La nuit, tous les chats sont gris - épisode 3/9

Calame Scribe

Où César nous parle de Mélanie et de l'ambiance de Noël (entre autres !)

Mélanie, elle aussi, s'inquiète pour Jeanne. Je le vois dans ses yeux. Ce matin, elle est passée pour faire le ménage, comme d'habitude, mais elle est revenue en fin d'après-midi pour voir comment Jeanne allait et pour lui présenter son ami, dont elle parle déjà depuis quelque temps. Il s'appelle Sébastien, il m'a fait bonne impression. Timide, pas très à l'aise, il n'a pas été bavard, mais j'ai trouvé que les quelques mots échangés étaient justes. Son regard est franc et plein de compassion. Mélanie a dû souvent lui parler de ses patrons-amis car il m'a semblé conscient de la place importante qu'ils occupent dans sa vie. 

Entre ces deux jeunes gens, je sens un lien fort et durable. Je me rends bien compte de ces choses-là. Quand je vois des amoureux dans le square, le soir, je m'amuse à imaginer la suite de leur aventure. Souvent, je subodore que leur histoire va tourner court, je ne peux pas dire si ce sera à plus ou moins brève échéance, mais je pense rarement me tromper. Je vois tout de suite si l'un va écraser l'autre, je perçois la frustration plus ou moins refoulée d'un des éléments du couple, à partir de là, je sais que leur relation ne sera pas pérenne. Certains au contraire sont bien faits l'un pour l'autre : une complicité semble les lier, un respect mutuel accompagne leur amour et il en ressort une harmonie qui ne me trompe pas. 

Après avoir déposé sur la table de nuit une amaryllis garnie de deux hampes florales en boutons, Mélanie et Sébastien s'éloignent. Le sourire sur les lèvres de Jeanne s'estompe lentement et je vois briller quelques larmes au bord de ses paupières.

 *** 

Plusieurs jours ont passé. L'état de Jeanne se maintient, elle a même repris un peu de forces et Pierre est plus serein. 

Je décide de reprendre ce soir les escapades nocturnes que j'avais interrompues par devoir et par amour pour ma maîtresse mais qui me manquent énormément. Je vis la nuit, telle est ma nature de chat, cela fait partie des habitudes ancestrales de ma race, pour moi, c'est un besoin quasi-vital. N'est-ce pas pour cette raison que la nature m'a fait nyctalope ? Un mot que j'aime bien, je l'ai appris quand j'habitais chez un monsieur amateur de mots croisés. 

Pierre cligne des yeux en m'ouvrant la porte : 

-  Tu redeviens noctambule ? Tu as raison, elle va mieux. Allez ! Va te dégourdir les pattes, je suis là, je reste auprès d'elle. 

Je suis ému que mon maître ait compris la raison de ma sédentarité vespérale. Les humains sont d'habitude moins perspicaces ; la compréhension de la psychologie des félins n'est pas forcément leur point fort, si j'en crois mes nombreuses expériences passées.

*** 

En une semaine, l'ambiance des rues a bien changé. C'est l'époque de l'année où les jours sont très courts et, peut-être pour contrer la morosité qui en découle, ampoules, guirlandes, décors scintillants et clignotants ont été installés sur les trottoirs, aux ronds-points, dans les vitrines, au-dessus des avenues : une débauche de lumières vives qui font que la nuit n'est plus tout à fait la nuit. Telle une multitude de papillons attirés par le feu, la foule des parisiens se masse autour de toutes ces illuminations. 

Le froid sec et vif de ce soir ne décourage pas les badauds qui, en début de nuit, viennent avec leurs enfants s'entasser devant les immenses baies vitrées des grands magasins et regardent, les yeux brillants et la bouche bée, les pantins animés et colorés qui se tortillent, au rythme de la musique. 

