Yvan.

Il ne me faudra pas huit jours, je pense. Ou les lieux prendront vie dans ma tête et ils s’animeront, ramenant avec eux les moments et les personnages, ou tout restera éteint et je me demande si ce n’est pas ce que, obscurément, je souhaite.

Me voilà à Lyon, m’efforçant de m’y promener en touriste. Sur les quais qui longent le Rhône, je plonge le regard dans ce fleuve puissant et l’image se cogne dans ma tête. Je passe, je respire, j’admire les immeubles cossus, les balcons fleuris, une certaine élégance générale qui dénote l’aisance. L’air sent bon le printemps et les gens semblent détendus.

Je regarde les péniches, j’envie leurs habitants, je m’imagine partant avec eux pour un très long voyage… Puis,  je retourne  vers la gare, me choisis un petit hôtel aux allures de relais routier où je me pose jusqu’au lendemain matin. Premier bilan : Lyon, mis à part son fleuve, ne me dit rien de particulier, je la ressens comme une ville semblable à d’autres que j’ai dû visiter, rien de particulièrement étranger, rien non plus de particulièrement familier.

Je reprends le train en direction de Montélimar. A la sortie de la gare,  l’autobus semble m’attendre pour me mener à Aubenas. Je me sens soudain légère, toute angoisse dissipée, juste un soupçon d’impatience d’en avoir fini avec ce périple.

Le soleil est là, la paix survole le monde, les heures se déroulent en chapelet, tout est simple, et le pays est beau.

Aubenas est une petite ville, ses maisons semées au hasard autour d’une rue principale et d’une place où magasins, librairies, cafés et autres boutiques se bousculent et frôlent les parterres de fleurs.

Je réserve une chambre pour la nuit dans le premier hôtel que j’aperçois sur la place et je demande où se trouve la mairie, mais j’apprends que les bureaux sont fermés dès douze heures.  Demain sera donc le jour où je connaîtrai, ne fût-ce que le nom de ma mère et si j’ai des frères et des sœurs.

Cette fois, vais- je devoir dire que je suis amnésique pour justifier ma demande ? Je risque de déclencher la stupéfaction de l’employé de mairie et je serai suspecte, inévitablement. Je  repousse à demain cette préoccupation, je veux conserver aussi longtemps que possible, dans cette situation déstabilisante et ce pays que je ne sens pas vraiment comme étant le mien, cette sensation de légèreté. Je pèse une plume, le poids de ma mémoire, autant dire,  rien.  Je dors paisiblement jusqu’aux premiers chants d’oiseaux. 

Voilà la mairie, beau bâtiment au toit de tuiles vernissées, dont les salles sentent la cire, le vieux papier et la poussière. Le préposé qui m’accueille est conforme à l’image que je m’en faisais, gris de peau et de costume, les yeux pareils à un cadran de montre sans aiguilles.

Il enregistre ma demande et s’en va sans dire un mot… J’attends.

Deux personnes derrière moi patientent, elles aussi sans dire un mot.

La consigne, ici, semble être le silence et l’acceptation.

Il revient, un document à la main,  mon extrait de naissance !  C’est le moment de jeter mon pavé dans la mare…

 

-          Vous pourriez me donner l’adresse actuelle de mes parents s’il vous plaît ?

-          Vous ne connaissez pas l’adresse de vos parents ??

-          Non…

Pourquoi me justifierais-je ?

-          Attendez !

Le voilà reparti. Derrière-moi, cela s’agite un peu …

-          Votre mère est décédée il y a un mois, le 26 mars exactement, et son mari  le 5 novembre de l’année dernière…

Le ton est très nettement réprobateur, le regard en dit long sur l’attitude correcte que je devrais sans doute avoir en cet instant. Par exemple, hurler, fondre en larmes, hoqueter de stupéfaction et de douleur, m’évanouir peut-être ?

Rien de tout cela,  je suis en marbre et son jugement me traverse sans m’atteindre.

-          C’est de leur dernière adresse dont j’ai besoin Monsieur s’il vous plaît

-          Clos des Peupliers n°11. Le notaire qui s’occupe de la succession est Me.Deschamps, rue Maréchal Foch ° 37, ici à Aubenas, son numéro de téléphone est le …

-          Merci, c’est inutile

 

Je n’en peux plus de son énumération sur le ton exaspéré de celui qui s’adresse à une fille sans cœur ou à une échappée des asiles ; je sors précipitamment sous l’œil ébahi des gens autour de moi qui ont tout entendu et que je sens me suivre des yeux.

Et voilà ! Ma mère est morte, mon père aussi, et moi, qu’est-ce que je fais là, le cœur plat comme une batterie usée, dans cette ville étrangère qui prétend m’avoir vue naître ?

Que je le veuille ou non, il faut que j’aille chez ce notaire. Un passant me renseigne, elle est à deux pas cette rue Maréchal Foch et le n° 37 est une grosse maison bourgeoise au cœur d’un jardin très entretenu entouré de grilles. Il s’en dégage une telle impression de solennité  qu’un rire d’enfant serait une insulte à cette ambiance mortifère. Lorsque je pousse l’imposant portail de fer forgé qui grince un peu, j’ai soudain les joues bien rouges… J’ai déjà poussé un tel portail… Je ne peux m’arrêter à ce détail pourtant important, mes pas font crisser le gravier de l’allée. Je sonne.

Une dame âgée vient m’ouvrir et j’ai à nouveau un choc tant elle ressemble à Marianne, mêmes cheveux blancs en couronne bouclée, même col de dentelle, mais sans la canne.

-          Puis-je voir Me.Deschamps svp ?

-          Vous avez rendez-vous avec lui ?

-          Non, je suis désolée, je viens de Belgique.

-          Quel est votre nom svp ?

-          Clémentine Mounier.

-          Ah ! Oui !

Ce « Ah !Oui ! » fait déferler une angoisse irrépressible, je transpire. Elle disparaît un instant …

-          -Entrez, il vous attend.

J’entre. La pièce est sombre, les deux fenêtres sont assaillies de l’extérieur par une plante grimpante que j’ai vu prendre possession de la façade ouest.

Murs lambrissés et  couverts en partie de livres reliés,  bureau monumental, et dans le fauteuil en tapisserie digne d’un empereur, un petit homme chauve au regard vif me dévisage…

-          Je ne vous espérais plus ! Excusez-moi de rester assis… mes rhumatismes.

-          Vous ne m’espériez plus ?

-          Bien sûr ! Où étiez-vous passée ?

-          A Bruxelles.

-          Ah  bon ?

-          Oui , à Bruxelles.

Debout, en équilibre instable sur mes jambes, je me sens ridicule, comme un enfant que l’on gronde après une fugue.

-          Je peux vous expliquer.

-          Asseyez-vous.

Enfin !  Je m’écroule dans le siège qu’il m’indique, ramène mon écharpe sur mes épaules. Je suis inondée de sueur,  j’ai froid,  et dehors, le soleil brûle les prés.

Sa tête de moineau penchée de côté, le petit notaire, l’air légèrement  amusé attend que je poursuive.

-          Et bien voilà, je suis amnésique…Enfin, je suis devenue amnésique.

Dans le fauteuil, un sourcil interrogateur, rien de plus…

-          Amnésique partielle … je crois …

Son silence ne m’aide pas … Je me lance :

-          Je me suis retrouvée dans le train Marseille/Lyon/Bruxelles, en gare de Bruxelles, le 8 novembre de l’année dernière vers 15heures. Je dormais profondément, un employé des chemins de fer a eu du mal à me réveiller, je ne me souvenais de rien. J’ai découvert mon identité  grâce aux papiers qui se trouvaient dans le sac que j’avais au bras, et j’ai constaté que la photographie de la carte d’identité me ressemblait. J’ai du admettre que  j’étais Clémentine Mounier.

-          Mais enfin, pourquoi n’être pas revenue ici immédiatement ?

-          Ici ? Comment aurais-je su que mes parents vivaient ici ? Sur une carte d’identité,  il y a une date et un lieu de naissance, pas d’adresse…J’étais perdue, épuisée, affolée aussi. Je suis revenue quand je me suis sentie capable de revenir. Je me suis rendue à la Mairie pour y demander un extrait de naissance et c’est là que j’ai appris la mort de ma mère et de mon père.

-          De votre beau-père.

-          Ah ! Ce n’était pas mon père ?

-          Non, votre beau-père s’appelle Jacques Grandjean.

-          Et mon père, où est-il ?

-          Il est mort lorsque vous aviez trois ans, votre mère s’est remariée très vite.

 

Je délire ou cette dernière partie de la phrase sonne comme une accusation ?

-          Et aujourd’hui, où en êtes-vous ?

-          Nulle part, je suis passée à Lyon, j’y ai logé, aucun souvenir, ici non plus, aucune lumière.  Il semble que seuls les gestes du quotidien aient été sauvegardés… je suis capable de me conduire et de m’assumer comme un être sensé.

Soudain le petit monsieur semble s’humaniser.

-          Cela doit être difficile à vivre ? Pourquoi ne vous faites-vous pas soigner ?

-          Oui… il faudra que j’y pense, peut-être. Et encore, les gestes quotidiens suffisent pour vivre, vous savez

-          Sans doute …Vous comptez revenir dans la région ?

-          Je ne crois pas, je suis installée à Bruxelles, j’y travaille et je m’y plais.

-          Donc, aucun souvenir de votre famille, de votre ancienne vie ?

-          Non, mises à part des habitudes, des connaissances générales, des goûts particuliers qui ressurgissent çà et là. Je ne sais même pas si j’ai fait des études. Je sais que je parle anglais, je sais que je sais compter, je connais la valeur de l’argent … A ce propos, peut-être pouvez-vous me rassurer : dans le sac que je portais il y avait une enveloppe qui contenait env. 75.000 euros. J’ai utilisé cet argent pour m’installer bien sûr mais avec la crainte permanente que cet argent ne m’appartienne pas.

-          Je peux effectivement vous rassurer à ce sujet : vous avez vidé votre compte au Crédit Lyonnais le jour même de l’enterrement de votre beau-père. Vous êtes passée à la banque avant d’aller au cimetière, c’est votre mère qui m’en a parlé. Peut-être aviez-vous déjà l’intention de vous en aller ?

-          Je ne sais pas … Et d’où me venait tout cet argent ? C’est une somme quand même !

-          Un petit héritage, votre tante Berthe.

-          Ma tante Berthe ?

-          La sœur de votre père.

 

Un long silence, j’entends très finement les bruits de cette vieille maison, je respire cette poussière de papier, tous ces documents et actes qui racontent toutes ces vies…Le petit monsieur s’agite dans son grand fauteuil…

-          Ecoutez, je ne connais pas les détails de votre mésentente, mais je crois de mon devoir de vous dire…

-          Mésentente ?  Avec qui ?

-          Avec votre mère… vous aviez quitté la maison familiale depuis longtemps

et … on m’a rapporté la scène violente qu’elle vous aurait faite au cimetière,  lors de l’enterrement de votre beau-père, les gens étaient très choqués.

-          Elle m’a fait une scène ? Quel genre de scène ?

-          Une scène de jalousie semble-t-il.

 

Le voilà bien rouge le petit notaire à tête de moineau, très mal à l’aise. Il poursuit cependant.

 

-          Elle vous aurait frappée, plusieurs fois, très violemment … enfin c’est ce que l’on m’a rapporté. Vous seriez tombée en heurtant une racine, je crois, et quelqu’un vous aurait conduite à l’hôpital parce que vous perdiez beaucoup de sang.. C’est tout ce que je sais, mais toute la ville s’est émue et a abondamment critiqué la conduite de votre mère.

-          Et  l’hôpital, c’était ici à Aubenas ?

-          Bien sûr …

-          Il y a plusieurs hôpitaux ici ?

-          Non. Il y a bien une clinique, mais ce n’est pas là que vous avez été transportée je pense. Vous devriez  aller demander des détails sur les conséquences de cette chute, il y a peut-être là une explication à votre amnésie.

-          Oui, sans doute … Je vous remercie. Je vous dois quelque chose ?

-          Non, absolument pas, mais attendez ! Nous devons régler la succession !

-          Ah oui, la succession !

-          Votre mère laisse une maison, des terres et aussi un peu d’argent. 

-          Je n’en veux pas.

-          Ne soyez pas ridicule ! Il s’agit quand même de belles valeurs, vous allez les offrir à l’état ?  Sans compter que la maison était celle de votre père et que vous y êtes née.

-          Si ma mère me détestait à ce point…

-          Et bien vendez-là, elle a de la valeur.

-          Beaucoup ?

-          Il faudrait faire un calcul précis mais entre la maison, les meubles, les objets, tableaux, les terres et l’argent liquide, cela doit tourner autour des 800.000 euros, ce n’est pas rien.

-          Et bien vendez Maître ! Occupez-vous de tout, je rentre à Bruxelles, mon travail m’attend. Nous nous parlerons au téléphone et je vous indiquerai mon numéro de compte.

-          Vous ne voulez pas aller la voir au moins ?

-          Vraiment pas, d’après ce que vous m’en avez dit, il  n’y a aucun bon souvenir à y trouver, je préfère m’abstenir…Par contre, un détail m’intrigue, j’ai eu l’impression, en poussant votre portail, d’avoir déjà fait ce même geste…

-          Ce n’est pas étonnant, votre père et moi étions très liés et nous avons commandé le même au même forgeron… Ah ! il y avait des artistes à l’époque !

-          Voilà donc l’explication…

-          Alors vous voyez que la mémoire pourrait vous revenir, faites un effort, allez voir votre maison…

-          Non, décidément, je n’y tiens pas.

-          Il y aura quand même des documents à signer.

-          Vous me les enverrez.

-          Et pour la passation des actes notariés ?

-          S’il le faut vraiment, je ferai un aller/retour.

-          Comme vous voudrez …

Debout, il m’arrive aux épaules mon petit notaire et toute son attitude exprime la compassion.

Pure perte que cette compassion dont je n’ai rien à faire. Moi, je suis sans honte, sans états d’âme. La dame âgée me raccompagne, elle aussi avec un air de commisération qui pour un peu me mettrait en colère.

Je sais qu’il me faudra revenir, mais pour l’instant je n’ai qu’une idée en tête. Trouver un autocar pour Montélimar, et de là un train pour Lyon et ensuite chez moi, à Bruxelles par le chemin le plus court.

Chez moi … et retrouver Yvan.

Lorsque nous nous sommes quittés en nous serrant la main,  j’avais la sensation très douce et très forte que quelque chose nous unissait, quelque chose que je ne pouvais, ou ne voulais pas nommer, mais qui m’emplissait de quiétude … Je pouvais partir, je pourrais revenir et pour moi, à ce moment là, c’était l’essentiel.

