La nuit, tous les chats sont gris - épisode 4/9

Calame Scribe

César au fil des nuits

J'aime bien marcher sur les trottoirs déserts en me racontant des histoires, en me remémorant mes vies antérieures. Les souvenirs me reviennent en désordre, à l'occasion d'une situation qui évoque un événement similaire, une vague impression de déjà-vu, déjà-vécu, avec une certaine perception de la suite à venir. C'est un peu flou au début et, si je me concentre très fort (toujours en clignant des yeux, geste typiquement félin et porteur de nombreuses significations) je revois par bribes des lieux, des personnes, je ressens des sensations, des émotions. C'est troublant mais souvent enrichissant car l'expérience vécue laisse non seulement des traces très utiles en cas de danger, en particulier dans la zone limbique de mon cerveau, mais j'ai constaté que la zone corticale s'imprègne elle aussi, au fil de mes existences, d'intéressants enseignements m'aidant à comprendre le pourquoi du comment et les agissements des Hommes, enfin certains ! 

Hé Hé ! Je vous imagine vous demandant comment un simple « Felis silvestris catus » peut connaître ces mots et savoir tout ça. Fastoche !! J'ai vécu quelque temps chez un psychiatre qui était également écrivain. Non seulement, j'assistais, somnolant sur un coin du divan, à toutes ses consultations, mais encore, j'entendais, roulé en boule sur les pages qui parsemaient son bureau, la relecture à voix haute des livres qu'il écrivait. Alors, à force, comme je suis « passé à côté d'être bête », dixit Jeanne, j'ai tout compris et intégré dans ma petite tête de chat. 

Pour la petite histoire, je ne suis pas resté longtemps avec cet homme si savant. Le récit des misères de ses patient(e)s m'ennuyait à mourir. Lui-même n'était pas drôle du tout : aucun humour quand il voyait que je m'étais couché sur les pages qu'il voulait relire, et, de plus, il oubliait beaucoup trop souvent de me donner à manger. 

***

Ah, me voilà dans la rue du jeune garçon-mystère. C'est comme ça que je l'ai appelé, cet adolescent qui m'intrigue. Il n'a pas l'aspect louche des loubards que je croise au cours de la nuit, il ne met pas la capuche de son blouson sur sa tête, il regarde droit, devant et autour de lui, tranquille et à l'aise, il est bien habillé, son scooter rouge est en bon état, il met bien sagement son casque avant de démarrer… bref, on l'imagine plus tard un adulte plutôt « bon chic, bon genre » mais avec un rien d'originalité, une touche de nonchalance et une certaine légèreté bien sympathique dans l'attitude. 

Son aspect extérieur, le look comme il convient de dire, ne va pas avec le fait qu'il soit dehors à « des pas d'heures » comme dirait Jeanne. Oui, il me semble bien jeune pour traîner le soir. En y réfléchissant, d'ailleurs, il ne traîne pas à proprement parler. Quand je suis dans ce secteur, en début de soirée, je le vois sortir de chez lui avec un gros sac sur le dos et une petite sacoche. Par la porte cochère, il pousse le scooter qu'il doit garer dans la cour de l'immeuble et démarre vers une destinée que je ne peux connaître. Je le vois ensuite revenir au milieu de la nuit et rentrer chez lui, toujours solitaire. Que peut-il bien faire durant ces quelques heures ? 

Tiens justement le voilà qui ouvre le lourd vantail de l'immeuble. Il met la béquille de sa mini-moto pour pouvoir charger son sac et mettre son casque. C'est alors qu'une fenêtre au troisième étage s'ouvre. Je vois une femme se pencher et, repérant le jeune homme, lui crie, avant de refermer rapidement la croisée : 

-  Olivier, attends, tu as oublié tes ….. (mot incompris) ! Je te les descends ! 

Mon garçon-mystère a désormais un nom : Olivier, c'est joli comme prénom, ça lui va bien, je trouve. La dame descend et tend un paquet de feuilles bizarrement écrites que je n'identifie pas : je ne vois pas bien de là où je suis. 

-  Un jour tu oublieras aussi ta trompette… et ta tête ! 

-  Merci Maman, c'est bête de ne pas prendre ses partitions quand on va à sa répèt' d'orchestre. Non ? Mais j'aurais pu remonter les chercher, 

-  Je devais de toute façon chercher des bouteilles d'eau à la cave. Tu es tête en l'air quand même ! Allez file, tu vas être en retard, fais bien attention à toi, 

-  Oui Maman, tu sais je suis un grand garçon, 17 ans quand même. Ne t'inquiète pas, dors bien, à demain. 

