La montre - Chapitre 1
reveanne
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La montre
Anne Denier
Chapitre 1
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Lettre de Frédéric Arde Muller à Jules Louis Renard
4 octobre 1872
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Cher Jules,
Mon ami, mon frère, je dois partir au plus vite, sans tarder, sans avoir le temps de prendre congé.
Je t’écrirai plus tard pour t’expliquer les raisons de cette précipitation, quand je serai en sécurité. Sache juste que je vais bien, pour le moment, mais je ne sais pas pour combien de temps.
Tout ça à cause de cette montre, de cette maudite montre que tu m’as offerte !
Que soit maudit le voleur qui te l’a donné et qui provoque mon malheur ! Soit maudit toute cette famille de monstre ! Soit maudit cette diablesse qui a juré de me poursuivre jusqu’en Enfer.
Que Dieu ait pitié de moi.
Prie pour mon Salut !
Frédéric
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Tic…
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Il régnait une cohue épouvantable sur les quais de la gare de l’ouest, le brouhaha assourdissant de voix tentait de couvrir le grondement des machines et les coups de sifflet. L’air était chargé de fumée acre. Plusieurs trains venaient de déverser leur flot de voyageurs qui arrivaient à l’assaut de Paris. À voir leur costumes, il y avait là un grand nombre de breton endimanchés fraichement débarqué de Brest ou de Vanne. Coiffes de dentelles lourdement amidonnées, larges cols, robes de laine sombre brodées de fleur, chapeaux à ruban, culottes bouffantes…
Frédéric Arde-Muller observait depuis un long moment ces paysans en goguette avec curiosité. La Bretagne était pour lui une terre étrangère où il n’avait jamais mis les pieds En dehors de Strasbourg et de Paris, les connaissances géographiques du jeune homme étaient fort limitées, et s’il n’avait été contraint par la guerre à fuir sa ville natale pour rester Français, il n’aurait même jamais quitté sa chère Alsace.
Cependant, Frédéric n’avait pas de temps à perdre, perché sur son escabeau, il devait finir les modifications de la pendule de la salle des pas-perdus avant la nuit.
— Guillaume ? appela-t-il.
Il fit signe à l’apprenti qui se tenait au pied de l’échelle et le gamin d’une douzaine d’année lui tendit une large glace circulaire et lourde de plusieurs kilos. Frédéric fixa la vitre dans le cran de la lunette et vérifia qu’elle ne risquait pas de tomber.
La compagnie de train de l’ouest avait demandé expressément qu’il soit posé un verre pour protéger le cadran, soi-disant pour empêcher les pigeons de se poser sur les aiguilles car cela les déréglait.
— Hep Horloger ! cria-t-on du pied de l’échelle.
Frédéric stoppa son ouvrage et de tourna vers la personne qui le hélait.
— L’est pas à l’heure vot’e pendule !
Un homme bedonnant en blouse de maquignon, le teint aussi rouge que le foulard qui entourait son cou, une grosse montre à la main, le regardait avec insistance.
— Elle est parfaitement à l’heure monsieur.
— Ma j’dis qu’elle a do retard !
— Elle est à l’heure de Paris, monsieur.
— Car l’heure n’est po la mâme partout ?
Frédéric se désintéressa du paysan qui n’était sans doute jamais sorti de sa ferme et reprit sa tâche, il n’avait pas envie de s’étaler sur le sujet. À chaque clocher son heure, c’était tout, aussi idiot cela puisse-t-il être. Comment pouvait-on encore régler les clochers à l’heure solaire comme chez les sauvages, dans un pays industriel ?
Sauf que le maquignon n’avait pas décidé d’en rester là.
— Hey ! Horloger ?
Un choc sourd fit trembler l’échelle et força Frédéric à s’intéresser à nouveau au gros lourdaud de province. La canne levée, l’homme menaçait de frapper une nouvelle fois les barreaux.
— Horloger !
L’apprenti jeta un regard affolé à son maître et fit un pas en arrière.
— Que puis-je pour vous maquignon ?
— Vot’e pendule, elle a do r’tard !
— Non.
— Ma j’vous dis qu’si.
Frédéric hésita à descendre de son perchoir, d’un côté cet imbécile pouvait bousculer l’échelle à tout moment et le faire tomber, mais d’un autre côté en bas il risquait de se faire bâtonner à coup de canne.