Yvan m’a convaincue de me lancer dans cette recherche mais je dois reconnaître que s’il n’avait tenu qu’à moi, cela n’aurait pas mérité le voyage. Que m’importe mon passé, seul mon présent compte, et mon avenir, peut-être.

Aujourd’hui un notaire m’encourage à aller voir la maison de mon enfance et cela me laisse totalement froide. Plus encore, je veux étouffer dans l’œuf ce malaise qui m’a saisie lorsqu’il a évoqué l’attitude de ma mère vis à vis de moi. Il y a donc des mères qui détestent leurs enfants  ? Je suis peut-être amnésique mais pas idiote. Je viens d’apprendre que, mon père étant mort,  je vivais avec un beau-père, et si ma mère m’a fait une scène de jalousie, allant jusqu’à me frapper, il ne peut s’agir que d’un événement qui concerne  son mari. Que s’est-il passé, qu’a-t-il fait ?  

Qu’ai-je fait ? Il faudra bien un jour que la vérité surgisse, mais pas aujourd’hui, je ne suis pas disponible. J’ai la tête vide d’accord, mais le peu de pensées  qui l’habitent sont tournées vers mon désir de rentrer chez moi, et chez moi c’est là où se trouve Yvan. Je n’ai guère de certitudes, mais je m’accroche à la confiance qu’il semble m’accorder. Nous avons un beau projet à réaliser ensemble, il apprécie mes suggestions et installe entre nous un véritable partenariat Dans le contexte qui est le mien, je pourrais dire, un peu comme je l’ai pensé et dit pour Marianne, que je lui dois d’être à nouveau en vie.

Ces deux personnes, bonnes et lumineuses,  sont pour moi mille et dix mille fois plus importantes que cette femme qui était ma mère, peut-être sans l’avoir voulu vraiment,  et qui, cela est une certitude,  ne m’aimait pas.

Quand je reviendrai,  il paraît que des « papiers de famille » me seront remis. J’y trouverai aussi des photographies. C’est très bien. J’aurai eu le temps de décider de les conserver ou de les faire disparaître et d’ores et déjà je penche pour la deuxième solution..

Là, dans l’instant, je ressens un soulagement intense à propos de cet argent dont je sais qu’il m’appartient. Le reste concerne mon retour dans les plus brefs délais.

La chance est avec moi, à la « gare des cars » j’en trouve un en partance pour Montélimar, le reste suivra. Je m’installe et je crois que je vais dormir…

C’’est lorsque le chauffeur met le moteur en route que je me souviens brusquement de l’hôpital.

Je bouscule tout le monde, jetant des excuses à tout va et je me retrouve sur le trottoir. Mais quelle heure est-il donc ?  12h05. J’étais à la Mairie à 10heures, chez le notaire à 10h45. Si j’y vais tout de suite,  je pourrai peut-être prendre le car de 16h30 Je logerai à Lyon et serai à Bruxelles demain.

J’achète un sandwich au passage. Le soleil est haut. Je respire. Je m’efforce de marcher lentement,  comme une femme tranquille qui se promène.  

A l’accueil de l’hôpital, la préposée est d’humeur maussade. Elle déclare que le médecin chef est absent et qu’elle ne peut rien faire pour moi … J’insiste.

-          Madame, pardonnez-moi. Je viens de Belgique et je repars ce soir, s’il vous plaît, j’ai été hospitalisée dans votre établissement il y a quelques  mois seulement, et je dois connaître le diagnostic qui a été posé par le médecin qui m’a auscultée. Il doit bien y avoir une trace de mon séjour ?

Avec un soupir d’agacement, elle semble accéder à ma demande

-          Je vais voir ce que je peux faire ; patientez dans la salle d’attente.

Le sommeil m’a gagnée lorsqu’une « femme en blanc » d’une soixantaine d’années, se dirige vers moi, un dossier à la main.

 

-          Bonjour Melle. Mounier . Je suis le docteur Duprez, c’est moi qui vous ai soignée en novembre dernier. Vous avez été conduite ici après une chute et l’examen a révélé une commotion cérébrale. Nous vous avons gardée, en vue notamment de compléter les examens. Hélas, le lendemain vous avez quitté l’hôpital sans crier gare. Nous n’avons pas apprécié votre attitude, je ne vous le cache pas…

-          Oh ! je n’ai donc pas payé les soins que j’ai reçus ?

 

-          Ce n’est pas à cela que je fais allusion Mademoiselle, mais à votre désinvolture. Nous soignons consciencieusement les gens qui viennent à nous, et nous attendons de leur part un minium de respect…Pour les frais soyez tranquille, ils ont été payés par une certaine Monique Grandjean, qui s’est présentée comme étant votre mère.

-          Je vous remercie, tout est en ordre donc ?

-          Cela dépend … comment allez-vous, vous êtes suivie à l’heure actuelle ?

-          Je vais très bien je vous remercie, ce n’était sans doute pas grave.

-          Une commotion est toujours grave Mademoiselle et les séquelles sont imprévisibles.

-          Et bien, en ce qui me concerne tout est impeccable, encore merci.

-          Comme il vous plaira.

Je me sauve, impossible de faire mes confidences à cette femme sévère qui voudrait sans doute m’examiner, me soigner et que sais-je encore dans l’éventualité où je pourrais être un cas intéressant.

Ainsi ma mère s’appelait Monique et elle a payé mes frais médicaux. C’est la moindre des choses,  elle est bien l’auteur de mon accident, c’est bien elle qui m’a brutalisée.

Donc, reconstituons les faits :

Le 8 novembre, jour de l’enterrement de mon beau-père, je vide mon compte en banque.  Qu’est-ce que cela veut dire ?

Le même jour, pendant la cérémonie, ma mère me frappe violemment devant tout le monde. La scène se passe au cimetière, sans doute au moment où le cercueil va être mis en terre, et je tombe,  la tête sur une racine.

Quelqu’un ( qui ? ) me conduit à l’hôpital, j’en ressors en catimini le lendemain pour aller à la gare. Là, seule et sans bagage,  je prends un allez simple pour une ville que je ne connais pas.  Pourquoi ?

Il est probable que je voulais partir à tout prix et que la destination m’importait peu. Avais-je déjà perdu la mémoire à ce moment là ?

Et si une personne, devant moi au guichet avait dit Bruxelles ? Et si j’avais répété le nom de cette ville machinalement ?

C’est plausible, surtout dans l’état dans lequel je devais être.

La direction que j’ai prise ne viendrait donc pas d’une décision réfléchie mais d’un mouvement confié au hasard…

Il faut que j’appelle Marianne…

-          As-tu découvert quelque chose ma chérie ?

-          Le plus important  Marianne, l’argent ! L’argent est bien à moi et il me vient d’une tante Berthe !

-          Je le savais, je le savais, et cette tante, tu l’as vue ?

-          Elle est morte, tout le monde est mort et c’est sans doute mieux ainsi. Je vous expliquerai.

-          Bon, tu vas bien toi ?

-          Oui, je rentre demain.

-          Ah ! Il sera content, et moi donc !

-          Qui « il » ?

-          Et bien Yvan, ton patron ! Il est venu me voir et j’ai constaté qu’il attendait ton retour avec une grande  impatience !

Elle a soudain une voix d’entremetteuse ma Marianne,  et je raccroche troublée.

Durant ces trois jours,  j’avais réussi à ne pas trop penser à Yvan et le voilà qui reprend toute la place.

Je m’en défends cependant, l’heure n’est pas aux sentiments, j’ai des choses à faire des choix à consolider. Vendre cette maison, la garder … Cette décision que j’ai prise de ne pas aller la voir recèle la partie d’ombre qui subsiste encore. Et pourtant si je pouvais en parler à quelqu’un, quelqu’un qui m’épaulerait, me guiderait … Et si ce quelqu’un était Yvan.

Il a plu durant tout le voyage de retour. J’ai couru de la gare des Guillemins au petit hôtel où j’avais logé avant hier, mangé sur le pouce, dormi en pointillés, incapable de lire, de profiter du paysage. Je suis dans le même train qu’il y a sept mois, qui va me conduire dans cette même gare où j’ai vécu cette folle angoisse et où j’ai aujourd’hui hâte d’arriver, que la vie est donc étrange ! Aujourd’hui je rentre chez moi, je retrouve deux êtres que je connais à peine,  et qui cependant sont toute ma vie.

Le haut parleur annonce l’arrivée à Bruxelles, gare du Midi, terminus de ce train…

Je descends, je suis la foule, comme je l’ai fait en novembre dernier, mais j’étais ce

jour là comme une somnambule, aujourd’hui j’ai le pied marin et je vis !

C’est au moment où je m’engage sur l’escalator qu’une main ferme me prend le bras et me tire en arrière. Je ne me retourne même pas, je me laisse aller et me retrouve contre lui, ses bras se referment sur moi. Le visage contre sa veste je m’enivre de le respirer. La foule nous bouscule.

Toujours enlacés,  nous faisons deux pas pour laisser le passage. Yvan a mis ses mains sur mes hanches et serre à me faire mal. Je ne bouge pas,  j’ai le cœur dans les oreilles.  Il murmure :

-          J’ai eu si peur que tu ne reviennes pas…

                                                               ------

Que s’est-il passé ensuite ?  Nous nous regardions, émerveillés, sans un mot. Il m’a guidée vers sa voiture,  j’y suis montée. Je sais qu’à un moment j’ai vu des prairies, il conduisait d’une main et de l’autre tenait la mienne comme s’il craignait  de me voir partir à nouveau .

Je  n’ai pas vu la maison, ni son décor intérieur, je l’ai suivi.

Nous étions dans une pièce douce, entre ombre et  lumière.

Ses grandes mains encadrant mon visage, sa bouche impérieuse s’est emparée de la mienne, l’a caressée, l’a soumise, l’a caressée encore et encore.

J’ai répondu à ce baiser avec toute la force  retrouvée d’un corps qui se réveille, s’enflamme, et se transforme soudain en intense brasier. 

M’a-t-il déshabillée ? Je ne sais plus, ce que je sais et dont je garderai à tout jamais  l’empreinte, c’est cette explosion de joie démentielle lorsqu’il a pris possession de moi. Tout dans ma vie reprenait soudain sa place, tout redevenait ardent, comme le jour et le soleil. Plus rien désormais ne serait aussi évident et lumineux que cette présence.  Que son corps et le mien,  bien au delà du plaisir.

Une appartenance immédiate nous a soudés l’un à  l’autre,  les heures ont déroulé leur ruban devant nos caresses. Puis, un matin pâle  est venu se glisser au-travers des rideaux. Il nous a  découverts lovés, immobiles,  les arrondis dans les creux, sans bouger.  Je ne sais plus si nous avons dormi, nous ne parlions pas, c’était inutile, tout était dit, tout était écrit dans ce qui venait de se passer. 

Et  moi,  j’avais retrouvé la mémoire de mon corps,  et celle des gestes de l’amour.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE

Les mois qui viennent de s’écouler, je les ai vécus portée par une vague immense, un délire, une ivresse de tous les instants. Nous avons dix huit ans, la vie en bandoulière, chaque minute nous appartient, chaque heure est un trésor.

Dès le lendemain,  nous sommes venus Impasse des Fauvettes et nous nous y sommes installés, cela s’est fait naturellement.

Yvan s’est préparé un sac de vêtements et nous ne sommes par retournés chez lui. Moi, par respect pour Jeanne, lui je ne sais pas, mais il reste que sans nous concerter, c’est ici que nous vivons.  Je lui ai fait un peu de place et voilà.

Marianne est aux anges, elle a accueilli Yvan comme un fils.

Si, actuellement,  le magasin est notre seul projet d’avenir, il mange nos jours.

Voudrions – nous parler d’autre chose que nous n’en aurions pas le temps.

J’ai raconté à Yvan mon voyage en France avec un minimum de détails. Il a compris que je n’en attendais rien, et que tout était en ordre dans ma tête et dans on cœur. Le notaire m’a informée qu’il mettait la maison en vente, m’a envoyé des documents à signer, ce que j’ai fait, et voilà. Parfois je pense à cet argent qui va me revenir et je me dis que c’est une sécurité au cas où nous en aurions besoin pour le magasin.

J’ai évoqué cette éventualité mais Yvan n’a pas voulu m’écouter. Je le respecte.

Chaque soir nous retrouve un peu fourbus mais joyeux. Nous passons voir Marianne, je prépare le souper, il participe gentiment, puis je me réfugie dans ses bras, il m’y tient bien enfermée et le temps s’arrête jusqu’au lendemain.

Les mots sont inutiles, nous n’avons besoin que de nous.

Peut-être parce que nous savons tous les deux de quoi est fait ce quotidien qui nous enivre. Quelles en sont les merveilles, et quels en sont les dangers.

Oiseaux sur une branche, tous les deux, environnés de questions sans réponse.

Jeanne est, et restera la femme qu’Yvan a choisie un jour, innocent du futur, tout entier dans ce choix. A ce moment sincère, franc et honnête.

De toutes ses forces, il a désiré qu’elle sorte de son isolement. Aujourd’hui, je le sais

ivre de bonheur avec moi et l’instant qui suit, abominablement déchiré.

Ainsi, tous les dimanches lorsqu’il  il s’en va à treize heures, déjà soucieux. Il revient vers dix huit heures, épuisé, et s’abat contre moi sans mots dire.

Moi, je suis Clémentine, la femme avec laquelle il passe ses jours et ses nuits. Je suis celle qui souvent le regarde dormir, celle dont le cœur éclate au premier baiser du matin,  et si je ne doute pas un instant de la vérité de ses sentiments, il est indiscutable que cet amour qui nous tient debout est aussi en équilibre sur une montagne d’incertitudes.

Nous savons l’un et l’autre que l’avenir ne nous appartient pas et que la fragilité de notre destin limite nos projets à celui auquel nous nous sommes attachés ces derniers mois, le futur magasin.

Nous travaillons dix huit heures sur vingt quatre, dans le simple ravissement d’être ensemble, de frôler une épaule, de capter un regard qui glisse, lourd de promesses.

Lorsque nous choisissons des coloris ou des objets, nous nous laissons, pour un instant,  emporter par l’ivresse de jeunes mariés installant leur future maison, et les jours passent. Je sais que j’ai peur, et je sais qu’Yvan a peur. Nous n’en parlons pas.

Les dernières semaines ont été épuisantes, d’autant que la santé de Marianne nous donne de grandes inquiétudes. Tout a commencé par des douleurs articulaires de plus en plus fortes qui l’ont immobilisée. J’ai décidé de me charger de ses repas, mais elle digère difficilement et s’affaiblit de jour en jour.

