La nuit, tous les chats sont gris - épisode 8/9

Calame Scribe

Un an plus tard

Presque une année a passé depuis ce jour. J'ai continué à vivre à mon rythme. Les chats ne réagissent pas à la mort comme le font les humains. Ne croyez pas que ce soit de l'insensibilité ou de l'indifférence, c'est juste que, pour nous, la mort fait partie de la vie, tout simplement. 

Pierre, en revanche, a traversé une longue période d'abattement, puis, petit à petit, il a recommencé à exister. Le printemps l'y a aidé, il a eu envie de sortir, de se promener, toutes choses qu'il ne faisait plus depuis que Jeanne, affaiblie, ne pouvait plus l'accompagner. 

Au cours de l'été, il est allé quelques jours chez ses enfants. Ils sont venus en voiture nous chercher. J'ai eu beau me cacher sous le lit en voyant les valises, ils m'ont trouvé, récupéré en me poussant avec un manche à balai et enfermé dans une cage pour le trajet. Quel calvaire ce voyage : malade, mais malade ! Au retour, en revanche, j'ai dormi tout le long du chemin, j'étais tout bizarre, incapable de garder les yeux ouverts, tout ramollo. Je me demande si la pilule blanche qu'ils m'avaient fait avaler de force quelque temps avant le départ n'était pas la cause de cet état léthargique. 

Ce dépaysement a fait du bien à mon maître et, à l'automne, il a repris quelques-unes des activités qu'il pratiquait avant que Jeanne ne soit souffrante. Il s'est redressé mon Pierre, il a de nouveau l'œil vif, il sourit et reprend son petit air moqueur quand il me taquine. 

Quand il exagère, je boude en m'installant tout au bout de la table, le plus loin possible de lui, je lui tourne le dos et m'assied dignement sur mon arrière-train en rangeant soigneusement ma queue en rond le long de mes cuisses. Ça le fait rire, je ne bouge pas une oreille jusqu'à ce qu'il m'attrape et ébouriffe mon pelage en me traitant de tête de mule… ça, c'est une insulte que j'ai souvent entendue. En fait, je ne la considère pas vraiment comme une insulte. C'est l'apanage des chats d'avoir du caractère, non ?

*** 

Mélanie a sans aucun doute contribué à la guérison morale de mon maître. Elle est venue plus souvent, bien qu'elle ait eu moins de travail à faire du fait de l'absence de Jeanne. Tout au début, elle a aidé à vider les placards des affaires de ma maîtresse, ce travail éprouvant psychiquement était trop dur pour Pierre, il avait bien du mal à ne pas pleurer, je le voyais à la crispation de son visage. Mélanie a fait preuve de beaucoup de patience et de tendresse pour le soutenir et l'aider à revivre. 

Au fil du temps, je m'aperçois que, de plus en plus souvent, le soir, Sébastien vient avec Mélanie. Je le trouve de plus en plus attentionné envers sa femme, il descend lui-même la poubelle, c'est lui qui remonte les bouteilles de la cave. Il faut dire que Mélanie a beaucoup grossi. Son ventre a poussé et elle a du mal à se baisser… et à se relever. Cela fait rire tout le monde, ce ne doit pas être bien grave. Mais non, je ne suis pas débile ! J'ai bien compris qu'elle attend un bébé ! Pierre est tout attendri devant ce petit ventre rond, surtout quand la future Maman, un peu lasse de ce poids qu'elle porte, pose ses mains sous son ventre proéminent d'un geste protecteur. 

La venue d'un petit d'homme est toute une histoire qui a ses règles, ses conventions. Les mêmes paroles sont invariablement échangées : « N'en fais pas trop, ménage-toi, mange pour deux » etc…. et puis les inévitables questions : « C'est pour quand ? C'est un garçon ou une fille ? Comment vas-tu l'appeler ? Tu vas l'allaiter bien sûr »… et vas-y que je me mêle de ce qui ne me regarde pas, et que je te raconte mes propres accouchements, et que je donne des conseils et des recommandations. Comme diraient les jeunes « ça me gonfle ». C'est comme ça les Humains, toujours à mettre leur grain de sel pour se rendre intéressants, il faut s'y faire. En tout cas, cette grossesse met du baume au cœur de Pierre et cela me rend joyeux. 

Et moi, patiemment, j'attends le soir pour aller me promener. 

Nous sommes en décembre, les rues sont de nouveau décorées. C'est l'heure de sortir, la porte s'il vous plaît ! Merci. La voie est libre, le trottoir est dégagé. Ah oui, ils ont abattu un arbre à l'automne, juste celui qui était devant la fenêtre de la cuisine. Dommage que Jeanne n'ait pas vu ça, elle aimait bien les arbres pourtant mais rouspétait après celui-là qui lui cachait le soleil. 

J'ai remarqué que les femmes, surtout les vieilles dames, sont très sensibles aux saisons et aux écarts de luminosité en résultant. Leur humeur s'en ressent, beaucoup plus que pour les hommes qui n'y prêtent guère attention. A partir d'octobre-novembre, nostalgiques, elles ferment leurs volets en se lamentant « Il n'est que 17 heures et on n'y voit plus clair déjà ! » ou bien « Quel triste temps, il n'a pas fait jour de la journée ! ». Ensuite dès le début de l'année, elles guettent les signes annonciateurs de l'allongement des jours. « Tu savais Pierre que la galette de l'épiphanie représente le soleil qui revient ? » « Tu savais Pierre que les crêpes que l'on fait sauter à la Chandeleur, c'est pour honorer le retour du soleil » Oui, Pierre sait…. Elle le lui disait tous les ans ! Ça me fait rire tout ça : moi, le jour, je dors, alors que m'importe !