Cela s'appelle « la magie de Noël », une fête qui a lieu tous les ans à l'entrée de l'hiver. Je ne savais pas trop ce qu'elle commémorait au début. J'ai compris maintenant que c'est l'anniversaire de ce gros bonhomme habillé de rouge à la barbe blanche que l'on voit un peu partout à cette époque et qui, d'ailleurs, se nomme « Le Père Noël ». Je ne sais pas ce qu'il a fait de si important pour que depuis des générations cet homme soit porté aux nues avec autant de fastes durant tout le mois de décembre ! 

Je suis insensible à cet engouement collectif. Ce n'est pas mon truc. Trop de monde, trop d'agitation. Un point positif cependant : je suis débarrassé pendant toute cette période d'un habitant de ma rue que je n'aime pas du tout. C'est un clochard, mais rien à voir avec mon gentil Geogeo. Cet homme-là est méchant, vicieux et, de plus, il a toujours en laisse (en laisse ! quelle honte pour la dignité de mes congénères !) un horrible et énorme vieux chat qui souffle et feule férocement du plus loin qu'il puisse me voir ou me sentir ! Je suis souvent obligé de faire un grand détour quand ils sont assis à leur place habituelle car, bien que je ne sois pas peureux, enfin, pas trop, je suis extrêmement prudent et souhaite éviter tout conflit. 

Pendant la saison des fêtes, en compagnie de son Raminagrobis démoniaque aux oreilles en dentelle, preuve de son amabilité vis-à-vis des copains rencontrés, ce citoyen peu recommandable s'installe dans l'une de ces rues passantes. Sans doute espère-t-il y améliorer la recette quotidienne de sa mendicité. Je ne suis pas sûr qu'il se fasse beaucoup de sous, avec son air désagréable et son Sac-à-puces agressif. Pour ma part, il ne m'inciterait pas à la générosité et je passerais volontiers mon chemin en fixant le bout de l'avenue ou les jolies vitrines pour éviter de croiser son regard hostile.

*** 

Je vais aller vers l'Eglise du quartier, c'est calme et je connais une entrée d'immeuble où les sacs poubelle sont sortis dès le soir. Hé, hé ! Sans doute pas de Saint-Pierre ou de menu prestigieux comme au restaurant, mais on trouve parfois de bonnes choses à récupérer. J'ai un peu honte d'être aussi gourmand mais quoi, c'est un des petits plaisirs de la vie. 

Manger et dormir sont les deux activités principales des chats dits « stérilisés ». Quelle horreur ce terme. On pourrait penser qu'on m'a fait bouillir pendant 20 minutes pour tuer mes microbes. A dire vrai, je préfère le terme castration qui fait penser à un chanteur adulte à la voix d'ange. Ceci dit, quel que soit son nom, l'opération que l'on m'a fait subir dans la plupart de mes vies n'a rien de bien drôle. A chaque fois, c'est pareil : à peine le temps de découvrir que je suis un chat mâle et que mes minettes de sœurs sont charmantes, vlan ! visite chez le vétérinaire, gros dodo, réveil pâteux et, à la toilette suivante, constat affolant que l'on m'a confisqué le droit de procréer et de profiter des câlins délicieux que m'autorisent mes homologues femelles à certaines époques ! 

Il y a une ou deux vies, je ne me souviens plus très bien, j'avais échoué chez une jeune femme très « Titi Parisien ». Bien que fort sympathique, elle m'avait emmené pour me faire subir cet outrage monstrueux, chez le redouté Homme en blanc. Celui-ci, grassouillet et un peu mièvre, voulant rassurer sa jeune cliente (comme si c'était elle qui avait besoin d'être rassurée !!!), lui avait dit :

-  Ne vous inquiétez pas, ce n'est pas traumatisant du tout…. 

Elle avait répondu du tac au tac de sa voix un peu gouailleuse :

-  Vous parlez par expérience personnelle Docteur ? 

Si la situation n'avait pas été aussi dramatique pour moi, en voyant la tête du Véto, j'aurais éclaté de rire, du moins si les chats savaient rire.

En fait, ils le font, mais seulement avec les yeux et seuls les humains initiés savent le percevoir !!

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