Malgré cela, elle nous a promis d’être présente au cocktail que j’ai proposé d’organiser et qui s’annonce comme un succès.

Nous avons invité beaucoup de gens, importants et moins importants, clients, voisins, notables et aussi la presse.  Le rêve d’Yvan,  devenu le nôtre, se réalise et  tout est prêt.

Dans deux heures, les portes de la librairie vont s’ouvrir et déjà des corbeilles de fleurs arrivent. La première nous est envoyée par Stan avec un mot tout simple : « Le meilleur ! »

Ces derniers temps, il s’est fait plus présent auprès de Marianne, nous avons eu l’occasion de mieux le connaître et donc de l’apprécier.  Je vois maintenant derrière son masque un homme profond et probablement malheureux.

Marianne nous avait assuré qu’il ferait une publicité intelligente, et dans son magasine, et parmi ses relations, et le nombre de personnes qui se sont annoncées nous prouve qu’il a tenu parole.

Aujourd’hui, il s’est engagé à aller la chercher et à la ramener.

Il est dix huit heures trente,  nous mettons la dernière main aux finitions. Je me suis habillée pour la circonstance en tailleur blanc, à la demande d’Yvan qui trouve que cette couleur est faite pour moi. Le champagne est au frais, le traiteur vient de livrer les petits fours, Yvan vérifie l’ordonnance des rayonnages que j’ai moi-même vérifié cent fois.

Tout ce travail, tous ces fou-rires, cette joie énorme  qui nous a soulevés depuis des semaines trouve son aboutissement et la fatigue accumulée s’évacue au rythme de notre enthousiasme.

Le décor est superbe. Si certains hommes de métier sont intervenus, nous avons la fierté d’être les concepteurs de notre décor. Yvan a choisi, pour les étagères qui garnissent les murs,  un bois clair,  à la fois dur et doux au toucher, du hêtre que j’ai ciré et poli longuement. Les belles reliures y ont une place de choix.

Au sol un plancher naturel revêtu d’un  verni « bateaux » et dans l’espace « lecture », un grand tapis marocain.

Les fauteuils, nous les avons découverts chez un antiquaire spécialisé dans le style « art déco » qu’Yvan affectionne. Ils sont en cuir fauve, non seulement beaux mais aussi particulièrement confortables.

Je me suis chargée de l’éclairage et après de nombreuses recherches,  j’ai fait la connaissance d’un artisan aussi passionné que moi. Ensemble nous avons élaboré un véritable parcours de lumière.

Les amoureux des livres qui s’installeront ici ne voudront plus s’en aller. C’est le but que nous avons poursuivi, Yvan d’abord et moi ensuite, choyer les lecteurs, leur offrir cet endroit privilégié.

Ah ! Voilà Marianne,  soutenue par Stan, et malgré son sourire, je vois qu’elle souffre. Je l’installe dans le fauteuil le mieux adapté mais je dois l’abandonner aussitôt, des gens viennent d’arriver et Yvan me présente comme son associée à l’Echevin de la Culture de la ville.  A partir de ce moment la soirée devient tourbillon. C’est un véritable défilé de journalistes, de personnalités culturelles et artistiques. Stan a visiblement œuvré pour nous en arrière plan, et  le résultat dépasse nos espérances.

Entre deux voyages de  l’office au salon lecture, je le croise et je lui souris.

-          C’est à vous que nous devons cette réussite !

-          Oh ! très simplement,  j’en ai parlé autour de moi, et puis j’ai fait bouger  quelques relations, c’est à cela que cela sert … Je suis ravi du reste, ce que vous avez fait est splendide !

-          Nous y avons mis tout notre cœur, c’est vrai…

-          Cela se voit, et cela se sent.

Il y a de la mélancolie dans la phrase de Stan, il semble avoir vieilli. Je note au passage que sa femme ne l’accompagne pas.

-          Je suis heureux pour vous.

-          Merci !

-          C’est une très belle idée que vous avez eue là.  Ce qui motive l’achat d’un livre d’occasion n’est pas que le prix, plus abordable, mais aussi le fait de prendre la succession d’autres lecteurs, sans doute aussi passionnés.

-          Vous voyez juste. Lorsque quelqu’un vient nous proposer un ou plusieurs livres à l’achat, il est rare que cela soit de bons auteurs. Nos sources se situent davantage dans les successions. Les gens meurent et leurs héritiers n’ont pas forcément la même culture et surtout les mêmes goûts, alors ils font un lot de toute une bibliothèque.  Il nous arrive d’avoir mal au cœur  en pensant au propriétaire.

-          Il n’est plus là pour en souffrir !

-          Qui sait ?

Stan me regarde surpris. Ou il n’a pas compris ma réflexion, ou il ne m’imaginait pas susceptible de penser cela.

Soudain, je vois les deux serveurs que nous avons engagés qui s’essoufflent et ne suffisent pas et je me précipité pour les seconder. Rachel  me rejoint.

Les heures passent, je n’ai pas vu Marianne partir avec Stan. Il est plus de minuit lorsque les derniers invités nous quittent en nous souhaitant une belle réussite.

Nous nous regardons intensément, soudain très émus. Un peu plus tard,  écroulés plutôt qu’assis dans les fauteuils,  Yvan murmure « Merci ! Merci pour tout ! »

J’ai le cœur gonflé d’allégresse et de gratitude envers lui. Je ne trouve pas de mots pour exprimer ce que je ressens. Je me contente d’emplir mes yeux de toute cette émotion et de contempler cet homme que j’aime immensément, qui me bouleverse, que j’admire, et qui illumine ma vie.

C’est lui qui rompt notre bruyant silence :

-          Mes parents auraient été heureux de partager ces moments avec nous, dommage qu’ils ne soient plus là.

-          Tu ne m’as jamais parlé d’eux …

-          C’est vrai.

-          Ah ! Et tu n’as pas d’autre famille ?

-          Des cousins éloignés qui vivent au Congo et avec lesquels nous n’avions pratiquement pas de contact.

-          Quelles étaient tes relations avec tes parents ?

-          Elles étaient bonnes, c’était de braves gens, un peu limités. Ils ne s’intéressaient pas à grand chose, mais ils auraient voulu que je fasse de grandes études, comme ils disaient.  Ils ne comprenaient pas que je sois à la fois un élève médiocre et un fou de lecture, cela les dépassait totalement. Mon père travaillait dans une carrosserie. Il a fait cela toute sa vie, réparer des voitures et il disait que la lecture était un passe-temps de riche. Ma mère faisait partie d’une équipe de nettoyage et elle non plus n’avait pas le temps de lire. Je crains de les avoir beaucoup déçus.

-          Pourquoi ?

-          Les études, l’université, tout cela, ce n’était pas pour moi. Apprendre a toujours été ma passion, mais apprendre par moi-même, ce que je veux, quand et comme je veux, dans les livres que j’ai choisis. C’est plus fort que moi, je ne supporte que les contraintes que je m’impose moi-même, tu vois ?

-          Oui, je vois, je te vois très bien dans ce rôle de rebelle … Et avant la librairie, que faisais-tu ?

-          J’ai vendu des tas de choses, des produits de beauté, des maisons pré-fabriquées, des voitures aussi …

Je remonte la manivelle du calendrier … Quand ai-je rencontré Yvan la première fois ? Cela devait être au début du mois de mars  et  je l’ai pris pour un sauvage…

Et maintenant … L’histoire n’est pas finie, un nouvel épisode nous attend dès demain.

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Marianne  va très mal et je me sens coupable de l’avoir laissée venir au cocktail.

Elle aurait été triste de manquer l’événement, bien sûr, mais je crains que la fatigue n’ait été excessive.

Le médecin convoqué d’urgence me fait, dans le couloir, un signe d’impuissance.

Il dit ne pouvoir lui prescrire que des anti-douleurs,  lesquels ne font pas vraiment d’effet, mais il répugne encore à prescrire des produits plus forts qui contiennent de la morphine à forte dose.

Pour la première fois le mot terrible est prononcé : cancer des os.

Hier elle m’a demandé d’appeler Stan, elle souhaitait lui parler et il est venu aussitôt. Je les ai laissés seuls, ils avaient visiblement des choses importantes à se dire.

Le lendemain, il est revenu avec un notaire, je me suis cachée pour qu’ils ne me voient pas pleurer.

Depuis l’ouverture,  Yvan s’occupe moins de livres anciens et ne va plus au marché des antiquaires. Aussi, le matin, c’est ensemble que nous nous dirigeons à pied vers le magasin. Bras dessus, bras dessous, humant l’air frais de la ville qui dort encore, c’est notre joie de début de journée.

Hélas, l’état de Marianne s’aggrave et la laisser seule pendant plusieurs heures n’est plus possible.  Nous avons décidé de rentrer à midi, ainsi nous nous assurons qu’elle mange, ne fusse qu’un  peu. 

Les jours passent et la librairie ne désemplit pas depuis l’ouverture. Nous ne sommes pas trop de deux, certains jours nous appelons Rachel à la rescousse pour s’occuper de la caisse.

Non seulement les clients sont différents mais ils sont de plus en plus nombreux et  aussi de plus en plus « présents ». Ils nous interpellent, nous questionnent, nous font part de certaines découvertes, de leur agrément aussi de pouvoir passer de longs moments dans un endroit aussi propice à la réflexion.

L’un d’entre eux nous a dit hier : « La lecture se déguste chez vous » 

Notre entreprise est donc une réussite et nous pourrions, si nous n’étions pas aussi inquiets pour Marianne nous en réjouir pleinement.

Aujourd’hui, j’ai laissé Yvan partir seul, je ne peux l’abandonner.  Je suis désespérée de voir son état de dégrader, elle ne se lève plus depuis plus de huit jours et refuse toute nourriture. Yvan,  qui l’aime tendrement, est aussi malheureux que moi.

Je viens de m’installer à côté d’elle et je propose de lui faire la lecture mais un petit signe de dénégation me signalé son extrême fatigue. Lorsque le médecin vient vers 16heures, il prend la décision de l’hospitaliser afin, dit-il, de l’aider à « reprendre le dessus ».

J’appelle Stan et pendant que je lui prépare une valise, elle me suit des yeux, nos encouragements ne la trompent pas.

Nous l’avons accompagnée, veillé à ce qu’elle soit  aussi confortable que possible. L’infirmière nous a assuré que tout était pour le mieux et nous nous sommes retrouvés dans la rue,  muets, envahis d’un épouvantable sentiment d’inutilité et d’impuissance. Stan a pour Marianne une tendresse  filiale, et en cela nous sommes liés.

-          Voulez-vous que je vous dépose à la librairie ?

-           Avec plaisir ! Merci

Nous roulons un moment en silence…

-          Il faut nous préparer à ce qui va arriver, vous en êtes consciente Clémentine ?

-          Oui. …

-          Prenons exemple sur sa sérénité, elle est dans les meilleures conditions possibles  pour affronter ce passage, nous en avons abondamment parlé.

-          Oui, je m’en doute et je sais ce que mon cœur me dicte,  mais ne plus l’avoir près de moi m’épouvante.

-          Votre rencontre est un cadeau de la vie, elle lui a donné ce qu’elle attendait, tout est accompli maintenant.

-          Je sais …

-          Si vous savez cela,  alors vous savez que c’est elle qui en a décidé ainsi et qu’il faut la respecter, quoi qu’il en soit, elle ne nous quittera jamais, ni vous, ni moi, ni Yvan.

-          Vous avez raison.

Nous voilà arrivés, je le vois stopper la voiture en double file.

-          Venez boire quelque chose ? 

-          C’est à mon tour de vous dire que je n’en ai pas le courage…(sa voix se casse un peu, il poursuit )… Je sais que ce n’est pas le moment de vous dire cela Clémentine,  et j’aurais voulu que cela se passe dans d’autres circonstances mais … pour le réveillon, … je suis sincèrement désolé,  je …

-          Je vous en prie Stan,  ce n’était pas de votre faute et j’étais moi-même assez rébarbative à l’idée de rencontrer des gens que je ne connaissais pas ce soir là… C’est oublié, soyez-en sûr.

-          J’en suis sûr, je vous connais à présent, cela  ne fait qu’accroître la gène que je ressens à l’évocation de cette épouvantable soirée.  Mais soit, nous avons d’autres soucis aujourd’hui…

-          En effet. Vous croyez qu’il n’est vraiment pas possible de la sauver ?

-          Non, je ne crois pas, elle m’a dit qu’elle avait fini son « travail »… ne soyez pas triste.

-          Elle vous a dit … pour moi ?

-          Oui, récemment, et je ne vous en admire que davantage.

-          Vous avez les mêmes mots qu’elle, je ne comprends pas ce qu’il y a d’admirable dans tout cela.

-          Votre force, votre volonté de reconstruire.

-          Vous savez, les choses se font souvent toutes seules, un peu au hasard.

-          Vous êtes vraiment arrivée sans valise ?

-          Oui, paumée,  sans valise, et sans aucun autre bagage qu’une tête presque vide.

-          Et vous n’avez pas envie de combler … ce vide ?

-          Je l’ai eu, par moments, mais  jamais suffisamment que pour agir vraiment. Ce que j’ai obtenu sans chercher chez le notaire m’a suffi…. Je vais faire la preuve qu’il est possible de vivre, sans mémoire et sans valise …

Nous rions malgré nous et je dépose sur sa joue un amical baiser. Je sais à quel point il est triste.   Je rejoins Yvan dans le magasin, vide à cette heure, et nous rentrons, silencieux.

A minuit, l’hôpital nous a  appelés.

Marianne est morte ce matin à 06h35.

Sa main, qui tenait la mienne s’est ouverte doucement, comme on laisse s’envoler un oiseau.

Je suis orpheline, totalement.

Yvan et Stan se sont occupés des funérailles, je m’en sentais incapable,  je suis noyée dans un chagrin immense. 

Un ciel cobalt et un soleil flamboyant nous accompagnent au cimetière. De très nombreuses personnes sont là, Stan les connaît, ce sont d’anciens collègues ;  le cercueil est recouvert de fleurs. Pas de prêtre, pas de messe, Marianne se disait agnostique et éloignée de tout dogme. 

Arrive alors un très vieux monsieur, soutenu par une femme nettement plus jeune, il paraît très affecté.  Stan  voit que je le regarde et  me  souffle à l’oreille :

-          Son mari !

Moi, je vis ce moment dans un état second,  réminiscences d’un autre enterrement, chagrin et fatigue, je ne sais pas ce qui domine mais  soudain je m’accroche à Yvan avec l’impression que le sol tangue sous mes pieds.