— Elle est à l’heure de Paris, vous feriez bien de régler votre montre dessus si vous avez des rendez-vous en ville.
— Ma j’vous dis que…
Le maquignon s’arrêta net.
— Monsieur, intervint une voix féminine, si cet horloger vous dit que cette horloge est à l’heure, c’est que votre montre est en avance. Ce brave homme s’y connait sans doute mieux que nous.
Ni lui, ni Frédéric, n’avait vu la jeune femme qui s’était approché du maquignon et avait posé la main sur son bras en signe d’apaisement.
— D’ailleurs, reprit-elle en sortant de sa poche une délicate montre de colle montée sur une châtelaine, je dois régler la mienne, elle est encore à l’heure de Vannes.
Le gros homme devint encore plus rubicond.
— Ma montre est à l’heure, elle…
Il ne termina pas sa phrase, ses yeux venaient de croiser ceux de la demoiselle, ce qui l’avait pétrifié sur place. Il bafouilla, pâlit. Ses doigts crispés sur sa montre et sa canne tremblaient ; son regard hypnotisé ne pouvait se détacher de la jeune femme. Elle se pencha légèrement vers lui, Frédéric n’entendit pas ses paroles dans le brouhaha de la gare. Elle se redressa. Le maquignon sursauta, rangea sa montre si vite dans sa poche qu’il la manqua et dut s’y reprendre à plusieurs fois pour y parvenir. Il tourna les talons en quatrième vitesse et s’éloigna à grandes enjambées sans un mot, le visage décomposé comme s’il avait vu un fantôme.
Soit maudit cette diablesse qui a juré de me poursuivre jusqu’en Enfer.
Du haut de son perchoir, Frédéric n’avait rien compris à ce qu’il venait de se passer. D’où il était, il ne voyait que le chapeau à plume et ruban de cette femme, l’auréole bleue nuit de sa jupe de laine sur le dallage de la gare, une cape de laine bordeaux, des boucles brune, un peu de peau ivoire. Il aurait aimé pouvoir voir ses yeux, les traits de son visage. Mais elle ne releva pas le nez, actionna avec diligence la clef de sa montre et en fit tourner les aiguilles. Un vieil homme vint se poster à ses côtés, il lui glissa un mot à l’oreille. Elle répondit, rangea sa montre et s’appuya sur une canne. Le vieillard lui tendit le bras, elle y posa la main.
Frédéric la regarda s’éloigner d’une démarche claudicante. L’espace d’un instant elle se tourna et lui adressa un regard, mais elle était déjà trop loin pour qu’il puisse voir ses traits.
Un nouveau train arriva en gare faisant vibrer tout le bâtiment dans un grondement de tonnerre et déversa un nouveau flot de voyageurs sur les quais. L’horloge sonna la demi-heure. Frédéric sursauta et sortit de ses rêveries. Il avait un travail à terminer et s’y appliqua.
Dix minutes plus tard, il redescendit enfin au sol, sortit son chronomètre [1] et vérifia l’exactitude de l’heure de l’horloge. Elle n’avait pas dévié d’une seconde.
— Prends la caisse à outil, ordonna-t-il à son apprenti avant de s’élancer jusqu’au bureau du chef de gare.
Calot entre les mains, il toqua à la porte de l’office.
— Entrez
Un homme barbu portant un uniforme aux armes de la compagnie de l’Ouest, en manchette noir pour ne pas tacher d’encre, était penché sur un bureau couvert de paperasse. Une odeur d’humidité et de tabac froid flottait.
— Oui, monsieur Arde-Muller ?
— J’ai terminé de poser la glace de l’horloge, monsieur Avril. Je viendrai demain vérifier que l’horloge fonctionne parfaitement.
Ferdinand Avril observa un instant l’horloger et se gratta la joue.
— Nous irons voir ça demain alors.
— Bien monsieur.
— Et n’oubliez pas d’établir la facture au nom de la Compagnie des chemins de fer de l’Ouest.
Ferdinand Avril se replongea sans attendre dans ses papiers, la plume à la main, marmonnant des séries de nombres.
— Bien monsieur.
Il hésita.
— À demain monsieur.
