La mouche

Nathalie Bessonnet

Comme à son habitude X s'installe, seul, à la terrasse du café, mais depuis quelque temps il y a rendez-vous....

LA MOUCHE


Ce matin du mois de juin. A la terrasse du café de Paris. Une journée parfaite, tranquille car je n'attendais rien. La vraie liberté ? Jusqu'au moment où vous vous êtes assise à cette table à côté de moi. Votre regard m'a frôlé dans un mouvement circulaire quêtant un serveur. « Un chocolat s'il vous plaît !» « Chaud ! » avez-vous ajouté. Madame, vous êtes toute dans cette voix, le saviez-vous ? Vous croisiez pas les jambes sous la table, elles étaient sagement pliées, l'une touchant l'autre. Avez-vous senti la caresse de mes yeux sur elles ? Car votre main tentait vainement de tirer un pan de votre jupe et cacher cette interdite et admirable vision. Le petit tailleur bleu vous va bien. Singulier ce chapeau à voilette piqué dans vos cheveux. Je sais que les femmes ont soin en général de montrer un profil avantageux. Rassurez-vous, le vôtre est parfait. Si ce n'est… Mais c'est un détail microscopique ! Cette mouche au coin de votre bouche. Je vous en prie, retirez là ! Elle n'ajoute rien à votre beauté. Non ! Ne partez pas tout de suite, je vous l'ai dit c'est un détail. Vous n'avez pas fini votre chocolat !

« Pardon ! Vous avez fait tomber quelque chose ». Ai-je parlé ? Et voilà ! J'ai tout gâché comme d'habitude !

Mais non ! Vous vous teniez là, devant moi, sans rien en voir encore. Haut perchée sur vos talons, la taille appuyée sur vos hanches, vous avez soulevé votre voilette et m'avez interrogé du regard. Moi le négligeable, ai fondu par terre et vous ai tendu le billet de dix euros. « Merci » Vous n'avez pas eu peur comme les autres. Un défi que vous vous lanciez, n'est-ce pas ? Je comprends cela, n'ayez pas d'inquiétude.

Vous reverrai-je ?

Je suis là, tous les jours, à cette heure délicieuse où je vous ai vu pour la première fois.

Ai-je dit que je n'attendais rien ? Une feinte à moi-même ! Mais, laissez-moi savourer cette absence, ne soyez pas là tout de suite, vous ne savez pas le monstre que je deviens dans le souvenir de vous.

Aujourd'hui vous croisiez les jambes, dans une pudeur de jeune fille. Un de vos pieds a glissé de son soulier. Vous vous penchiez afin de le replacer, au passage une caresse à la cheville. Les jolis doigts !

Tailleur rouge, tailleur bleu, tout vous sied à merveille. Rien en dessous, ne déçoit. Jolie poitrine en douce ! Cette pâleur ! C'est un lait qui coule dans vos veines ! Laissez ma main juste effleurer votre peau. Non ? Non, pas encore. Le chocolat était trop chaud, vos jolies lèvres se sont rassemblées en un « U» charmant, vous avez soufflé en fermant les yeux. Et moi, l'invisible en émoi.

Pas de chapeau ! Quel dommage ! Dans mes pensées les plus sages, j'en soulève la voilette, je baise vos joues. Voilà encore cette maudite mouche qui donne envie de la retirer. Vous exagérez, Madame. Mais non ! Je plaisante. J'aime plaisanter avec vous. Je vais renter, tout à l'heure, quitter mon beau plaisir. Retrouver la chose tranquille qui habite en moi. J'attends le moment où votre corps se soulève, où chacun de vos mouvements décide de cette lenteur élégante, marque un départ vers un essentiel que j'ignore.

Il se fait tard. Comment ! Vous ne partez pas ? Bon ! Je veux bien discuter encore un peu. Non ! Je ne fais rien dans la vie. Depuis quelques temps pourtant, je fais mon métier de vous attendre ici.

Il y a chez vous, Madame, un je ne sais quoi d'égaré. Que se passe t-il aujourd'hui ? Vous semblez triste, blessée. Je comprends, vous savez, cette tragédie de l'exception. D'autres sortes de regards me fouillent, me pénètrent, me heurtent. Ce sont autant de condamnations à mourir. Cette constance de la souffrance est rassurante en définitive.

Pauvre existence ! Dites-vous et en dedans, la seule chose supportable ? N'est-ce pas l'unique chance d'exister ? Susciter l'amour ?…Moi ? Admettons que ce soit possible, toute cette littérature ! Ce cinéma où l'on rend ses jambes à un cul-de-jatte ! Un peu de poésie ? D'accord. Un cliché : Je vous aimerais borgne ou boiteuse, mais non sans rien à l'intérieur. Ah ! Vous ne dites rien…Mais vous ne pleurez plus. C'est bien ! Vous avez compris. Il n'en valait pas la peine.

Que lisez-vous là ? Sa lettre ? Ah non, pas encore !

Oh ! Joli chapeau ce matin, sans voilette celui-ci. La mouche toujours posée dessus votre lèvre. Je commence à l'aimer cette vilaine mouche. Vous avez souri. Comme c'est joli ! J'ai mis mes plus beaux habits, me suis rasé de frais. Mon parfum vous atteint-il ? Je l'ai choisi pour vous. Je deviens coquet, quelle blague ! Oui, il faudra faire quelque chose pour les cheveux. Je les porte toujours longs et désordonnés. Je suis gai aujourd'hui et la plupart du temps je vous assure ! J'ai des amis, vous savez ? Les femmes, en particulier, m'adorent ! Oui, elles aiment aussi les petits chiens, les chinchillas. Charlène, par exemple, verse souvent sa tête sur mon épaule et m'embrasse sur la joue, prenant bien soin d'être vue. La pauvre chose est bête comme ses pieds ! Vous avez raison, cela n'est pas gentil… Devrais-je être plus gentil que les autres ? Devant tous les efforts qu'elle déploie ! Je les entends : « Quel contraste ! Faut-il qu'il ait quelque chose d'exceptionnel celui-là ! » Je traduis, bien sur, pour ne pas vous choquer ! Vous voyez ? J'ai raison…Je l'ai embrassée quelques fois, embrassée pour faire semblant. Aussi jolie soit-elle, elle ne m'intéresse pas. Pourquoi pas ?

Depuis tout ce temps que nous parlons, si nous nous disions tu ? Trop tôt ?

Vous êtes en retard, c'est bien. Je devrais vous dire… Le violent orage d'hier soir…Vous êtes entrée chez moi. Tailleur rouge. Trempée. Magnifique. L'ombre nue derrière le paravent. L'haleine chaude de votre bouche. Ébouriffés, vos cheveux. Embrassée partout, la fraîcheur rebondie. Et mes doigts affolés de timidité... Dressés, vos seins blancs, votre taille, dans mes mains. Cambrée, trempée, sous moi. Moi, l'animal à genoux, tendu. L'attente… l'atteinte…le torrent chaud. Mais je ne dirai rien.

Tu n'es pas seule aujourd'hui, je l'entends l'autre, se répandre en gémissement lénifiants. Qu'est-ce qu'il croit celui-là ? Je comprends qu'il est tellement désolé, qu'il s'est trompé, qu'il t'aime.

Mais c'est trop tard, mon vieux ! Du vent !

Ça s'attarde un peu tout de même !

Ne cède pas !

Reste ferme, où tout recommencera, tout recommence toujours !

Le voilà à genoux à présent ! Ridicule !

Et toi ?… Et toi tu ris !…

Tu ris stupidement devant ses roucoulades.

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