-          Tu veux t’asseoir ?

-          Je veux bien.

-          Viens par là…

Nous nous éloignons un peu et je m’assieds sur un muret, le souffle court.

J’ai besoin d’un moment pour me reprendre.

-          Veux-tu rentrer ?  Je te raccompagne ?

-           Je ne peux pas faire cela.

-          Et pourquoi donc ?

-          Tous ces gens qui sont venus pour elle …

-          Tous ces gens ne nous connaissent pas.

-          Je sais, mais je veux rester avec elle jusqu’au bout, c’est juste que je supporte mal les enterrements …

-          Oui, je sais. Je suis près de toi, avec toi !

Il me tient tendrement par le bras et nous rejoignons le groupe.

Marianne  a voulu retourner à la terre, elle a fait part de ses dernières volontés à Stan, pas d’incinération donc. Je suis d’accord avec elle, moi aussi, le moment venu, je ferai ce même choix.

Un vent léger se lève, Stan dont la voix tremble, raconte Marianne.

Il dit sa bonté, son professionnalisme, son  éthique rigoureuse. Lorsqu’il parle de ce qu’elle a fait pour lui,  l’émotion le submerge. 

Le cercueil  maintenant descend doucement, et selon les usages chacun vient jeter une fleur. Son ex-mari se recueille, une rose à la main, le regard perdu.

Premières pelletées de terre, voilà, c’est fini, je ne verrai plus Marianne. Son lumineux visage et son sourire confiant sont installés dans ma mémoire nouvelle, celle que je construis chaque jour avec mes bonheurs, mes amours et mes émotions d’aujourd’hui.

---

Je n’avais pas réalisé à quel point rentrer impasse des Fauvettes serait  une épreuve.

L’absence de Marianne me suit dans chaque pouce carré de terrain parcouru. Je tourne en rond,  noyée dans les larmes.

Stan vient d’appeler, il propose de venir  nous voir. Il a, dit-il, un message à nous transmettre de la part de Marianne.

Je ne me sens pas capable de l’entendre ce soir. Nous prenons rendez-vous pour demain, Yvan l’invite à dîner, en toute simplicité.

Avec un somnifère j’ai pu dormir un peu et ce matin je suis plus calme.
Comment faut-il appréhender la mort ? Est-ce  réellement un drame ?

Y a-t-il une vie « après » comme d’aucuns le prétendent ? Peut-on dire  que l’on «  y croit » ? 

J’avoue y avoir pensé lucidement jusqu’aux premiers problèmes de santé de Marianne. Ensuite, j’étais dans le refus,  il ne me semblait pas possible d’envisager cette issue. Cependant, toute ma raison me dit que les événements arrivent lorsqu’ils doivent arriver.  Marianne avait une vie derrière elle, avec de beaux accomplissements, et à aucun moment, elle ne m’a donné le sentiment de refuser ce départ qui s’annonçait, au contraire. Je suis persuadée que si la question lui avait été posée elle aurait donné son accord sans hésiter.

Il me reste le cadeau merveilleux qu’a été ma rencontre avec cette femme exceptionnelle qui m’a donné en très peu de temps un bonheur immense, et j’ai cette profonde satisfaction de lui en avoir donné en retour.

J’ai aimé Marianne, j’aime Marianne encore,  et cet attachement ne s’éteindra pas du  fait de son absence.Je sais que nous allons poursuivre notre dialogue et qu’elle restera à mes côtés tout au long de ma route.

La vie est là, je l’entends me dire : « Vas-y Clem,  fonce ! » C’est ce que je vais faire, foncer. J’ai un amour à nourrir, à élever très haut,  il me faut toute mon énergie et  elle va m’aider.

Stan vient d’arriver avec un énorme bouquet de fleurs. Des fleurs de toutes les  couleurs, des fleurs d’été et de joie, gerberas, lys, dahlias. Du jaune, du rouge orangé, toute la gamme des roses et du blanc.  Il est seul, une fois de plus.

Je le remercie.

Il me dit que c’est à lui de me remercier d’avoir ensoleillé les derniers moments de son amie.

J’ai pu préparer un repas, avec courage et une sensation qui ressemble à de l’apaisement. J’ose à peine le penser, encore moins le dire, et pourtant, c’est tout cet amour qu’elle m’a donné, cette confiance en la vie aussi,  qui à présent qu’elle n’est plus là, me portent.

Et puis non, ce n’est pas vrai, elle est là, à nos côtés, et elle rit de nous voir ensemble, elle qui nous aimait, tous.

Nous mangeons en silence. Je sers le café et Stan sort de sa veste une enveloppe qu’il me tend.

-          Ceci est pour vous deux, de la part de Marianne.

Emue, j’ouvre l’enveloppe qui n’était pas cachetée et je lis, au comble de l’émotion.

« Ma petite fille,

Tu me permettras  de t’appeler ainsi puisque tu as bien voulu me donner la tendresse que m’aurait sans doute donnée l’enfant que j’aurais pu avoir, si la vie avait voulu.

Il n’a fallu qu’un regard, qu’un échange pour que je sache qui tu es et que je t’adopte de tout mon cœur. Tu as embelli ma fin de vie et je pars heureuse de t’avoir connue.

Aussi, puisque  ces joies, nous les avons partagées dans cette vieille maison, je te la  donne et s’il te plaît, accepte-la.

J’ai tout réglé avec Stan, tu n’auras aucun ennui financier d’aucune sorte, il te suffit de passer chez mon notaire, tout est prêt et tout est officiel.

Bien sûr, le contenu t’appartient également. Vous pourrez vous installer confortablement  Yvan et toi, et tu te débarrasseras de ce qui ne te convient pas.

Ne te fais aucun souci pour Stan, je ne l’ai pas oublié.  Tu vois, finalement, j’étais une vilaine cachottière ;  j’avais encore quelques jolies ressources et mon bonheur est qu’elles soient aujourd’hui pour vous trois.

Soyez heureux mes enfants, profitez de la vie, elle est belle quoi que l’on dise.

C’est tout ce que je vous demande.

Avec tout mon amour, votre Marianne ».

Yvan me serre dans ses bras, notre émotion est indicible.

---

La vie a repris son cours et la librairie occupe nos journées à plein régime.

A tel point que nous manquons de livres et qu’Yvan a fort à faire pour trouver de quoi remplir les rayons.

La comptabilité est désormais confiée à l’extérieur, Rachel étant  indispensable pour s’occuper de la caisse, servir des boissons et cajoler les clients. Elle est ravie et parle maintenant de la triste époque où elle était « reléguée dans les cintres » !

Elle a décidé, de gaîté de cœur, de ne pas prendre de vacances, nous n’y avions même pas pensé !

Bien que je sois à présent propriétaire du 12 Impasse des Fauvettes,  je ne me suis pas décidée à envahir l’espace de vie de Marianne. Sur le conseil d’Yvan, j’ai engagé une personne pour faire le ménage et nous avons tout inspecté au premier étage afin de nous assurer d’une parfaite propreté. Pour le reste, je ne m’y résous pas.

Nous avons bien envisagé d’occuper les deux étages, mais cela implique non seulement quelques aménagements et travaux  mais aussi un bouleversement de son appartement et cela m’est actuellement impossible. Avec le temps peut-être.

Stan, qui nous rend visite régulièrement,  m’y encourage, affirmant que c’est ce qu’elle souhaitait. Je n’en doute pas, mais malgré tout, c’est trop douloureux.

Sans compter que lorsque la conversation tourne autour de ce sujet, Yvan est étrangement silencieux, et je ne sais que trop ce qui l’agite.

Nous formons un curieux couple !  Amoureux fous certes,  et cependant  amputés d’avenir.

Pas d’enfants, pas de famille depuis que Marianne  n’est plus là.  Seul, un visiteur assidu et mélancolique.

Le dimanche, nous  nous levons un peu tard, Yvan se prépare,  toute joie absente, il m’embrasse en me serrant très fort et ferme tout doucement la porte derrière lui.

Commencent  alors pour moi de longues heures d’angoisse. J’ai peur pour lui,  j’ai peur pour moi, j’ai peur pour nous.

Jeanne, sans le vouloir bien sûr, bloque notre envol.  Je ne peux qu’imaginer ce qu’il ressent lorsqu’il est près d’elle, tout cet amour refoulé,  et sans aucun doute de la culpabilité à l’idée de me retrouver après l’avoir laissée.

Et pourtant !  N’a-t-il pas le droit de vivre ? Ne peut-il poursuivre sa route parce qu’elle a décidé de se murer vivante dans le silence du désespoir ?

Quelle est la part de conscience dans tout cela ? A-t-elle décidé de se punir,  de le punir, et de quoi ?

Il m’arrive de désespérer moi aussi d’une issue heureuse.  Notre bonheur sera toujours gangrené par la pensée de Jeanne et de sa retraite.

Peut-être un jour sortira-t-elle de ce mutisme, retrouvera-t-elle le goût de vivre et qui sait, de faire un autre enfant, tous deux sont encore assez jeunes…

Amante intérimaire, il me faudra alors m’éclipser discrètement pour lui rendre la place qui lui appartient.  Si je  me prépare à cette éventualité, je ne peux réprimer des moments de révolte.

Lorsqu’il rentre, tendu à l’extrême, je ne lui pose aucune question, et surtout pas le si banal : » comment va-t-elle ? » Je ne dis rien, je souris, je le caresse, je l’embrasse.

Je nous installe un plateau d’apéritif devant le canapé et Eroll Gardner, ou Mozart selon les cas, font le reste. Au bout d’une heure ou deux, il se détend et  nous reprenons notre dialogue tendre comme tous les amants du monde, me semble-t-il, mais je sais le fantôme caché derrière cet apparent bonheur. 

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La maison de ma mère est vendue. Le petit notaire a appelé, il faut que je fasse un aller / retour à Aubenas, et Yvan propose que nous descendions ensemble en voiture.

-          Et le magasin ?

-          Nous avons tous besoin d’un peu de repos, et nous n’avons plus assez de marchandise. Il faut aussi que je trouve des livres,  ce sera l’occasion et je m’en occuperai au retour.

-          Tu as raison .

-          Bien !  Alors, il suffit d’installer une affiche sur le volet et personne ne s’en étonnera. Toutes les boutiques ferment en été, tu ne crois pas ? Et je connais une certaine  Rachel qui ne boudera pas quelques jours de repos !

-          Je persiste et je signe,  tu as raison !

-          Combien de temps te faut-il pour te préparer ?

-          Le temps de remplir deux valises !

Soudain, cette perspective m’enchante !  Un petit voyage, à nous deux, loin des  nuages quotidiens, quelle aubaine !

-          Tu sais ? Ce serait l’occasion de m’apprendre à conduire …

-          Bonne idée, sans compter que tu vas peut-être t’apercevoir que tu savais déjà conduire…

-          Ah ! oui, la mémoire des gestes.

-          Comme tu dis, la mémoire des gestes !

Il a l’air heureux lui aussi, je veille à ne pas poser de questions à propos de ses visites à Jeanne.  Cette partie de sa vie  lui appartient en propre, et ma manière de partager son souci se manifeste précisément par une discrétion absolue.

Nous quittons Bruxelles sous un ciel bas et une chaleur moite.

J’ai réservé une chambre d’hôtes dite « de charme » à mi-chemin afin de profiter du voyage comme un avant-goût de vacances, et dans un répertoire  j’ai choisi les vignobles du dijonnais. Nous goûterons du vin, Yvan adore.

Cette fois,  je me remplis les yeux de paysages différents.  De commun accord, nous avons délaissé les grandes routes et pris le chemin des écoliers. Nous avons le temps, libre à nous de nous arrêter  à loisirs quand le décor nous y invite. Avant le départ, en vitesse, et très soudainement, j’ai eu envie d’acheter  un appareil photo. Lorsque le vendeur s’est dirigé d’autorité vers un appareil digital, j’ai eu un moment d’hésitation, envie de lui dire : «  non, donnez-moi un modèle  traditionnel » … Je me suis tue, fait « celle qui savait »  et demandé quelques précisions sans insister. Je lirai la notice, voilà tout.

Yvan chantonne, une main sur le volant, l’autre tenant la mienne, comme le premier jour et je m’efforce, avec toute ma raison et mon envie de vivre, de goûter ce présent unique et miraculeux.  Le monde est beau, nous sommes deux, pleins d’amour et de joie, tout est bien.

L’Ardèche, qui m’avait laissée de marbre  il y a quelques mois, me surprend  aujourd’hui par sa beauté rude. Il fait très chaud, une chaleur qui bouscule.

Les  routes sont jaunes de cailloux,  les rochers abrupts, les petits chênes poussiéreux  de soleil.  Certains villages  paraissent déserts. D’autres, en cette saison, sont envahis par les touristes, et  les  campings au bord des rivières  sont surchargés. Le bruit, la foule ne nous attirent pas.

Le petit notaire a l’air surpris de me voir accompagnée, mais il reste discret.

Nous accomplissons au plus vite les formalités. Les acheteurs sont un jeune couple avec deux enfants, ils ont l’air ravis. Je n’ai aucun état d’âme,  la jeune femme me remercie,  je me demande pourquoi.

Un carton m’est remis, contenant, paraît-il les papiers de « famille ». Je demande à Yvan de le mettre dans le coffre, bien décidée à jeter ces « souvenirs » dans le premier ravin que nous rencontrerons.

Et voilà, tout est fait. Un  dernier trait vient d’être tiré sur ce passé qui n’a pas voulu de moi. Je suis riche,  enfin je crois. La vente des meubles, terres, tableaux et autres objets de valeur, plus la maison et les terres attenantes représentent une somme de près de un million d’euros. Je suis consciente de ce que cela représente. Cela ne me procure aucune émotion.  

Je n’ai besoin de rien d’autre que ce que j’ai,  et quel  plaisir peut-il y avoir à posséder beaucoup d’argent  si aucune  personne aimée  ne peut, ou ne veut  en profiter ? 

Ma mère n’a sans doute ressenti aucune joie à l’idée de la petite fortune qu’elle me laissait. Mon père peut-être aurait réagi différemment mais je n’en saurai jamais rien.

Et lorsqu’ Yvan me propose d’aller « jeter un coup d’œil » une dernière fois sur « ma » maison, je refuse catégoriquement. Tout cela ne me concerne plus, je ne me sens aucunement investie.

L’argent est là,  c’est très bien, il va rejoindre ce qui reste de l’héritage de la tante Berthe, qui était sans doute une très brave femme. Ensemble ils vont dormir dans une banque, ils feront  des « petits » et qui sait si un jour ils me seront d’une quelconque utilité.

