La nuit, tous les chats sont gris - épisode 5/9

Calame Scribe

Tout va mal !

A mon retour à la maison, je me suis installée sur le lit près de Jeanne. Elle est de nouveau restée allongée toute la journée. 

Entre deux petits sommes, elle me regarde dormir ou réfléchir. Mais oui, quand je m'installe, aplati sur mes pattes repliées sous moi, la tête droite, les oreilles bien dressées et les yeux mi-clos, ne croyez pas que je sommeille. Non, je pense. 

Grâce à mon expérience chez le psy, je peux même vous préciser qu'il serait plus exact de dire que je fais la synthèse des informations récoltées. Je classe mes souvenirs et les compare à ceux de mes vies antérieures. Je les range en quelque sorte dans les bonnes cases de ma petite tête. Je fais le tri aussi car j'occulte les données inintéressantes que je me dépêche d'oublier pour ne pas encombrer inutilement mon cerveau. 

Ces moments de méditation, de réflexion, de retour sur moi-même sont indispensables à mon équilibre psychologique. Je dirais la relecture ignacienne de la journée. Pour ces « contemplatifs dans l'action », cette méditation quotidienne est à la fois un examen de conscience, la reconnaissance de la présence de Dieu dans leur vie, et la quête d'une progression vers l'état de grâce. Au fait ! Oui, j'ai aussi habité dans une communauté jésuite. 

D'ailleurs, comment faites-vous ? Vous, les humains qui courez tout le temps, faites sans cesse quelque chose ! Vous dormez si peu de temps que, souvent, seul le sommeil profond a une place dans vos vies débridées, au détriment de la phase de sommeil paradoxal, si utile pourtant ! Vous devriez y réfléchir avant d'aller voir un collègue de mon ex-maître ! 

Il est vrai que vous avez beaucoup moins de choses en mémoire, par rapport à nous, qui nous souvenons de nos existences passées. Quel gâchis toutes ces expériences vécues dont vous ne gardez aucun enseignement pour plus tard. Ce serait pourtant bien utile à vous aussi. Cela vous permettrait de ne pas reproduire, de génération en génération, les mêmes erreurs, de mettre en application la sagesse acquise au cours des 70 à 90 ans que dure chacun de vos passages sur terre. Peut-être y aurait-il moins de guerres, plus d'échanges, des individus meilleurs qui construiraient un univers plus humain. Mais, à quoi bon rêver, j'ai souvent entendu ces phrases : « la vie est un éternel recommencement », « l'Histoire se répète ». Alors, puisque vous êtes blasés et certains que tout est fatalité, l'affaire est jugée et perdue d'avance…. N'en parlons plus !

*** 

Pour le moment, Jeanne est endormie, je vais pouvoir m'autoriser un long repos bien mérité. Si si, bien mérité. 

Mélanie, qui vient de passer, m'a semblé rayonnante de joie, malgré l'inquiétude qu'on peut lire dans ses yeux quand elle regarde ma maîtresse. Elle a acheté, à la pharmacie, des fortifiants qu'elle a déposés sur la table de nuit. Jeanne l'a remerciée chaleureusement, cependant, je devine que ni Mélanie, ni Jeanne ne croient en l'efficacité de ce produit. 

La journée s'écoule avec lenteur, on dirait que le temps est en suspension, en attente d'on ne sait trop quoi, comme en musique, un long soupir entre deux phrases musicales : hésitation, expectative, conclusion incertaine. Mon instinct me dit que tout cela n'est pas bon. Je devrais rester à la maison mais je suis mal à l'aise, j'ai envie, non pas de partir, mais, pire, de me sauver. 

Jeanne ouvre ses yeux d'un bleu de plus en plus pâle. Peut-être m'a-t-elle senti bouger. 

-  Qu'as-tu à te tortiller ainsi ? Ça ne va pas ? 

