La nuit, tous les chats sont gris - épisode 6/9

Calame Scribe

Au fil du temps

L'enlèvement de mon copain m'a rendu encore plus triste. Je vais aller traîner mes pattes dans un quartier où les immeubles sont beaux mais quasiment déserts la nuit. Les appartements de ces habitations abritent des bureaux et, le soir, partent tardivement les dernières personnes y travaillant, généralement des messieurs bien habillés qui sortent avec des mallettes en cuir, en se dépêchant et souvent en téléphonant. Ils rejoignent le parking où sont garées leurs voitures et je les entends discuter, leur petite machine infernale collée à l'oreille. Certains parlent une langue étrangère, très vite, assez fort. Ils semblent la plupart du temps soucieux, inattentifs à ce qui les entoure, préoccupés par leur conversation et la consultation de leur montre. D'autres appellent un taxi. 

Ah, celui-ci contacte son épouse : 

-  J'arrive Chérie, le rendez-vous avec les Chinois a duré, mais le contrat est signé.

-  …

-  Oui, je suis content Merci.

-  …

-  Il va falloir que j'aille à Singapour pour le boulot le mois prochain….

-  ...

-  Les vacances ? Hé bien, on les prendra plus tard !

-  …

-  Tu changes avec ta collègue, tu te débrouilles. 

Il avait l'air content au début de son coup de fil, il a l'air très contrarié à la fin de la conversation. 

La rue se vide et c'est lorsque tout ce monde est parti qu'une population silencieuse et besogneuse investit les locaux. Ce sont des armées de « Mélanies », des femmes la plupart du temps. Elles se chargent de nettoyer les bureaux, les escaliers, les halls d'entrée, les sanitaires pour que tous ces beaux messieurs et ces élégantes dames puissent, le lendemain, retrouver leur environnement dans un état impeccable. 

Pas question, à ce qu'il paraît, de faire cohabiter ce que certains appellent « le petit personnel », avec les employés et cadres des sociétés qui ont les moyens de s'offrir des bureaux en plein cœur de Paris. Alors, ces travailleurs de l'ombre, sont obligés d'œuvrer la nuit. En captant au hasard quelques conversations, j'en ai même conclu que certaines de ces laborieuses femmes cumulent ce dur travail effectué la nuit avec d'autres boulots pendant la journée. Il y a des humains bien courageux. L'argent est donc si important dans ce monde ? Sans doute ; en tout cas, pour certains, il est bien fatigant d'en gagner suffisamment pour vivre dignement à ce que je comprends. 

Je me souviens que, dans le temps, il y avait des concierges. C'étaient souvent des couples qui habitaient un petit appartement, une loge, au rez-de-chaussée de chaque immeuble. Généralement, la dame faisait le ménage dans les escaliers, le hall d'entrée, distribuait le courrier dans les étages. Le monsieur effectuait les menus travaux nécessaires à l'entretien du bâtiment. 

Ils rendaient souvent service aux habitants en arrosant les plantes quand les propriétaires partaient en vacances. Je me souviens d'une concierge qui avait eu la lourde tâche de me garder pendant que mes maîtres s'étaient absentés pour aider leur fille qui avait eu un bébé. Je n'avais pas été gentil du tout avec cette femme qui ne comprenait rien aux chats et dont l'appartement sentait la naphtaline. Je m'étais échappé et n'étais revenu à la maison que lorsque j'avais senti que mes maîtres étaient revenus. J'étais maigre et sale. On m'avait bien plaint et la pauvre concierge s'était fait copieusement houspiller ! L'évocation de cette aventure me met toujours en joie !

*** 

Lors de mes balades, j'ai aussi constaté que d'autres personnes évoluent couramment au cours de la nuit. Les humains habituellement préfèrent dormir la nuit et travailler le jour, mais ceux-ci se dévouent pour leurs semblables en restant disponibles en cas de besoin, ainsi, les médecins qui ont des voitures avec un dessin sur le pare-brise et parfois un clignotant bleu sur le toit. Je n'aime pas les clignotants des véhicules. Qu'ils soient bleus sur des voitures blanches ou orange sur des camions rouges. Cela me fait peur et agresse mes oreilles car toute cette débauche de lumières alternées est généralement accompagnée de sirènes et klaxons aux timbres aigus et dissonants ; les ultrasons, une vraie galère pour mes oreilles délicates ! 

A chaque fois, cela me rappelle une expérience terrible que j'ai vécue il y a cinquante ou soixante ans. J'habitais un quartier où les immeubles étaient vétustes ou du moins vieillots. Un panneau en tôle émaillée « gaz à tous les étages » était fixé près des portes d'entrée. J'ai appris ce que cela voulait dire de manière un peu brutale. 

Un bruit énorme, une déflagration qui a résonné dans ma cage thoracique pendant de longues minutes, a traversé la nuit et, quelques secondes plus tard, une flamme gigantesque sortait d'une des fenêtres de l'immeuble face à l'appartement que nous occupions mes maîtres et moi. 

Très vite, les camions de pompiers ont envahi la rue et ses environs, toutes sirènes hurlantes. Un ballet impressionnant d'hommes, vêtus de blousons de cuir, bottés et casqués, s'est déployé. Leur danse semblait irréelle tant elle était organisée : chacun connaissait son rôle, avait sa place définie, tout se passait dans la hâte mais sans précipitation. 

Impressionné, je regardais, malgré mon effroi. Les vitres avaient volé en éclat, le feu éclatait en milliers de flammes grondantes, les bâtis en bois de certaines fenêtres tombaient à terre projetant une myriade d'étincelles brûlantes. Les hommes du feu gardaient leur sang-froid et tentaient de rassurer les habitants des appartements. La grande échelle, une fois déployée, me parut un miracle d'équilibre tant elle était inclinée et haute. Les pompiers montaient et aidaient les pauvres gens bloqués à descendre. 

Quel cauchemar ! J'entends encore le crépitement du feu, les hurlements des gens affolés ou blessés, et toujours le son assourdissant des sirènes des camions rouges, de la police et des ambulances qui, à peine arrivées, repartaient à toute vitesse vers l'hôpital le plus proche, après avoir chargé une victime. 

Le lendemain, le quartier n'avait bien sûr pas récupéré son calme mais le feu était éteint, même si une équipe continuait de surveiller une éventuelle reprise sous les débris encore fumants. Je me souviens que mes maîtres, un jeune couple, avaient hébergé des sinistrés. Une petite famille de quatre personnes avait ainsi cohabité avec nous pendant quelque temps. Nous étions un peu serrés mais tout le monde y mettait du sien pour que les enfants en particulier oublient leur traumatisme et retrouvent leur insouciance naturelle. J'y ai peut-être un peu contribué car, ces petits, bien mignons, ont appris à jouer avec moi et je faisais exprès le pitre pour les faire rire, faisant semblant de perdre le bouchon qu'ils agitaient au-dessus de moi. 

La maman regardait souvent les fenêtres de son ancien logis avec tristesse : 

-  On a tout perdu, disait-elle,

-  Ce n'est pas grave, nous sommes tous les quatre sains et saufs, c'est l'essentiel, la rassurait son mari. 

J'étais bien d'accord avec lui. Qu'importe le matériel, notre santé et notre savoir ne sont-ils pas nos vraies richesses ?

 

Signaler ce texte