Et quitta l’office en saluant. Son apprenti sur les talons, il sortit de la gare à grandes enjambées pressées. Le ciel tirait sur le gris et le mauve, le soleil descendait sur l’horizon caché derrière des nuages chargés de neige.
Le Boulevard Montparnasse était à l’image de la gare, encombré et bruyant mais on y sentait autant le crottin et la crasse que la fumée. Par chance un omnibus de la ligne O attendait les voyageurs. Frédéric réussit tant bien que mal à se frayer un chemin sous l’œil goguenard du cocher qui l’observait du haut de son perchoir. Deux places sur l’impériale lui coûtèrent dix centimes.
Du grésil fin comme des aiguilles se mit à tomber. N’ayant d’autre choix Frédéric remonta son col et enfonça son calot sur sa tête, les mains coincées sous les aisselles pour les réchauffer. Il devait prendre son mal en patience. Après cet omnibus, il lui faudrait marcher, pour prendre le tramway, puis monter encore dans un autre omnibus. Le jeune homme aurait aimé prendre un fiacre, plus confortable et rapide, mais il n’en avait pas les moyens. Et dire qu’à peine un an et demi plus tôt il avait sa propre voiture et commandait dix ouvriers. Jamais alors il n’avait à traverser la ville lui-même pour un travail.
Maudit soient les Prussiens !
À ses côtés, son apprenti grelotait. Son paletot portait suffisamment de pièces et de raccommodages pour montrer les talents de couturière de la mère de ce grand garçon de douze ans. Il faudrait augmenter ses gages pour qu’il puisse au moins avoir une tenue descente devant les clients, personne n’aimaient les traine-misères, la négligence nuisait aux affaires. Sauf que de l’argent, l’horloger n’en avait pas, il pouvait difficilement en donner à son apprenti pour qu’il s’achète un paletot neuf.
Au bord des rues, les allumeurs de réverbère couraient de bec-de-gaz en bec-de-gaz, lance à la main, échelle sous le coude. La fine couche de grésil couvrant le sol rendait leur course à l’éclairage périlleuse et plus d’un manqua ce soir là se briser les os.
Il était déjà une heure avancée quand l’horloger atteignit sa boutique de la Rue du Bois vert. Enfin si cela fut assez grand pour en porter le titre, une devanture étroite vert-bouteille, une vitrine à peine assez large pour écrire son nom lisiblement.
F. Arde-Muller
Horloger
Un écriteau fixé sur la porte donnait les horaires et la mention « fermé » en lettre rouge.
Frédéric sortit la clé de sa poche et tressaillit en découvrant que la porte n’était pas verrouillée. Son sang ne fit qu’un tour. Avait-il oublié de la fermer ? L’avait-on crocheté ? L’avait-on dévalisé ?
— Guillaume, attends-moi là !
L’apprenti transi de froid resta parfaitement immobile. S’armant de son courage et d’une tige en acier, l’horloger poussa la porte en prenant garde à ne pas en faire sonner les clochettes.
Il fut accueillit par le tic-tac des pendules et une odeur de poussière et de graisse mécanique.
Frédéric s’avança sans bruit entre les étagères et, approchant de son établi, remarqua la raie de lumière qui filtrait sous la porte de l’appartement à l’arrière de l’atelier. Le parquet craqua. Il y avait donc bien quelqu’un. L’horloger resserra sa prise sur la tige en acier qu’il avait en main.
— Qui est là ?
Aucune réponse. Il jeta un œil à Guillaume dont la silhouette se découpait dans la lumière du lampadaire le plus proche puis s’avança. Une odeur de tabac et d’eau de toilette flottait dans l’air. Les tic-tacs des pendules de la boutique se mêlaient au bruit de son cœur dans ses tempes. Malgré le froid des gouttes de sueur perlèrent sur sa nuque. Brandissant sa matraque, prêt à se défendre, il tendit la main vers la poignée et…La porte s’ouvrit avant qu’il la touche. Son cœur manqua un battement.
— Frédéric ! s’écria une voix tonitruante qui fit vibrer le parquet. Mais où Diable étais-tu passé ?
Il fallut une seconde entière au jeune homme pour reconnaître à qui il avait affaire et pour qu’il retienne de justesse son bras qui avait déjà amorcé un mouvement pour abattre la tige d’acier sur la tête de son visiteur.
— Jules ! Mais que fais-tu ici ?