A présent que tout est réglé je n’ai qu’une envie ;  goûter ces moments que nous nous sommes offerts, et la main dans la main, nous avons laissé le champ libre à notre fantaisie.  Nous avons admiré les somptueux paysages des gorges, Yvan a dit que ce décor lui faisait penser aux canyons du Colorado. Nous nous sommes baignés dans l’Ardèche et dans le Chassezac, cherché des coins calmes pour entendre le  chant de l’eau qui roule sur les galets. Un jour, alors que nous avions loué un canot pour voguer doucement sur la rivière alourdie de chaleur, nous avons entendu, venant des bosquets touffus du bord de l’eau, quelqu’un jouer de la flûte. Tu reconnais ? « Que ma joie demeure » de J.S.Bach me chuchota Yvan. Non, je ne connaissais pas mais j’étais émerveillée. Je cueillais ces moments de grâce comme autant de cadeaux de la vie. Ce soir là, nous avons déserté notre chambre d’hôtel et dormi sur une pierre plate, serrés l’un contre l’autre, emmitouflés dans une couverture et enivrés par le bruit de l’eau.  

Nous mangé dans de petits restaurants routiers, fait la sieste aux détours des chemins forestiers,  flâné sur les marchés, acheté des poteries provençales et oublié volontairement tout ce qui pouvait assombrir notre bonheur. Les jours ont passé,  si doux, si simples…

La preuve a été faite que je n’avais jamais mis mes mains sur un volant, et qu’il me faudrait encore quelques heures d’apprentissage pour être en confiance. Qu’importe, nous avons beaucoup ri.

Et puis, d’un seul coup, ce matin au petit déjeuner, notre ciel s’est assombri et nous avons décidé de commun accord,  qu’il était temps de rejoindre la Belgique.

Nous avons fait les quelque huit cent kilomètres du voyage de retour en une seule étape, presque sans parler. Les mots, comme d’habitude, sont inutiles. Une fois pour toutes, nous avons mesuré le risque qui plane au dessus de nos vies.

Dès le moment où nous avons pris la décision de rentrer, une ambiance sournoise s’est installée entre nous, entre mélancolie et angoisse. A chaque regard échangé, le sourire mièvre qui le ponctue est éloquent.

La culpabilité m’a rattrapé. C’est comme un poison,  une maladie insidieuse qui creuse son trou patiemment. Le poids que je porte me fait manquer d’air, et par moments, je respire avec difficulté.

Et pourtant !  Clémentine est merveilleuse, à chaque instant elle a le geste, le mot, le silence qu’il faut. Je ne me suis jamais senti aussi compris et respecté  que par cette femme lumineuse et délicate, et je sais que tout ce qui nous lie aujourd’hui était écrit, nous n’y pouvions rien, il n’y aura donc rien à regretter.

Mais  il y a Jeanne et chaque dimanche, je me fais l’effet d’un menteur vis-à-vis d’elle et d’un lâche vis à vis de Clémentine, mes pensées tournent en rond, et ne m’apportent ni solution ni réconfort.

Et si Jeanne reprenait conscience ?  J’en viens à redouter ce que j’attendais depuis quatre longues années.  Lorsque je rentre le dimanche soir,  le silence de Clémentine est éloquent, je la sais « sur le pas de la porte »  et je ne peux rien faire d’autre que la serrer dans mes bras  qui ne la réconfortent pas.

Alors,  au creux de certaines nuits d’insomnie, je découvre avec stupeur qu’il est possible d’aimer deux femmes, d’un amour différent mais aussi puissant, et je suis torturé à la perspective d’un choix qui me serait imposé et que je sens  cependant impossible.

Clémentine est ma force, mon amie, ma belle amante, elle me fait rire, elle me soutient, elle peut tout comprendre…Et surtout, elle est là ! 

Jeanne est ma jeunesse, ma vie,  mon chemin,  mon choix unique, la maman de Benoît et des autres enfants que nous pourrions avoir, peut-être si … Elle, elle n’est pas là et pire, je ne sais ni où elle est, ni si elle a choisi d’y être, ni si elle en reviendra.  

Ce voyage que nous venons de faire nous a apporté de brefs moments d’oubli mais nous savions tous les deux qu’il fallait goûter au maximum ce sursis qui nous a fait rire un peu trop fort, nous exclamer un peu trop haut, et nous aimer avec un peu trop de hâte dans une lumière fragile.

Sur ce chemin du retour, je ne peux me défaire de ce qui m’attend, j’ai été absent durant deux dimanches et même si  j’ai prévenu les médecins, et même si Jeanne semble ne pas me voir, j’ai peur. Peur comme un enfant qui a fait une faute et qui en redoute les conséquences.

Je me rassure en me disant que durant ces quatre années,  je n’ai pris aucunes vacances et manqué aucune visite.  D’ailleurs, s’en est-elle aperçue seulement ? Fait-elle la différence entre le dimanche et la semaine ?   Je suppose que les infirmières lui en parlent et je me doute que son absence de réaction ne veut rien dire.

Clémentine me prend la main doucement, voici la frontière belge et le ciel qui nous accueille est chagrin.

 

---

Et voilà, c’est arrivé !  Ce que j’ai tant désiré, et aussi tant redouté s’est produit.

Je suis étourdi, perdu dans une épouvantable confusion de sentiments !

Dimanche,  Jeanne  était au jardin, le temps était ensoleillé et doux, pas un souffle de vent, l’infirmière l’avait installée dans un fauteuil, une couverture légère sur les genoux.

Je marchais sur l’herbe sans bruit, elle me tournait le dos et ne m’avait donc pas vu.

Je me suis penché vers elle et lui ai pris la main comme je le fais chaque fois et, alors qu’habituellement elle ne lève pas les yeux sur moi et maintient son regard dans le vague,  elle a levé la tête,   elle m’a regardé longuement et sa main a légèrement pressé la mienne.

J’étais bouleversé, je ne savais pas s’il fallait que je lui parle ou si au contraire, cela allait la faire fuir à nouveau vers son néant, alors je me suis contenté de lui sourire.

Un peu après,  je suis allé chercher un autre fauteuil dans lequel je me suis assis, après l’avoir approché d’elle autant que possible. J’ai repris sa main. Elle m’a regardé faire comme si je touchais cette main pour la première fois et elle s’est remise à sourire.  Elle avait l’air très calme, mais surtout très contente, et son regard allait de nos mains unies à mon visage. Je lui rendais son sourire, nous étions là, sans mot dire et j’étais au comble de l’émotion. Jeanne, ma Jeanne,  était consciente de ma présence et cela semblait lui plaire ! Après quatre années d’indifférence, son attitude me bouleversait totalement.

Plus tard, l’infirmière est venue, comme toujours, nous chercher pour le goûter. Tout de suite elle a remarqué son changement d’attitude,  elle  m’a fait un signe voulant dire : « J’ai vu, c’est magnifique, mais ne nous manifestons pas »

A table,  nouvel événement. Elle a mangé une tranche de cake et un abricot. Elle avait encore son petit air satisfait.

Lorsque je me suis levé pour partir, j’ai tenté de me pencher vers elle pour déposer un baiser sur sa joue, elle ne s’est pas retirée, a reçu mon baiser toujours en souriant, tout comme si sa vie était soudainement devenue une source de plaisir intense.

L’infirmière m’ayant  rejoint dans le jardin me dit toute excitée :

-          Vous avez vu ? N’est-ce pas extraordinaire ?

-          Oui, bien sûr, mais comment expliquer ce changement et que va-t-il se passer par la suite ?

-          Je crois qu’elle a eu peur que vous ne veniez plus la voir, elle a été très nerveuse pendant votre absence, on voyait que cela ne lui convenait pas.

-          Mais vous lui avez bien dit que je ne m’absentais que pour deux semaines ?

-          Oui, et elle a eu l’air d’avoir très bien compris, mais entre comprendre et accepter, il y a de la marge.

-          Et maintenant, que va-t-il se passer ?

-          Ah ! cela ne dépend que d’elle… voyez-vous, dans ce genre de pathologie, car c’en est une, la part de psychologie est grande, le malade veut guérir ou ne veut pas guérir. Dans le cas de votre femme, qui sait si elle n’a pas eu peur que vous vous lassiez de ces visites. Il faut dire que vous avez eu de la constance ! Elle vous traitait tellement mal que je vous avoue l’avoir un peu morigénée.

-          Vous voulez dire qu’il est possible qu’elle joue la comédie ?

-          Il y a parfois de cela, certains malades veulent punir leur entourage et  maintiennent une distance, pour les faire souffrir.

-          Que dois-je faire ?

-          Ne changez rien à vos habitudes, venez dimanche prochain et nous verrons. Je vais la surveiller durant la semaine. Si quelque chose de particulier se produit, je vous appellerai.

-          Merci pour tout.

-          Je vous en prie.

Sur le chemin du retour, j’arrête la voiture dans un parking. A nouveau, je respire avec difficulté. Que m’arrive-t-il ?  Je ne le sais que trop hélas,  je vais retrouver Clémentine et je suis affreusement mal à l’aise.  Il faut ! Je dois lui dire ce qui vient de se passer. Impossible de lui cacher cet événement qui, plus que probablement, va transformer notre vie.   Je reprends la route et je me rends soudain compte de la lenteur avec laquelle je conduis… A nouveau, j’ai peur et je me sens coupable.

A peine ai-je mis la clé dans la serrure qu’elle est là, contre moi, dans le hall.

-          Il s’est passé quelque chose ?

-          Pourquoi me demandes-tu cela ?

-          Tu rentre plus tard que d’habitude ! Il s’est passé quelque chose,  je le vois dans tes yeux !

-          Laisses-moi entrer !

Je n’ai pas mesuré la brutalité de ma réponse. Elle recule, le visage blanc. Je vais pour la prendre dans mes bras mais elle s’esquive et s’assied dans le fauteuil. Je m’assieds en face d’elle.

-          Raconte !

-          Elle a réagi, et elle a serré ma main et  … elle m’a souri.

Je regarde Clémentine et j’ai l’impression qu’elle se fond dans le décor tant elle se replie sur elle – même.

-          Dis-moi quelque chose Clémentine ! Je n’ai rien fait pour susciter cela, je te le jure !

-          Que veux-tu que je te dise ? Je sais bien que tu n’as rien fait. Nous n’avons rien fait !   Et dans le même temps nous avons tout fait pour nous retrouver dans cette situation aujourd’hui.

Elle est livide ma Clémentine, je voudrais la prendre, la bercer, lui dire que tout va s’arranger, mais  je n’ose pas. Je sais que rien ne va s’arranger, au contraire. Je suis soudain redevenu le mari de Jeanne.

La soirée, la nuit sont épouvantables, elle ne veut pas manger, elle ne veut pas dormir avec moi, je tourne comme un derviche, ne sachant plus que faire.

Le petit matin nous trouve tous les deux toujours dans les fauteuils, comme des zombies. Brutalement, elle ordonne :

-          Il faut ouvrir la librairie !

-          Tu en as le courage ?

-          Pourquoi pas ? Bouger c’est vivre encore.

-          Clémentine, s’il te plaît, dis-moi quelque chose, j’ai l’impression d’être coupable et pour la première fois je ne te sens pas à côté de moi …

Elle va et vient dans l’appartement, de la salle de bains à la cuisine, sans raisons valable…soudain elle me fait face, le visage dur…

-          C’est parce que je suis à tes côtés Yvan que j’accepte de rendre à Jeanne sa vraie place dans ta vie. Ne te voile pas la face s’il te plaît. Mais ne te sens pas coupable non plus, c’est inutile. Nous savions toi et moi que cela pouvait arriver, et tu  l’as souhaité de toutes tes forces.  Simplement je ne m’attendais pas à ce que cela soit maintenant, j’aurais voulu t’aimer encore un peu…

Elle s’écroule enfin dans mes bras et mes larmes se joignent aux siennes, tout le bonheur du monde me tombe dessus et ce bonheur fait notre malheur.

-          Il faut que tu rentres chez toi et que dès aujourd’hui tu t’occupes exclusivement de Jeanne.

-          Mais voyons, ce n’étaient qu’un regard et un sourire, cela ne veut pas dire que …

-          Cela veut tout dire au contraire. La guérison de Jeanne est en route et tu dois  la soutenir pour que le processus se poursuive et s’accélère !

-          Mais alors …

-          Nous nous disons au- revoir aujourd’hui Yvan.  Je vais continuer mon travail à la librairie jusqu’à ce que tu trouves quelqu’un  pour me remplacer,  mais s’il te plaît,  fais vite.

-          C’est impossible, la librairie c’est toi !

-          Non ! La librairie continuera très bien sans moi, et Jeanne y reprendra sûrement sa place. Je suis sûre qu’elle sera fière de ce que tu en as fait.

-          De ce que nous en avons fait !

-          Est-il bien nécessaire de lui parler de ce que nous avons vécu ?

-          La vérité ….

-          Pourquoi tiens-tu à tout lui dire, pour te déculpabiliser ? Cela ne me semble pas utile,  laisse –là guérir,  et plus tard peut-être …

-          Mais Clémentine, nous ne pouvons pas nous quitter comme cela !

-          Comment veux-tu que nous nous quittions ?  Tu  préfères  prolonger la souffrance ? Moi je ne m’en sens pas capable.  Ce que nous vivons là,  je l’ai vécu cent fois dans mes pires cauchemars.  Nous savions que nous étions en sursis, maintenant il faut assumer.

Prête à partir, la main sur la porte, elle me regarde et ce regard me déchire, je voudrais la saisir, la garder,  je ne peux pas.

-          S’il te plaît, fais en sorte que tes affaires ne soient plus là quand je rentre ce soir, je m’occupe de tout à la librairie.

-          Bien…

C’est tout ce que j’ai trouvé à répondre, la porte s’est refermée, une partie de ma vie vient de se réduire en cendres.

¨¨

J’attendais qu’il proteste, hurle, me secoue, tout sauf cette apathie, ces épaules voûtées, ce visage tombant. Me connaissant, il devait savoir que ma « grandeur d’âme » était en guerre ouverte avec ma douleur. J’aurais voulu qu’il fasse la part des choses, qu’il temporise, mesure les possibilités d’une guérison totale de Jeanne et du temps que cela pourrait prendre. Sans compter que toute raison retrouvée, quels seront les sentiments de Jeanne vis-à-vis de lui. Que restera-t-il de leur amour après ce drame et cette longue séparation ?

J’ai tenté de le pousser à bout, volontairement, cruellement, et qu’ai-je découvert ? Une immense et insondable résignation que ma colère me poussait à prendre pour de la lâcheté « Les hommes sont lâches » L’assertion voletait dans ma tête comme un bourdon en folie. J’avais envie de lui crier : « Mais enlève moi, faisons nos valises et partons au bout du monde ! »  Mes lèvres étaient scellées.

