La nuit, tous les chats sont gris - épisode 7/9

Calame Scribe

Au fil des vies

La neige a cessé de tomber, elle va tenir car il fait froid. C'est bientôt cette fameuse période de Noël et les nuits sont longues. Demain matin, il se peut que ça glisse sur les trottoirs. Je suis d'un naturel moqueur et ça me réjouit de voir les Deux-Pattes marcher maladroitement sur le sol gelé. Plus ils font attention, plus ils se crispent et moins ils sont stables : à moi les arbres pour me rattraper, à moi les becs de gaz, pardon, je n'arrive pas à m'y faire, il y a longtemps qu'il faut dire réverbères. Bref, je fais des paris : tombera, tombera pas ! Ceci dit, ce n'est amusant que lorsqu'il n'y a pas de mal et que la personne qui a chu se relève sans casse, en maudissant l'hiver et en ramassant qui ses lunettes, qui ses clés, qui son précieux portable ! 

Moi, avec mes coussinets sous les pattes, je suis à l'abri de ce genre de misères. Mes amis chiens aussi, quoique, quand ils lèvent la patte, il y en a qui perdent l'équilibre. C'est marrant, quand ils font pipi, ça fait une grosse tache jaune sale qui fond au fur et à mesure, je ne vous raconte pas quand c'est la grosse commission…. Excusez-moi, là, je ne fais pas dans la poésie, tant pis, ça change de la philosophie à deux balles que je raconte la plupart du temps ! 

Les chiens, quand il y a de la neige, ils sont tout fous ! Ils la mangent, se roulent dedans, courent en tous sens en aboyant, invitant leurs maîtres à en faire autant. Les enfants aussi sont très excités et ont alors des jeux que je ne tiens pas à partager : dans ces cas-là, je les évite comme la peste, je redoute la boule de neige qui arrive sur mon pelage. C'est d'un désagréable ! 

Cependant, en général, au cours de mes cinq vies, je me suis bien entendu avec les enfants qui ont vécu avec moi. Il suffit juste de les dresser. Quand ils prennent un peu d'assurance et commencent à m'agacer, le déroulement de la scène est toujours le même. Tout d'abord, je fouette de la queue : généralement un des deux parents prévient : 

-  Arrête tu l'embêtes, tu vois bien qu'il ne veut plus jouer. 

Ensuite, si l'enfant persiste, je me déplace majestueusement vers un autre lieu. Que mon tortionnaire insiste lourdement et c'est le coup de patte, griffes rentrées. Selon l'âge et l'expérience, la leçon est déjà apprise et comprise : j'ai la paix. Parfois, il y a pleurs, Maman ou Papa vient voir : 

-  Tu vois, c'est un avertissement, il veut que tu le laisses tranquille. Arrête de pleurer, il ne t'a pas fait mal, tu as eu peur, c'est très bien, ça t'apprendra à ennuyer un animal. 

En cas de récidive, nouveau coup de patte mais avec une petite griffe sortie, juste pour que ça picote un peu. Gros pleurs et, selon les familles, c'est l'enfant ou moi qui subit la correction ! Enfin, en général l'affaire est réglée, le gamin a compris et on peut vivre ensuite tous les deux en bonne intelligence : soit il m'évitera, soit il saura jouer correctement avec moi et dans les limites de mes désirs. 

Tout ça n'est pas bien grave, en cas de danger ou pour être pénard, j'ai toujours la solution perchée, par exemple au sommet de l'armoire : de cette place de choix, j'observe sans risque, sauf celui du faux mouvement qui casse le vase de Tante Ursule ou la statuette donnée par la Grand-Mère Hélène… Bof, ça débarrasse, si ce bibelot était planqué si haut, c'est qu'il n'était pas unanimement apprécié. 

Allez, je rentre, je suis en avance, mais j'ai hâte de retrouver Jeanne.

*** 

Je ne reverrai pas Jeanne. 

Quand je suis arrivé, une ambulance était devant la porte de l'immeuble, les infirmiers montaient le brancard dans l'arrière du véhicule. Quelques voisins étaient sur le trottoir et aidaient Pierre qui, une petite valise à la main, semblait plus petit, tout tassé sur lui-même, fragile, désemparé. 

Je me suis avancé et il m'a vu. Il a alors demandé à notre ami Jean, du premier étage, de s'occuper de moi. Il m'a lancé un regard bien triste, est monté dans l'ambulance et s'est assis à côté de sa femme.

-  Ça va ma Jeanne ? Je suis là. Tu n'as pas mal ? 

Je n'ai pas entendu la réponse de ma maîtresse. Les portes se sont rapidement fermées et l'ambulance est partie avec mes maîtres. 

Pendant deux jours, j'ai déambulé dans l'appartement vide. Jean et Claire, sa femme, m'apportaient à manger, ils sont gentils, ils me caressaient et soliloquaient en changeant ma litière.

-  Mon pauvre César, elle est si faible Jeanne, c'est bien triste pour Pierre, tu sais, il va trouver la maison vide, heureusement que tu seras là.

Ils disaient ce genre de choses. 

C'est vrai que Pierre sans Jeanne, ou Jeanne sans Pierre, c'était difficile à imaginer. Au fil de mes vies, j'avais déjà observé des séparations dans mes différentes familles d'accueil. Quelles qu'en soient les raisons, c'est toujours douloureux. Même le départ, pourtant tout à fait prévisible et normal, d'un enfant devenu un adulte autonome, modifiait profondément l'ambiance d'un foyer. Dans le cas d'un divorce, l'agressivité et la rancœur latente m'indisposaient au plus haut point, j'avais horreur de ces cassures violentes, et en plus, même ma petite personne était souvent un sujet de dispute entre les protagonistes ! 

Nous, les chats nous savons que nous avons plusieurs vies alors la mort n'est qu'une anecdote pour nous, un genre de déménagement, une nouvelle expérience à vivre, c'est tout ! Pour les humains, faire son deuil, c'est bien difficile, bien douloureux. C'est là qu'il faut savoir être présent mais pas importun, attentif mais pas insistant… tout une technique que la plupart de mes congénères maîtrisent spontanément. Je crains bien qu'hélas, je sois obligé d'exceller dans cet art consolateur pour mon pauvre maître dans un avenir proche. 

Effectivement, au bout de ces deux jours d'absence, Pierre est revenu, seul ; il m'a longuement caressé. Il avait vieilli, ses yeux étaient comme éteints. Il m'a juste dit :

-  On l'enterre vendredi 

Et il s'est mis à pleurer.

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