Il reposa son arme et se tourna vers la rue.
— Guillaume ! Pose les outils et rentre chez toi !
Le garçon ne se fit pas prier et pris la poudre d’escampette.
— Mais que Diable fais-tu là ? reprit Frédéric à l’intention de son visiteur surprise. Ne sais-tu donc pas qu’on ne s’introduit pas chez les gens en leur absence ?
— Tu n’es pas les gens, tu es mon frère.
— Beau-frère.
— Et mon ami.
Le problème avec Jules Louis Renard, en dehors du fait qu’il avait épousé quatre ans auparavant Marie, la sœur cadette de Frédéric, était qu’il avait une conception plus que suspecte du savoir vivre et de la bienséance et, d’ailleurs aussi, du sens moral.
— Comment es-tu entré ? questionna l’horloger.
Il alluma le bec de gaz au-dessus de son établi et alla refermer la porte.
— Avec la clef.
— Quelle clef ?
— Celle qui était dans ton veston.
Ce qui expliquait comment cette fameuse clé avait disparu la semaine précédente. Frédéric n’essaya même pas de comprendre pourquoi son ami lui avait fait les poches et avait subtilisé l’objet. Il préféra raviver les braises moribondes du poêle.
— Qu’elle honneur me vaut ta visite impromptue ?
— Je passais dans le coin.
— Et tu t’es dit, tiens si j’entrais par effraction chez mon beau-frère ?
— J’avais la clef, donc il n’y a pas effraction.
Frédéric soupira. Il alla tirer d’un tiroir de son établi une clé et entreprit de remonter les pendules et horloge de son magasin et de les remettre à l’heure.
— Qu’est-ce qui t’as amené dans le coin ? demanda-t-il.
— Je voulais te voir.
Jules était donc venu le voir car il était dans le coin et il était dans le coin car il voulait le voir, ce qui signifiait une seule chose en langage Julesque.
— Que puis-je faire pour toi ? soupira Frédérique tandis qu’il fermait le volet de la vitrine.
Il avait un service à demander.
— Et bien puisque tu en parles.
Jules trifouilla dans la poche de son veston et en sortit un objet sommairement empaqueté dans un grossier mouchoir à carreau d’ouvrier.
— Un patient m’a donné ça comme paiement.
Il tendit le paquet à son ami. L’objet était rond, lourd, rien qu’au toucher l’horloger en devina la nature.
— Tu te fais payer en montre toi maintenant ?
— C’est toujours mieux que de soigner gratis.
Frédéric préféra n’émettre aucun commentaire sur la déontologie du docteur Jules Louis Renard. Il se rapprocha du bec de gaz et défit le paquet. Il s’agissait bien d’une montre. L’horloger l’examina à la lumière, actionna les mécanismes.
Une montre simple en argent avec un médaillon en forme d’animal entrelacé dans un « A » sur le boîtier. Un cadran en émail blanc, aiguilles ouvragées, chiffres romains. Elle avait sept minutes d’avance. L’intérieur portait une inscription.
Le-Govic
N°21
1865
— Combien vaut cette montre d’après toi ?
— Oh, a vu de nez, deux ou trois ans de prison.
Jules manqua s’étouffer.
— Je dirai bien que cette montre a été volée.
— Mais…
— Elle doit valoir trois ou quatre fois tes honoraires, d’honnête gens l’auraient vendu au lieu de te la donner.
Jules fit la moue.
— Mais…
— Non, tu ne pourras pas en tirer un sous.
Le docteur Renard se mit à faire les cents pas dans l’échoppe avant de revenir vers Frédéric, de lui reprendre la montre, de la tourner dans tout les sens et de la jeter sur l’établi.
— Garde là alors si je ne peux rien en tirer. Je ne tiens pas à faire de la prison.
— Charmant cadeau, remercia Frédéric sarcastique.
— C’est avec plaisir ! Et si nous allions souper ? J’ai une faim de loup moi.
À peine parlé, il avait déjà tourné les talons pour s’engouffrer dans l’appartement. Frédéric rangea la montre dans un tiroir, éteignit le bec de gaz et le suivit.
Tout ça à cause de cette montre, de cette maudite montre que tu m’as offerte !
[1] Chronomètre : montre ou pendule indiquant les secondes et ayant un taux d’erreur très faible.