Mille fois j’ai prévu cette issue mais sans vouloir y croire, m’accrochant à notre passion comme à un invincible bouclier capable de nous sauver du désastre.

Mais Jeanne était jeune, à son âge on ne s’abîme pas dans un silence sidéral  durant le reste de ses jours. Lui aussi devait le savoir, j’ai bel et bien été l’amante intérimaire qui doit, à la fin de son contrat, reprendre sa route

Je suis incapable de réfléchir posément, bourrelée de fureur, écartelée entre une honnêteté irréductible et l’envie d’en bousculer tous les principes. Qui a dit que je devais abandonner sans combattre ? Qui m’a mis en tête cet altruisme auquel j’ai du mal à croire moi-même ?

Je cours vers la librairie pour faire mon travail et respecter mes engagements, et chacun de mes pas attaque le bitume comme si je voulais défoncer l’avenir, cet avenir  qui se referme sur moi comme des serres.

Lorsque je rentrerai ce soir,  je le sais,  je serai envahie par l’espoir fou qu’il ne m’ait pas obéi et ce sera pure perte.

Il sera parti comme il est venu, tout naturellement, il m’aura rayée de son quotidien comme on remise dans la cave une béquille devenue inutile parce qu’elle fait double emploi.

C’est une bouillie de pensées féroces qui me taraude toute la journée.

Le soir venu le n°12 Impasse des Fauvettes est désormais une prison où l’air  est irrespirable.

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Comment fait-on pour vivre encore lorsque l’énergie vitale a disparu ?  Les activités se succèdent, les heures passent, on décompte celles qui restent à parcourir dès le réveil,  et ainsi jusqu’au sommeil sans rêves que procure  une prescription médicale dont on a doublé la dose.

Yvan entre et sort de la librairie les yeux au sol, comme un condamné à mort.

Il reçoit des candidats susceptibles de me remplacer, ils sont nombreux à avoir répondu à l’annonce, nous nous croisons en essayant de ne pas nous voir. Je me suis confiée à Rachel qui me paraissait être en droit de savoir ce qui se passe. Elle a fondu en larmes et m’a serrée dans ses bras lorsqu’elle a compris que j’allais partir. Elle est adorable mais je ne me fais pas de souci pour elle, sachant qu’elle reportera son affection sur Jeanne, et que la vie continuera tout bonnement son cours.

Je vais donc reprendre les choses là où je les ai laissées, sans toutefois chercher dans un passé brumeux d’hypothétiques infirmations.  Faute de me pencher sur mon passé, je vais me baser sur ce que je sais de moi et m’en contenter. Je n’ai trouvé aucune raison d’entreprendre des recherches sur l’identité de l’ancienne Clémentine, celle-ci me convient dans son incomplétude. Je veux me focaliser sur ce qu’elle doit apprendre encore, je veux m’apaiser à la pensée du terrain qui est fertile. Du passé pourraient surgir des démons et des monstres. Je  n’en ai que faire, je veux construire et j’ai tout à connaître.

Je ne remplacerai sans doute jamais ce qu’il est convenu d’appeler la culture générale, et je vais donc acquérir une culture « particulière », basée sur ce que je crois juste,  sur ce que j’estime être important et sur ce qui me plaît et me fait vibrer.

Je vais oser être cette femme d’un âge certain, encore en devenir, cette femme seule, si pas heureuse, du moins paisible. Ma tête est pleine de pensées multicolores, je ne connais pas la haine,  pas encore le désespoir, et autant mes mains que  ma tête ont beaucoup à faire.  Mon énergie est mon capital.

Il ne m’a pas fallu plus d’une heure pour décider de mon avenir. Je vais quitter la Belgique, je n’ai pas encore choisi de destination, mais je veux un pays de soleil et un exil  définitif.

La solitude, j’ai connu. J’avais oublié, je vais réapprendre.

Mais ce soir, j’ai besoin d’un ami à qui parler de mes projets,  j’ai invité Stan à dîner.

Il arrive, une splendide gerbe de roses passe de ses bras dans les miens.

-          Merci Stan, il ne fallait pas

Aussitôt dite, cette banalité m’effraie… 

-          Si, il fallait justement !

Il pose affectueusement ses mains sur mes épaules et je comprends qu’il sait.

-          Yvan vous a parlé ?

-          Oui, il est très malheureux.

-          Il n’est pas le seul, et cela n’a rien de réconfortant… Mais c’était perdu d’avance.

-          Pas forcément….

-          Aurait – il fallu alors espérer que Jeanne ne guérisse pas ? Cela aussi était impossible.

-          Vous avez raison.

-          Venez vous asseoir, nous allons quand même prendre l’apéritif et je l’espère, manger avec appétit.

-          Une fois de plus, j’admire votre courage.

-          Ce n’est pas du courage Stan, simplement de la lucidité,  et sans doute un instinct de conservation bien présent …Et puis je me suis battue avec moi pour accepter l’inacceptable… Ceci dit, j’ai des projets dont je veux  vous parler.

-          Quel genre de projet ?

-          Evasion, fuite, reconstruction, appelez cela comme vous voulez, mais je vais quitter la Belgique et partir loin.

-          Ah ! Je vais perdre une amie ?

-          Mais non, pourquoi ?

-          Si vous partez loin…

-          Vous viendrez me voir avec Sophie, même si elle ne m’aime pas beaucoup

Stan s’assied et dans un soupir de lassitude.

-          Nous sommes séparés Sophie et moi.

-          Que dites – vous ?

-          Cela vous étonne ?

-          Je ne vous connais pas depuis suffisamment longtemps, surtout Sophie.

-          Nous étions le couple le plus mal assorti que je connaisse.

-          Pourquoi ne nous avez-vous rien dit ?

-          Ce n’était guère le moment de vous parler de mes problèmes, nous étions tous préoccupés par Marianne  …

-          Oui, bien sûr … Et comment allez – vous ?

-          Bof  … Notre vie était morne, je n’espérais plus rien. Je ne vais pas bien mais je ne vais pas plus mal.

-          Et Sophie ?

-          Je ne sais pas, mais je suis persuadé qu’elle est soulagée, ravie peut-être. Elle peut enfin sans retenue passer son temps avec ses copines, et le shopping est une activité à temps plein, vous le saviez ?

-          Non, je ne sais pas.

-          Vous n’êtes pas Sophie.

-          La vie continue Stan.

-          Oui, ceci est valable pour vous comme pour moi.

Nous dégustons notre apéritif pensivement

-          Venez vous mettre à table, je vous ai préparé un magret de canard,  comme vous l’aimez.

-          Avec plaisir,  j’ai faim, et vous allez m’expliquer votre projet en détail

-          Bien sûr, d’autant que je compte un peu sur vous pour me conseiller. Voilà, comme vous le savez,  j’ai fait un héritage qui me permet d’envisager  un investissement  confortable, et je crois avoir des qualités de gestionnaire suffisantes pour me mettre à mon compte. Donc, mon envie de soleil me fait penser à un pays méditerranéen et mes compétences,  à l’achat d’un hôtel … Qu’en pensez-vous ?

-          Excellente idée ! Vous avez un pays, une région en vue ?

-          Oui, la Grèce, les îles …

-          Elles sont nombreuses !

-          Je sais, et comme je veux du calme et une nature en liberté,  je vais me diriger vers celles qui ne sont pas encore trop abîmées par le tourisme … vous avez déjà visité la Grèce ?

-          Oui, au début de notre mariage Sophie et moi nous y avons passé quelques semaines, Sophie me tirant par la manche pour séjourner dans des lieux très fréquentés, et moi, tentant vainement de l’attirer vers des endroits plus isolés…

-          Je vais chercher sur Internet et puis, dès que je serai remplacée à la librairie, j’irai sur place…

-          Attendez ! Il faut que je me rappelle le nom de cette petite île des Cyclades que j’ai beaucoup aimée … près de … Ah ! j’y suis,  Paros ! Mais ce n’était pas Paros même, c’était à côté, je crois que cela s’appelait Antiparos, et c’était merveilleux. A part quelques petites maisons et des chèvres, il n’y avait rien, ou presque… Mais cela doit avoir changé depuis.

-          Oui, sûrement, il faudrait y aller ….

-          Mais Clémentine, vous n’allez pas vous sentir très seule là-bas ?

-          Sans doute, mais c’est ainsi. Je me sentirai toujours seule  n’importe où désormais. Loin, cela sera vivable. A Bruxelles ce serait impossible.

-          Je comprends…

-          J’aurais voulu lui donner un enfant…

-          Moi aussi, j’en voulais deux, Sophie n’en voulait pas … En fait,  elle ne me l’a jamais dit mais elle reculait toujours l’échéance, elle disait qu’elle n’était pas prête… Maintenant c’est trop tard

-          Oui… pour tout le monde.

Nous avons pris à ce repas un plaisir amer, la mélancolie de nos vies nous avait engourdis comme aurait pu le faire un froid polaire.

Je lui ai promis de le tenir au courant de mes décisions mais nous savions que la vie allait nous séparer.

Je l’ai raccompagné jusqu’au rez-de-chaussée, il m’a serrée dans ses bras. Je le sentais douloureux,  vieilli, fragile. Lorsque je l’ai vu disparaître à l’angle de la rue, j’ai eu soudain très froid.    

Débutèrent alors des jours et des nuits de sombre folie. Je comptais  sur mon projet . pour me garder en vie, mais il y avait des heures épuisantes, entre rage et douleur, toute énergie disparue.

Yvan, prestement, avait vidé l’appartement de tout ce qui lui appartenait, mais aussi de tout ce qui pouvait attester d’une présence, même passagère.

J’oubliai lui avoir demandé de le faire en une phrase lapidaire, et je lui en voulus d’avoir si vite et si bien obéi.

Abominablement injuste,  je laissais  revenir les pensées funestes : « j’avais  été son jouet provisoire, son intérimaire d’élection, il m’avait  utilisée avec fougue pour mieux me reléguer ensuite au rayon des objets perdus »  Je refusais ma propre responsabilité.

Et je fulminais ! La seconde d’après,  reconnaissant l’inutilité de ma colère,  je considérais ma part de responsabilité, mon engagement et la fougue que j’avais mise à créer ce lien. Oui, la même que lui à entrer dans le jeu mortel de la passion.

Ce fut un  temps de vide, de fureurs destructrices et de résignation, en alternance.

Un  temps passé à faire semblant de vivre, à être hors de moi, marchant dans mon ombre, automate grimaçante ; ce temps où il m’a semblé n’avoir jamais été aussi seule, aussi abandonnée. Ce temps où je croisai Yvan dans les allées du magasin, comme un étranger,  jusqu’au jour où, avec une impressionnante économie de mots il me présenta Pierre Vandam, mon remplaçant.

C’est dans ce temps donc,  où je vécus par procuration, persuadée que j’étais d’être la spectatrice de ma propre vie, que, par épisodes encore flous, la mémoire me revint.

***

Un nom d’abord. « Hughes », ce nom sur un visage, jeune, blond, un peu fou ; ensuite un grand corps et des rires, et quelque chose comme de l’amour peut-être, avec une complicité, des gestes tendres, des baisers, des étreintes.

J’ai donc aimé un Hughes  qui m’a aimée en retour ? Pendant combien de temps, où, je ne sais pas. Tout cela paraît impalpable,  prêt à se réduire à tout instant, à se dissoudre comme une brume de printemps.

Il y a un effort à faire pour retrouver un commencement à cet amour avec Hughes, un commencement et une fin peut-être.  Je n’en ai pas envie, je ne vais pas le faire, cela ne m’apportera rien, il ne s’agit que d’un épisode de vie.

Mais l’amorce est faite, tout le reste arrive par vagues, comme une marée. Je réceptionne l’information, froidement.

Maintenant je découvre, je comprends, je vois lucidement l’origine de la haine de ma mère. Comme je verrais un tableau grandeur nature ou comme je lirais un fait divers, je mesure la haine d’une femme jalouse. Et l’origine de cette jalousie, je la connais, j’ai tout fait pour l’éviter.

Pour qu’elle ignore la perversité,   l’ignominie de son merveilleux époux, je me suis battue toute seule et j’étais une enfant. Il aurait été si simple de courir vers elle pour chercher du secours. Je savais la démarche inutile, elle m’aurait fait porter l’entière responsabilité de la situation. C’est du reste ainsi que les choses se sont passées lorsqu’elle a su.

Comment a-t-elle pu voir en moi une rivale alors que je n’étais que souffrance ?

Lui s’est fondu dans le décor. Je n’étais pas sa fille, pourquoi faire tant d’histoires ?

J’étais jolie, je l’avais aguiché. Elle a pardonné,  leur vie a continué son cours.

Quant à moi,  elle a prestement mis dans une valise l’ensemble de mes vêtements, j’avais dix huit ans, je pouvais vivre seule. Elle m’a chassée, il n’a pas protesté.

Sans diplôme et sans argent,  j’ai vécu. Vendeuse dans une boulangerie, pompiste, et autres petits boulots. La douce assistance de tante Berthe qui avait tout deviné mais n’aurait jamais osé intervenir, et puis Hughes.

Mais pourquoi suis-je allée à cet enterrement ?  Comment ai-je appris sa mort ?

Me suis-je sentie obligée d’être présente eu égard à mes années de petite enfance ?

Ma présence l’a-t-elle  mise hors d’elle ? A–t-elle voulu, en me giflant avec une telle violence, me rendre responsable de sa mort ?

Autant de questions en suspens, mais cela suffit ! Je ne veux pas me rappeler d’autre chose,  ma tête est neuve mais fragile encore.

Avant tout cela il devait y avoir eu des souvenirs d’enfance heureuse peut-être, je ne sais pas, je ne sais plus et je ne veux plus savoir.

Voilà ! Trente années de vie racontées en moins de trente lignes, c’est très bien.

La mémoire m’a restitué mes automatismes,  des lambeaux de savoir, des habitudes, et des gestes…c’est parfait,  je reconstruirai le reste. Pour l’instant, je n’ai besoin de rien d’autre.

Aujourd’hui, j’ai retrouvé mon calme et j’ai mis tout en œuvre pour protéger mon souvenir d’amour.  Les derniers mois ne reviendront pas. Cette belle histoire nous appartient, à moi et à mon passé récent.

Je suis seule juge aujourd’hui,  d’en faire un bijou au creux de ma main  ou un caillou dans mon soulier, et mon choix est fait.