***

Je ne vais plus guère au square que j'aimais bien. Il y traîne de plus en plus de dealers, j'ai appris récemment ce terme qui désigne des revendeurs de denrées interdites. Je trouve l'endroit mal famé et j'évite ce lieu, d'autant plus que je n'y ai jamais revu Geogeo, je ne sais pas s'il est resté au Centre où il avait été hébergé, s'il a changé de quartier ou s'il est passé de vie à trépas. 

J'aurais préféré que ce soit le vilain clochard qui disparaisse de la circulation mais non, lui, il est toujours là. En revanche, l'âme de son horrible chat doit hanter un autre corps car c'est maintenant un jeune chien qui accompagne le lascar. Noël approchant, il est actuellement en quête près des grands magasins. Je suppose que les mimiques du chiot sont plus attirantes pour les passants que la mine revêche du vieux matou, ses recettes doivent être meilleures. 

Je ne vais plus non plus chiner vers le restaurant dont les restes ravissaient si souvent mes papilles gustatives. Cet établissement a fermé au printemps dernier. Cet automne, j'étais content car, après quelques travaux, la réouverture de ce lieu attractif pour mon solide appétit était annoncée. Hélas, c'est maintenant une pizzeria. Pour les restes, je n'y ai pas gagné ! Enfin… en qualité car en quantité, bonjour les dégâts ! Je trouvais déjà que les clients laissaient beaucoup de déchets dans leurs assiettes, mais maintenant, c'est bien pire. Je constate que les gens mangent la garniture de la pizza qu'ils ont choisie, mais jettent la pâte. Moi non plus, je n'aime pas la pâte à pizza, mais, c'est normal, je suis un chat. 

Je suis écœuré et inquiet de ce gaspillage qui ne fait qu'empirer au fil de mes vies. Il y a une cinquantaine d'années, jeter de la nourriture était hors de question, presque un sacrilège. Il faut dire que quelques temps auparavant, ce devait être dans ma vie précédente, je me souviens que nous étions tous affamés, bêtes et gens. Je ne sais trop pourquoi, mais il y avait des « restrictions » et je voyais de longues files d'attente devant des magasins aux étals peu garnis. Pour avoir de la nourriture, il fallait payer bien sûr mais, en plus, des petits tickets de couleur étaient demandés par les vendeurs. Les femmes revenaient chez elles avec bien peu de denrées dans leurs paniers. 

La situation s'est petit à petit améliorée, tout le monde mangeait de nouveau à peu près à sa faim. Le sens du respect de la nourriture était alors très fort : utiliser les restes était devenu un art que toute bonne ménagère se faisait une gloire de pratiquer. Qu'il était bon le hachis Parmentier fait avec les reliquats de pot au feu, le gratin où les reliefs de plats divers et variés étaient amalgamés et cachés sous une épaisse couche de fromage râpé. Quel délice le pain perdu, du moins quand il n'était pas trop sucré, je n'aime pas beaucoup le sucré, j'aime mieux le salé… 

Je me demande parfois si la Terre va pouvoir continuer à nourrir tous ces humains. Cela n'a pas l'air de beaucoup perturber l'Homme de la rue. Quant à moi, je suis tranquille, il y aura toujours des souris imprudentes et je prendrai plaisir à les croquer toutes chaudes en laissant sur place la queue et le bout de leurs pattes.

Mon petit trot léger m'a mené jusqu'à la boulangerie. Mon ami le mitron a grossi au cours de ces douze mois. Il fume toujours pendant sa pause, mais la fumée qu'il rejette ne sent plus comme avant et il ne jette plus son mégot dans le caniveau. C'est un petit tuyau en plastique coloré et argenté qu'il glisse dans sa poche après usage. Il ne manque jamais de me caresser et la poudre de blé colle toujours autant à mes poils ! 

Ah ! Il faut aussi que je vous dise : Olivier, mon musicien trompettiste, a eu son permis de conduire. Il n'est plus obligé de partir avec son scooter. Au début je sentais sa Maman soucieuse en le voyant démarrer sa petite voiture, c'est toujours inquiet les mamans, mais je crois qu'elle est désormais rassurée : à ce qu'il paraît, c'est plus sécurisant pour les hommes d'être entouré d'une carapace de tôle pour aller sur les routes. Je ne sais pas trop, en tout cas, moi, je n'aime pas les automobiles. 

Quant à Paul et Virginie, je ne les vois plus. Cet été, un petit camion s'est arrêté un soir devant la maison de la demoiselle et une dizaine de jeunes gens ont élaboré un véritable ballet entre la porte d'entrée et le camion faisant valser moult paquets et petits meubles. Tout ce petit monde semblait bien joyeux. Paul et Virginie, à chaque carton descendu et embarqué, se faisaient un bisou et avaient l'air bien heureux. Quant à l'épagneul, il n'en finissait pas de faire des allées et venues, tout en jappant de joie et ne quittant pas le couple, peut-être par peur d'être oublié. Je suis triste de ne plus les croiser mais leur bonheur faisait tant plaisir à voir que je leur pardonne de m'avoir abandonné. 

En un an, en revanche, certaines choses n'ont pas changé : les dames sont encore là, court vêtues, et le métro dévore continuellement une foule toujours plus pressée et plus impersonnelle que jamais. 

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