Elle me caresse, songeuse. Elle a une manière bien personnelle de me câliner, tout en douceur et aujourd'hui sa main est encore plus légère sur mon dos, comme déjà immatérielle. J'approche mon museau de son visage et me frotte contre son menton. Je ne fais cela que pour elle : c'est un code entre nous. Je respire son odeur : chaque humain a une odeur particulière, la sienne est suave et je la reconnaîtrais les yeux fermés, malgré les eaux parfumées dont elle se vaporise parfois. Elle me regarde intensément, cherche le fond de mon âme, veut lire dans mes pensées, me transmettre un message peut-être. Je me sens de plus en plus mal, besoin d'air, de mouvement, de liberté. Je m'étire et baille en miaulant pour me détendre. Jeanne sourit. 

-  Va te promener, mon gentil chat, ça ira, ne t'en fais pas, va vite, au revoir…. 

Je saute du lit, à la fois soulagé et coupable de fuir l'atmosphère lourde qui rôde dans la chambre. Un regard vers le lit où Jeanne, déjà, s'est de nouveau assoupie et je demande à sortir. Pierre m'ouvre distraitement et me regarde m'éloigner. Toute la tristesse du monde est contenue dans son regard las.

*** 

Je m'ébroue au bout de quelques mètres, chassant à la fois les quelques flocons qui tombent sur mon dos et le chagrin qui m'étreint. Je vais retourner au square ce soir, je pourrai m'abriter dans mon trou de rocher et regarder la neige tomber. Elle ne forme pas encore ce beau tapis blanc sur lequel mes pattes font de jolies marques quand je marche, mais si cela continue, demain, les enfants pourront faire des bonshommes de neige. 

J'étais encore chaton la première fois que j'en ai vu un, dans l'obscurité d'un jardin, il y a bien longtemps de cela, j'ai été très effrayé. Cette grosse silhouette me regardait avec des yeux noirs et fixes, un bâton le maintenait droit et une vieille écharpe nouée marquait ce qui était censé être son cou. La forme ne s'émut pas du tout lorsque je fis le gros dos et que, de ma gorge, sortit un long feulement. Je mis un moment à comprendre ce que c'était, de quoi était faite cette masse inquiétante et, pour cacher ma honte, je passai mon chemin le plus dignement possible, comme si de rien n'était. Brrr ! Quelle peur en réalité !

*** 

Tiens ! Que se passe-t-il ? Une grosse voiture est garée près du portillon du square. En m'approchant, je reconnais Geogeo. Il tousse à fendre l'âme et ronchonne.  

-  Non, je ne veux pas aller au Centre d'hébergement. Vous le savez bien, j'ai l'habitude, ce n'est pas la première fois que je couche dehors quand il fait froid. 

-  Vous êtes malade Monsieur, prenez cette soupe, ça va vous faire du bien. 

-  Pour la soupe, ce n'est pas de refus, elle est bonne et bien chaude. Merci. 

Plusieurs hommes et femmes sont auprès de lui, ils portent des gilets de couleur vive. Sur leur camionnette est inscrit « SAMU SOCIAL – 115 », ils attendent que Geogeo ait terminé son potage. Potage est peut-être un terme un peu recherché pour cette soupe, qui, au demeurant, sent très bon, comme le soir, à la maison, quand Jeanne faisait encore la cuisine. 

Geogeo rend à une jeune femme l'écuelle métallique vide et remercie. Doucement, celle-ci lui prend le bras et parle avec lui. Il hoche la tête, rouspète un peu. Une nouvelle quinte de toux lui arrache la gorge, il chancèle et je crains qu'il ne tombe. La dame le retient et fermement l'entraîne vers la camionnette. Il n'a plus de volonté mon pauvre Geogeo, il est vaincu par la misère, la maladie et la gentillesse de cette jeune personne qui a su le convaincre et l'emmène vers un lieu d'accueil, dernière issue pour ceux qui n'ont plus rien, dernière solution pour les pauvres de la rue en hiver. 

La camionnette s'éloigne. Reviens-moi vite mon Geogeo, le printemps n'est plus très loin. Tiens le coup ! Promis, je mangerai tout ton reste de sardines la prochaine fois qu'on se reverra.

 

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