Je n’ai pas besoin de chercher loin pour trouver une raison à tout cela et la vie est bien faite. Au moment où j’en avais le plus besoin parce que je n’avais plus d’identité, elle m’a donné Marianne, ensuite pour retrouver des forces et refaire des projets, elle m’a donné Yvan. A présent je peux prendre un nouveau chemin.

Je sens la vie  qui circule dans mes veines, dans l’air que je respire et qui s’offre à moi sans avarice, dans le rayon de soleil qui distribue sa chaleur à qui veut bien l’apprécier et je suis de ceux-là.  Je suis vivante, mon corps vibre, ma tête fonctionne et me dit qu’il y a encore de l’espace pour des apprentissages.  J’ai donc des choses à  faire et des instants à déguster.

Et puis tout est rangé,  tout concorde, tout est net.  Il n’y a pas de place pour le chaos.

******

Par grand vent, seul le « bac » fait la liaison de Paros  vers Antiparos.  Le petit bateau qui accueille habituellement une cinquantaine de passagers et cabote gentiment d’une île à l’autre en quarante cinq minutes,  reste à quai.  Dernière solution, se rendre en taxi ou en bus à « La Punta », une sorte de débarcadère d’où Antiparos semble tellement proche qu’il pourrait être joignable à la nage. Mais le bac est là pour faire,  en toutes circonstances et par tous les temps,  la liaison  en quinze minutes, après avoir embarqué voitures, motos, camions,  vélos,  touristes et autochtones.

Pour quelques cents, en quelques minutes, après que l’accostage se soit fait  à grand renfort de manœuvres et de cris, c’est le port. Les bateaux,  les arbres tordus aux troncs  chaulés,   chahutés par le vent, la coupole bleue d’une église orthodoxe, une enfilade de petits hôtels, cafés, restaurants dont une bonne partie sont fermés en cette saison.

Voilà ce qui m’accueille dans « mon » île, sans oublier Mr.Costa avec qui j’ai rendez-vous et qui m’attend en effet, une grande pancarte sur le cœur où mon nom est inscrit «  C. MOUNIE », le « R » est resté quelque part, c’est sans importance.

Sous une imposante moustache, Mr.Costa sourit, son œil est interrogateur mais il se force à l’amabilité.

-          Vous avez fait bon voyage ?

-          Oui, merci ! J’ai suivi vos conseils et pris un taxi de l’aéroport de Paros à La Punta.

-          Vous avez eu raison, le vent est très fort.

-          Heureusement, le soleil est là !

-          Ici, le soleil est toujours  là.

Il a pris mon bagage d’autorité et me précède.

-          Vous allez voir, c’est tout près.

Effectivement, nous empruntons une ruelle au sol caillouteux et cinquante mètres plus loin, assailli par les bougainvilliers et les lauriers roses,  se dessine un porche entouré de piliers blancs. La barrière de bois grince un peu, et le jardin se révèle. Une petite pièce d’eau, des allées bordées de géraniums et d’ibiscus, des fauteuils d’osier ça et là. Deux palmiers géants, d’autres arbres aussi que je ne connais pas. Il fait frais, très doux, très silencieux.

-          Je vous montre votre chambre ?

-          Je veux bien…

-          Voilà,  suivez-moi …        

Nous accédons à l’étage par un escalier extérieur et longeons une terrasse qui semble entourer la maison. La pièce est heureusement rosie par les rayons  du soleil qui déclinent en cette fin d’après-midi, ils en adoucissent le décor qui est plus que spartiate : des  meubles en bois clair, deux lits que sépare une table de nuit, une commode,  une console et une chaise. Dans l’angle, une garde robe. 

La porte fenêtre s’ouvre sur une mini-terrasse visitée par des lauriers roses. Une table ronde, recouverte d ‘une nappe en vichy à carreaux bleu et blanc et deux fauteuils de plastique l’habillent.    

-          J’ai aussi quatre chambres avec une petite cuisine, je vous les fais visiter ?

-          Pourrions-nous faire cela demain ? Je suis un peu fatiguée.

-          D’accord. Pour ce soir, il y a quelques restaurants qui sont ouverts, vous les trouverez soit sur le port, soit au bout de la rue principale.

-          Merci,  bonsoir Monsieur Costa.

Il me tend la main et redescend l’escalier avec la vivacité d’un jeune homme, et moi je reste là, soudain profondément désemparée, à me demander ce que je fais dans cette île minuscule qui n’a même pas l’air belle et où surtout je n’ai personne à qui dire bonsoir ce soir. 

Est-ce bien moi qui conduis ma vie à si vive allure dans un tel brouillard ?

Y a-t-il de la place pour la peur lorsqu’il y a détermination ?  Je veux croire que non. Je décide donc de laisser là mes bagages, je prends une longue écharpe et me revoilà dans la rue.

L’île vit.

Je croise des gens, les femmes jeunes parlent fort, les femmes âgées sont vêtues de noir.  Les enfants jouent à se poursuivre, je rejoins le port.

A cette heure les bateaux sont rentrés. Je vais au bout de la jetée, j’en reviens. Personne ne me regarde, je suis une touriste parmi d’autres,  ils sont habitués et vont à leurs occupations, leurs pensées ne regardent qu’eux.

Je n’ai pas faim mais pas envie non plus de regagner ma chambre. J’avise un petit restaurant chichement éclairé et je m’installe à la terrasse couverte que le vent

n ‘atteint pas.

La carte est moins étoffée que chez « mon » grec de Bruxelles, et le patron moins jovial mais tant pis, je me fais servir une brochette de mouton et une salade, et je m’occupe de manger en prenant bien soin de ne pas chercher à savoir comment je me sens, j’aurais peur de la réponse…

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L’été s’étire et glisse, languide, vers l’automne et ses dorures.

Dans les parcs et les jardins, un soleil pâle s’attarde ; il y a du roux dans l’air, mais rien ne se précise et une vague  mélancolie  effiloche les jours.

Clémentine est partie sans que nous nous soyons revus. Sans même me dire au revoir elle a quitté l’impasse des Fauvettes, chargeant Stan de me mettre devant le fait accompli.

Je comprends,  mais j’ai mal.  J’aurais préféré qu’elle me fasse des reproches, qu’elle soit furieuse.  Mais non, rien, l’appartement est désert, les armoires vides.  Toujours d’après Stan, elle a quitté la Belgique, installant, entre elle et moi une distance maximum.  Je sais toute l’importance de nos liens, je partage ce sentiment, et  je sais aussi qu’elle souffre autant que moi. La culpabilité me ronge, j’ai le sentiment d’être malfaisant.

J’ai rejoint Jeanne presque tous les jours et quelques semaines plus tard, les médecins ont suggéré qu’elle rentre à la maison afin, ont-ils dit, d’être dans les meilleures conditions pour accélérer sa guérison.

Clémentine avait déjà tout fait pour que je sois entièrement disponible pour ma femme.

Ni l’un ni l’autre ne sommes doués pour le mensonge, mais j’aurais voulu lui expliquer, lui dire mon désarroi, mon chagrin, mon impuissance. Elle a jugé tout cela vain et inutilement douloureux.

En fait, je voulais, en lui parlant,  partager avec elle ma déroute, lui en faire porter le poids, non pas en tout,  mais en partie.

Je me retrouve seul,  conscient de ma responsabilité et totalement impuissant.

 J’ai installé une situation que je savais ne pas maîtriser, je me suis laissé aller à cueillir ce bonheur sans remords, j’ai effacé tout cas de conscience.

Je suis lié à Jeanne à jamais, et pourtant, j’affirme que j’aime Clémentine infiniment.

Jeanne m’avait en quelque sorte abandonné, cela voulait-il dire que j’ai souhaité qu’elle reste où elle était ? La réponse est négative, cela va de soi.

Mais alors, comment pouvais-je aimer Clémentine ? L’ai-je  considérée comme un intermède dans ma vie terne, et partant de là, utilisée …  Cela n’est pas la réalité non plus.

J’aime deux femmes. Je me suis trouvé devant cette évidence  déjà, et j’en suis épouvanté, autant qu’au premier jour, autant  pour  elles que pour moi.

Aujourd’hui Clémentine est partie. Son absence m’a fait glisser dans le « mensonge par omission », d’autant plus facilement que Jeanne  n’est qu’aux prémices de sa guérison, au point que je me demande s’il n’aurait pas fallu qu’elle reste encore un peu à l’hôpital. Il y a un mois maintenant qu’elle est  rentrée dans notre maison et ce retour s’est déroulé dans une ambiance particulièrement retenue, pour ne pas dire morose.

J’ai cru un instant  que cet événement serait  heureux et  tendre, mais elle regardé les environs  en descendant de voiture, comme si elle les voyait pour la première fois. Ensuite elle a déambulé dans toutes les pièces de la maison comme une locataire qui visite attentivement les lieux avant de signer le bail, elle a ouvert la porte de la chambre de Benoît, dans laquelle rien n’a été modifié, et  l’a refermée sans un mot.

Elle a déclaré ne pas avoir faim mais sommeil. Elle s’est ensuite dirigée vers notre chambre sans hésiter après m’avoir remercié et embrassé fraternellement sur les deux joues, et elle a fermé la porte.

Il m’a semblé que la rejoindre aurait été une incongruité, je suis donc resté prudemment sur le canapé du salon. Depuis lors, son vocabulaire ne s’est guère enrichi, elle dit « oui », elle dit « non » , elle dit « d’accord » ou « comme tu veux » et son sourire est celui d’une personne qui regarde de l’intérieur un film qu’elle est la seule à voir….Je dors toujours sur le canapé du salon.

Elle se lève vers 8 heures, s’assied à la table du petit déjeuner et se laisse servir.

Je sais ce qu’elle aime, un grand bol de café au lait et deux tranches de pain avec du beurre et de la confiture.

Lorsque je la quitte le matin pour aller à la librairie, elle me tend sa joue, avec un léger sourire, comme elle le ferait avec un collègue de bureau.  Elle arbore le même lorsque je rentre. C’est encore moi qui prépare le souper et nous mangeons dans le  silence.  Silence encore devant la télévision et puis le même  bonsoir fraternel. 

Je dois refréner des envies de la secouer, le médecin me dit d’être patient.  Il estime que les améliorations sont très encourageantes. Elle se lave et s’habille, et se maquille. Ensuite je ne sais pas trop ce qu’elle fait  pendant mes absences.

Lorsque je lui pose la question, elle répond en souriant « rien » tout simplement. Je peux supposer qu’elle rêve ou dort ou se promène dans le jardin,  ou … Je ne sais pas puisqu’elle ne s’investit dans aucune tâche ménagère, même pas celle de mettre le couvert ou de débarrasser la table  lorsque nous avons fini de manger.

Je me repose sur l’efficacité de Rachel et du remplaçant de Clémentine et  je passe le maximum de temps avec elle. Je l’emmène faire les courses, faire un tour au bois, prendre une consommation ici ou là, elle dit ce qu’elle veut, une bière ou un verre de vin, ou de l’eau selon les heures, elle dit aussi quand elle a faim, ou soif, ou sommeil.

Je vis avec une autiste.  Elle semble retirée dans un monde où je n’ai pas accès et  je bascule avec elle dans une sorte de néant.

Je n’ai plus ri depuis Clémentine, je n’ai plus rien espéré, plus rien attendu, la joie m’a déserté, et si je ne sais pas où elle est, je sais, la connaissant, que je ne la reverrai jamais. 

J’ai loué une voiture,  fait le tour de l’île, et trouvé un charme particulier à cette terre sèche et caillouteuse, à cette végétation maigre, à cette mer d’un bleu violent qui surgit soudain  entre deux collines ou derrière une troisième.

Ici, pas d’opulence, le décor est comme les chambres de « mon » hôtel :  spartiate.

De temps à autre pourtant, les lauriers roses imposent leur luxuriance et partent à l’assaut des fenêtres dans le calme des ruelles noyées de soleil.

Dans les collines, l’oreille est au repos. La paix s’étend, recouvre les pentes douces qui mènent aux bords de mer doucement ourlés. Tout ici est simple et pur.

Lorsque le jour se lève sur le port, heure à laquelle j’apprécie tout particulièrement de faire une paisible  promenade, et qu’arrivent les premiers bateaux,  la rêveuse que je suis se laisse bercer par une sérénité de bout du monde.

Les hommes accomplissent leur travail et préparent le poisson. Ensuite, ils déplient les filets qu’il faut réparer. Leurs gestes sont tranquilles, ils semblent n’avoir peur de rien sous ce soleil bienveillant. Pas de cris, quelques rires, ils oeuvrent.   

Enfin, l’ouvrage terminé, ils se retrouvent au café,  à boire ou à jouer aux cartes.
Soit sur le port, soit sur la « place aux oiseaux ».

C’est une place,  tout au bout de la rue principale, où  les bistrots sont disposés en carré et où un arbre centenaire abrite une colonie d’oiseaux qui couvrent de leur pépiement les conversations et sans doute l’été la musique qui doit être tonitruante.

Comment vais-je m’intégrer dans cette petite collectivité ? Vont-ils m’accepter, pourrais-je me faire des amis ? Je vais apprendre le grec, première tâche si je veux vivre ici longtemps, le reste de ma vie peut-être ? Donc, environ quarante ans ?

Effrayante échéance, je me vois soudain, vieille au pas chancelant, les cheveux tout blancs et seule. Après avoir été seule face à  la vie, seule face à la mort et puis, malgré ce que j’ai pu dire et penser à propos de l’incinération, je ne ferai pas mettre mon corps dans cette terre-ci. Je signerai des documents pour que mes cendres soient jetées à la mer, et je trouverai peut-être un ami ou une amie qui s’occupera de faire respecter ces dernières volontés.

A l’instant où ce genre de pensées stupides m’assaille, je réagis violemment  et je les rejette.

Je suis ici parce que je l’ai voulu,  j’ai vécu une somptueuse histoire d’amour avec Yvan. Je la savais sans lendemains,  il n’y a donc rien à regretter, rien d’irrémédiable ne m’est arrivé, et j’ai la vie devant moi.

Pas de problèmes d’argent,  un petit hôtel  bien à moi, un peu minable mais c’est provisoire, et un magnifique  travail de rénovation à entamer.

Il est huit heures, je vais prendre mon  petit déjeuner sur le port, dans un café restaurant dont j’ai déjà apprécié la cuisine et qui me semble être d’ores et déjà un excellent partenaire.

Le patron qui parle un peu français, me reconnaît et  m’offre un sourire « à la grecque ».

-          Vous êtes encore en vacances ?

-          Oui et non, en fait je vais m’installer ici.

-          Pour toujours ?

-          Oui,  je me sens bien chez vous. Vous voulez bien de moi comme voisine ?

-          Voisine ?