Maman et Fiston se font une rapide bise et Olivier démarre. Sa mère l'accompagne des yeux jusqu'à ce qu'il tourne au coin de la rue. Son regard est empli de tendresse et de fierté avec une pointe d'inquiétude. J'ai souvent vu cette expression : celle des mères qui voient leurs progénitures grandir et devenir indépendantes. La confiance est là, mais l'impuissance à les protéger plus longtemps mine leur cœur de Maman. 

L'énigme du garçon-mystère est levée. Olivier est musicien, trompettiste plus précisément, et il joue dans un orchestre. Je suis bien content de savoir cela. J'avais un peu peur qu'il ne fasse des bêtises ce jeune homme et cela m'aurait peiné car je l'aime bien.

*** 

Dans ce même quartier, il y a deux ados qui se promènent souvent. La jeune fille tient un chien en laisse. Elle est systématiquement rejointe par un jeune homme qui lui emboîte le pas pour la promenade hygiénique du « meilleur ami de l'homme ». Apparemment, ce rendez-vous a lieu pratiquement chaque soir. Je les ai surnommés Paul et Virginie, allez donc savoir pourquoi, ça m'est venu comme ça ! Ils marchent le long du trottoir mais font de nombreux arrêts-bisous, ce qui n'est pas du goût du quadrupède, un chien de chasse un peu tout fou, qui tire désespérément sur le lien qui le rattache au couple. Ils sont mignons tous les trois : les deux amoureux collés ensemble et l'épagneul qui, finalement lassé de s'étrangler avec son collier, s'assied sur son derrière avec un air résigné. 

Ils font le tour du pâté de maisons et se séparent au bas de l'immeuble de la Belle. Son Prince Charmant n'en finit pas de lui dire au revoir, c'est attendrissant. Quant au chien, impatient de rentrer au chaud, il gratte la porte en pleurnichant pendant tout le temps que durent les adieux. 

Ils sont bien là ce soir, ils se sont assis sur un banc et discutent, un petit carnet à la main. Je crois comprendre qu'ils examinent un calendrier ou un agenda. Il est question de maire, d'église, de salle de restaurant. Je comprends mal, je m'approche un peu pour essayer d'entendre mieux. 

Le chien m'a repéré, je fais le dos rond, poils hérissés, mais c'est un gentil toutou qui n'a visiblement rien contre les félins. Il lance un petit aboiement de bienvenue et se couche, le derrière en l'air, son petit bout de queue remuant énergiquement. Le museau à ras de terre entre ses pattes de devant, il jappe. Ce manège finit par attirer l'attention de sa maîtresse qui m'aperçoit. Aussitôt, elle tend la main vers moi en riant. Prudent, je ne m'avance pas. Mon apparition a interrompu leur conversation et je ne saurai pas de quoi ils parlaient tous les deux. 

Laissons-les à leurs problèmes, qui ne semblent pas être bien graves car leurs visages sont sereins, emplis de joie et de foi en l'avenir. Heureux enfants, que la vie les préserve du malheur, c'est le souhait que je formule pour eux. 

En m'éloignant, je réfléchis que, non, la vie ne les épargnera pas particulièrement, mais avec un peu de chance et beaucoup d'amour, ils surmonteront mieux que d'autres les échecs et les à-coups auxquels ils seront confrontés. Au-delà des épreuves, je sens qu'ils sauront mettre en exergue le bon côté de la vie. Parler d'un verre à moitié plein plutôt que d'un verre à moitié vide, c'est ça le secret du bonheur.

*** 

Après avoir chapardé dans les poubelles quelques restes, assez moyens sur le plan gustatif, but principal de mes errances la nuit, je continue ma route. Je préfère marcher aujourd'hui, il fait un bon froid sec, un temps que j'aime bien mais qui n'est pas propice à l'inaction. 

Dans ce secteur, il n'y a pas de vitrines, ni d'arrêts de bus, pourtant, des femmes déambulent là pendant une bonne partie de la nuit. Elles attendent peut-être un taxi car elles regardent systématiquement les voitures qui passent, certains véhicules d'ailleurs ralentissent, voire s'arrêtent. Parfois elles montent dans les voitures, après quelques minutes de discussion, parfois, elles restent là et reprennent leurs allées et venues. 

Elles ne ressemblent pas à Jeanne, à Mélanie, à Virginie ou aux autres femmes que je connais ou vois dehors le soir ou le matin de bonne heure. Elles sont la plupart du temps très maquillées et ont toujours leurs manteaux ou blousons ouverts sur des pulls très décolletés et des jupes ou shorts souvent très courts. Quelle idée par ce froid ! Elles sont là presque toute la nuit et disparaissent au petit matin. Elles doivent être fatiguées pour aller à leur travail le lendemain car cela leur fait peu d'heures de sommeil. 

En parlant de sommeil, je suis loin de ma demeure à force de vagabonder de rues en rues, il est temps de rentrer, j'en ai plein les pattes.

 

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