-          J’ai acheté l’hôtel, là dans la petite rue.

-          C’est vieux non ?

-          Oui un peu, mais je vais rénover.

-          Et vous allez   « faire restaurant » ?

-          Non, je me disais que je pourrais vous envoyer mes clients ???

Son sourire s’élargit…

-          Et vous allez ouvrir quand ?

-          Fin mai si tout va bien, il y a beaucoup à faire.

-          Vous devrez allez à Athènes pour faire vos achats, ici vous ne trouverez rien.

-          Je sais.

-          Le propriétaire vous a donné des adresses … pour le travail ?

-          Oui deux ou trois, mais vous connaissez des gens sérieux ?

-          Mon beau-frère, il sait tout faire, il s’appelle  Yannis, et il a une seule parole.

-          Dites-lui de venir me voir un de ces jours.

-          D’accord, je lui dirai.

J’ai vu Yannis. Nous nous sommes reconnus d’un regard, il est fait du même bois que moi. Il a compris que j’étais seule, un peu désemparée et n’a pas cherché  une seconde à s’imposer. Il a le cheveu un peu fou, le regard noir d’un bandit de grands chemins. Je le regarde et je vois un homme bon, simple. Il a l’intelligence du cœur, la plus noble. Je mets sans réserve ma main dans  la sienne et la  confiance est totale. Il se tait souvent, nos silences sont éloquents par exemple lorsque mes suggestions sont irréalisables … Ensuite nous en rions et je lui reconnais une vue très juste de mon projet, des travaux à faire d’urgence, des prix et délais pour les fournitures indispensables.

Nous avons décidé d’un commun accord, qu’il m’accompagnerait à Athènes que je ne connais pas afin que les achats soient faits dans les meilleures conditions.

Il a réservé d’autorité deux chambres dans un petit hôtel, et puis nous avons pris l’avion parce que le bateau est trop lent.  C’est un petit coucou peu stable qui transporte environ vingt passagers.  Quarante minutes méchamment secoués par un vent vigoureux …je n’étais pas rassurée.  Yannis me souriait de l’air tranquille de l’habitué. 

Et puis Athènes.   Il m’a guidée, vers les fournisseurs d’abord,  mais aussi vers « la vraie ville » et son histoire. Nous avons traversé la Plaka, au pied de l’Acropole majestueuse, où les petits restaurants rivalisent de charme. Nous avons déambulé dans les rues obscures, il faisait chaud encore.  L’air était odorant,  l’été n’avait pas désarmé. Nos avons marché et  ri beaucoup. En cette fin de saison, la ville avait  le souffle brûlant d’une belle amoureuse. Le soir nous a vus écroulés de fatigue et le matin aussi impatients que la veille et pleins d’enthousiasme.

Une semaine s’est passée sans que nous songions à compter les jours, et je me suis endormie chaque soir, paisible comme un enfant qui a cessé d’avoir peur.   

Yannis  ne parle pas de sa vie, je ne sais même pas s’il est marié et je ne lui demande rien. Il me conseille, il me rassure,  il s’engage sur un travail, sur  des dates, il dit qu’il aura besoin d’aide, qu’il trouvera les gens qu’il faut. Et  moi, je l’écoute et je hoche la tête. Je suis d’accord totalement, et je mesure la chance que j’ai.

Nous sommes rentrés à Antiparos, toujours  par avion, et pris un taxi de l’aéroport vers la Punta.  En attendant le bac, dans une demi-pénombre, je me suis dit que peut-être, un jour,  je me sentirais ici  chez moi.

Et les jours ont succédé aux jours, Yannis a tout pris en mains, je passe sur le chantier comme une invitée qui n’y connaît rien et qui ne peut qu’approuver ou critiquer.

Loin de moi l ‘idée de critiquer d’ailleurs, je me réserve de prendre la direction des opérations en matière de décoration mais nous n’en sommes pas là.

Pour le moment, il s’agit d’une affaire d’hommes,  je ne fais pas le poids et j’en suis heureuse ! Quel bonheur que de se laisser guider, conseiller, tout en sachant qu’il est possible de donner non seulement un avis, mais le cas échéant de poser son veto.

Comment appelle-t-on cela ? Quel est le mot ?  Partage ? Cohésion ? Harmonie ? Ou simplement amitié ? 

Quoiqu’il en soit, les travaux avancent, et l’hiver aussi, très doucement. Un hiver grec avec un peu de « plus » en tout. Un peu plus de vent et un temps un peu plus frais mais jamais froid.

Je continue mes promenades dans les environs. Je respire la sérénité ambiante et je m’installe tout entière dans ce décor et ce climat. Souvent assise au bord de  la mer, je la trouve encore plus belle lorsque fougueuse, rageuse,  elle se bat contre les rochers comme une reine en colère et je reviens de mes escapades les joues ripées d’air frais, les bottes crottées et le souffle court parce que j’ai à me battre,  moi aussi, contre moi et mes rêves.

A présent je connais toute l’île, vingt cinq kilomètres de long. De large, je ne sais pas. Partout cette végétation râpeuse à laquelle je me suis d’autant plus accoutumée que les fleurs violentes de l‘été qui dévorent le paysage rétablissent l‘équilibre.

J’ai fait aussi plusieurs randonnées en bateau au début d’octobre et des dizaines de photos de ces falaises blanches, majestueuses comme des impératrices et de cette eau turquoise qui préfigure le paradis.

Je suis toujours dans la petite chambre du premier jour mais je me suis fait livrer de France une bonne cinquantaine de livres. Je suis moins seule pendant que mon appartement se construit. Malgré le chantier, le désordre et la poussière, je commence  à m’installer « pour de vrai ».

Je m’occupe de moi, je fais mes courses et les commerçants me  reconnaissent et m’acceptent avec simplicité ; ils ne me considèrent ni comme une étrangère, ni comme une concurrente. Simplement ils sont tranquilles et les pieds bien rivés dans leur sol, rien ne peut les atteindre.  Et puis l’été reviendra, j’amènerai peut-être des touristes et tout le monde en profitera, la rue principale sera animée jusqu’au milieu de la nuit, et sur la place, les oiseaux revenus, on ne s’entendra plus.

Je déguste à l’avance la fierté qui sera la mienne lorsque mon hôtel sera complet, lorsque des cris d’enfants empliront le jardin,  lorsque mes jours seront pleins de bonjours, de sourires, de poignées de mains et de baisers amicaux.  Je me prépare à travailler beaucoup, à devoir m’organiser pour être à la hauteur, et pour que mes hôtes se sentent chez moi aussi bien que chez eux. Je leur offrirai un peu de cet amour immense que m’a légué Marianne, cet amour universel qui se décèle au premier regard  et qui abolit toutes les barrières.

Et puis, l’été se languira, le calme se réinstallera et  j’ai d’autres projets pour l’hiver prochain. Peindre toute cette beauté peut-être ?

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Il va bientôt y avoir un an, je faisais la connaissance de Clémentine dans les pires conditions d’un réveillon catastrophe… Le temps de se connaître un peu, elle est partie en Grèce voilà quatre mois, après m’avoir convaincu de m’installer aux Fauvettes.

Je n’ai pas changé un pouce carré du décor initial. Je suis bien dans le souvenir des ces deux femmes, Marianne mon amie de toujours, et Clémentine, si peu connue et tant appréciée

Marianne utilisait, en parlant d’elle,  un qualificatif qui lui convient parfaitement,  elle la disait « rare ».  Oui, c’est cela, noble, forte, discrète, sans faire de vagues elle laisse une empreinte indélébile.

Elle a pris un risque  énorme avec Yvan.  Le moment venu de céder la place, elle est partie sans un bruit.

Elle donne de ses nouvelles, comme on écrit un carnet de voyage. Sous ses phrases sobres, je sens qu’elle se laisse émouvoir par la beauté des paysages et j’en suis heureux pour elle. Je sais sa volonté farouche de réussir son projet et de tenir bon face à la tristesse qui, sans doute la submerge de temps à autre.

Cette femme est forte, elle a le courage vissé au cœur. Face à cette vie qui ne l’épargne pas, je la vois prendre les décisions essentielles avec la rectitude du chirurgien qui manie le scalpel d’une main sûre. Je ne l’en admire que davantage..

Yvan, par contre, est anéanti. Il vient  me voir de temps en temps et quand je le regarde, je vois qu’il ne se remettra pas de cet amour sacrifié. Nous parlons de Clémentine plus que de Jeanne.  Sa relation avec sa femme ne s’améliore guère, elle reste absente, invitée dans sa propre maison. La magie de leur couple a disparu, ils n’ont pas de projets et vivent comme de vagues parents partageant le même espace, par commodité.

De mois en mois, je le vois vivre comme un naufragé qui attend quelque chose, un miracle ou un cataclysme. Il m’a dit l’autre jour qu’il aimerait mourir, et moi je suis là, les bras ballants et le cœur en friche, incapable de lui offrir autre chose qu’une pression de la main sur son bras, tant la plus subtile des phrases me paraîtrait encore d’une incommensurable platitude.  

Lorsqu’il débarque aux Fauvettes, le plus souvent sans me prévenir, il erre dans la maison, comme un  animal qui renifle chaque angle pour s’assurer qu’il n’y a pas de danger caché. Je prépare rapidement un repas léger auquel il ne touche pas  et puis s’en va comme on se sauve, la peur aux trousses. Je suis effondré devant ce gâchis.

Un jour, peut-être, irai-je rendre visite à Clémentine, elle m’en prie dans ses lettres, l’avenir est incertain. Pour le moment, je m’occupe farouchement de mon magazine, je paie la pension alimentaire de Sophie qui ne me donne pas de ses nouvelles, mais je ne suis pas inquiet.

Elle vit dans le luxe auquel elle est habituée, elle a gardé la maison, y reçoit ses amis, s’y pose en victime, fait son shopping avec rage et parle des homes et de moi en particulier avec sarcasme et résignation.

 Sans doute a-t-elle quelques amants, et parce que cette pensée ne me touche pas, j’en suis à me demander si je l’ai aimée. Peut-être ai-je été tout bêtement ébloui par sa beauté,  et est-ce mon  ego qui a fonctionné sans moi.

Et voilà ! Si je n’ai trouvé que du vide, elle peut sans doute en dire autant. Nous nous sommes trompés de chemin, responsables sûrement,  mais pas forcément coupables.  Sans rancune, je lui souhaite de trouver le bonheur, et  lui accorderai volontiers le divorce lorsque le moment sera venu.

Ma vie aux Fauvettes est bien ma vie. Peu de besoins, des jours intenses, et le temps qui va se déplier simplement.

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Si l’été, à Antiparos,  est un éblouissement, le printemps qui est en avance cette année et ne sera là que vendredi, me met déjà le cœur en joie.

La grand’ rue se réveille, les maisons qui seront louées aux vacanciers se préparent, les magasins s’approvisionnent, on repeint les devantures. Et surtout, c’est la fête de la nature qui recommence, et dans le port les bateaux dansent.

Mon hôtel à moi est fin prêt.  Comme la belle au bois dormant il est sorti d’un long sommeil et le voilà, blanc et bleu, net, accueillant.

Je l’ai voulu gai et confortable ; à défaut de piscine (on verra l’an prochain),  il y a des pataugeoires pour les petits dans le jardin, et pour les parents des fauteuils confortables.  Une bibliothèque, un petit bar sympa, rien n’a été oublié et la nièce de Yannis sera là pour m’aider.  Stan s’est chargé de la publicité en Belgique. J’ai choisi une agence pour la France et  deux familles avec enfants ont déjà réservé, une pour juillet, l’autre pour août, le reste viendra, j’ai confiance.

Le soir tombe. Assise sur le muret de l’autre côté de la rue,  je regarde les alentours et je fais mon bilan.

Il n’y a pas si longtemps j’arrivais, à peu près à cette même heure, ma valise rouge à la main.

J’avais peur, un peu. Le port était encapuchonné de brume et le vent se levait dans une nuit brune. 

Les mois ont passé.

Il y eut des moments de doute, de solitude opaque.  Vingt fois j’ai voulu prendre un billet de retour. Chaque soir j’ai pensé à Marianne et au bonheur que nous aurions eu d’être là toutes les deux.

J’ai voulu chasser Yvan de mes souvenirs, je n’ai pas pu. J’ai cessé de me battre, les images sont réapparues, lumineuses.  Je sais maintenant que l’amour peut survivre à l’absence.

Aujourd’hui mon navire vogue encore dans un brouillard léger, mais le soleil perce.

J’ai arraché à la vie, avec une fougue dont je ne me serais pas crue capable l’énergie essentielle dont j’avais besoin pour respirer.

Ensuite,  j’ai ré-ouvert les yeux que j’avais fermés sur un chagrin que je voulais unique. Et j’ai contemplé ce qui m’était offert.

Pour le toucher, pour le creux de mes mains,  les pierres.

Les rugueuses des rochers,  et les douces et rondes des plages.

Pour l’odorat,  les filets de pêche qui sentent le sel,  l’huile frite, la sardine et le citron.

Pour l’ ouïe, le vent. Ce vent primesautier qui trace son chemin au gré de son inspiration.

Pour le goût, le sel des vagues, l’âcreté des poulpes trop grillées, la fluidité des pastèques qui fondent sur la langue et laissent un désir d’encore.

Pour la vue, le bleu excessif de cette  mer toute proche, ce bleu arrogant qui s’impose. Le rose des lauriers et le magenta des bougainvilliers, leurs petites coques comme des lampions, qui se balancent et me frôlent au passage lorsque je me promène et  que je fais exprès de m’en approcher.

Voilà donc des sens comblés au-delà de tout. Que puis-je raisonnablement demander de plus, moi qui sais si peu d’où je viens et surtout ce que j’ai fait pour mériter de tels cadeaux.

Peut-être, un jour, devrai-je rendre des comptes pour avoir osé faire fi de cette mémoire évanouie ; pour avoir décidé d’être à la fois le seul juge de ce qui devait être conservé, le seul bâtisseur d’un avenir encore incertain. Je ne le saurai que si je refais le chemin à l’envers. Je sais donc que je ne le saurai jamais.

Alors, je vais  me poser ici.  Nue d’angoisses, vierge d’émotions inutiles, préparée à prendre d’autres risques  et à vivre d’autres aventures.

J’aurai gagné le goût de la vie à la peine de mon cœur, ce cœur fou, exigeant, qui cogne et vibre, incapable de s’apaiser.  

Des gens égayeront ma vie, ils seront ma famille. Des rires d’enfants, des petits bonheurs quotidiens, des défis, des échecs, des batailles.

Et des rêves à découdre, patiemment, mais j’ai tout mon temps.

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