La nuit, tous les chats sont gris - épisode 9/9

Calame Scribe

Joanna

 

Le petit matin me ramène à la maison, comme toujours. Pierre m'ouvre la porte, comme toujours. Tiens, bizarre, il est prêt, tout habillé et s'affaire déjà dans la cuisine. Que se passe-t-il donc ? Oh, je vais me coucher, il me fatigue. D'ailleurs, j'entends la porte qui se referme. Il est sorti. Quelques agréables songes plus tard, le voici de retour, il va, il vient. Il faut que j'aille voir ce qui se passe. 

- Tiens, te voilà César. Tu ne sais pas, on a une visite aujourd'hui. Je vais te brosser pour que tu sois superbe. Nous allons faire la connaissance du Bébé de Mélanie et de Sébastien. Elle a accouché il y a quelques semaines, je ne te l'ai pas dit ? 

Non, on ne me dit rien dans cette maison. Et pourquoi en l'honneur de ce petit d'homme faudrait-il que je sois « superbe » et supporte, pour ce faire, le supplice du brossage ? Vite, je retourne au lit, Pierre va peut-être oublier cette stupide idée. Pour le moment, il est en pleine confection de petits gâteaux en forme d'étoiles, de sapins, de croissants de lune : des gâteaux au nom impossible à prononcer « breudeuleu » ou un truc comme ça, l'appartement est empli du parfum des épices que mon maître-cuisinier aime ajouter à la pâte. Je ne suis pas sûr que la réduction d'humain que nous nous apprêtons à recevoir avec tant de pompe apprécie cette attention. Il me semble, si j'ai bonne mémoire, que seul le lait apaise les cris de ces poupons affamés. 

Un miaulement plaintif m'a échappé lorsque je me suis senti soulevé de la place toute chaude que j'occupais au creux de l'édredon. J'ai bien essayé de me raccrocher au satin avec mes griffes, mais peine perdue, rien à faire et je suis là, sur la table du salon, grattouillé, frotté, peigné, brossé. Soigneusement, Pierre récupère, au fur et à mesure, les poils accrochés aux instruments de torture. Il les met dans un sac plastique, à croire qu'il va en faire un coussin ! Je gigote et me tortille pour échapper au martyre, mais mon maître a l'habitude, il y a bien longtemps que, par force, il a remplacé Jeanne à cette tâche ! 

Bon, me voilà « splendide » paraît-il. Splendide, mais de fort mauvaise humeur, je retourne, en maugréant in petto, à mon poste de repos.

***

Le temps de me retrouver dans les bras de Morphée et la sonnette de la porte d'entrée m'agresse. Sale journée décidément ! De toute façon, je n'irai pas. Je les ignore, je les méprise, je resterai à bouder sur ma couette. Et puis, l'après-midi s'avance, bientôt il sera temps pour moi de demander à sortir. 

L'appartement n'est pas très grand et j'entends tout. Après les bises habituelles, on se penche sur la vedette du jour. Echanges de compliments, banalités, exclamations. Je comprends que c'est un bébé femelle. 

-  Qu'elle est jolie. Regardez, elle sourit, s'extasie Pierre. Elle fait ses nuits ?

-  Non, pas encore régulièrement, mais elle est mignonne, elle se rendort facilement et rapidement, répond Sébastien

-   Elle est toute ronde, le lait de Maman lui convient bien.

- Oui, elle boit bien, elle a déjà pris quelques centaines de grammes.

Et gnagnagna, et gnagnagna... 

-   Il n'est pas là César demande Mélanie ?

Aïe, aïe… 

- Il dort dans la chambre : je l'ai toiletté ce matin alors, naturellement, il boude.

Tout le monde rit ! Grrrrrrr ! 

-  Pourtant, je suis sûr qu'il vous a entendu et curieux comme une vieille chatte, il doit crever d'envie de venir voir ce qui se passe. 

Et allez donc, non seulement me voilà percé à jour mais encore traité de vieille chatte ! Il ne me sera rien épargné dans cette vie ! Ceci dit, je dois avouer qu'il a raison : c'est vrai que j'ai bien envie d'examiner de près cette soi-disant petite merveille ! Mais j'ai ma fierté, s'ils tiennent tant que ça à me voir, qu'ils viennent !

*** 

Pour le moment, ils continuent à se congratuler mutuellement en grignotant les petits gâteaux et en buvant qui du thé, qui du café ….. En général les hommes du café, les femmes du thé, si j'en crois mes statistiques personnelles. 

Oups ! Les voilà… trop tard pour me cacher. Déjà Mélanie s'approche, son bébé dans les bras. Je reste couché, le nez sur mes pattes, non, je ne bougerai pas. Hélas, l'obstination est une caractéristique humaine dont j'ai souvent été victime. Me voilà bien obligé de réagir aux incitations verbales et aux manipulations traîtresses de Pierre. Je ne peux lui en vouloir vraiment : il est tellement fier de moi qu'il désire faire profiter l'enfant de mon existence ! 

Je quitte ma position en boule et me déroule mollement en étirant chacune de mes pattes avec lenteur, redresse mon cou et, tête en arrière, miaule en baillant. Puisqu'ils veulent me voir, je vais faire un peu mon cinéma de beau chat star…. Il n'y a pas de raison que toutes les attentions du jour ne soient que pour ce petit bout de future dame ! 

Comme par hasard ( ?) les manœuvres faites pour me mettre debout m'ont placées dos à l'assistance : étrange non ? Je m'assieds et commence ma toilette avec application comme si de rien n'était.

-   César ! arrête de faire le pitre ! 

Je perçois le sourire amusé de Pierre qui filtre au travers de sa voix… bon, il a compris mon manège. Autant faire bonne figure finalement. 

Je daigne venir plus près du groupe et accepte la caresse de Mélanie. Mais, que se passe-t-il tout à coup ? Me voici tout troublé, intimidé presque. Pourquoi ? Qu'est-ce qui me perturbe ainsi bien malgré moi ? On dirait…. Un parfum, non pas vraiment. Si, c'est cette odeur subtile qui perce au milieu de la fragrance un peu écœurante du lait et de la lotion pour bébé. Je connais cette senteur si particulière, elle me rappelle quelqu'un, un souvenir agréable, pas très lointain mais vague pourtant. 

Je lève les yeux et croise le regard de la petite fille. Mes yeux s'accrochent aux siens : c'est comme une rencontre, une reconnaissance presque. Oh ! Que je suis mal à l'aise. J'ai la tête qui tourne. Si je faisais partie de la gent humaine, je crois que je pleurerais : ce témoignage émotionnel ridicule qui peut symboliser aussi bien la joie que la tristesse !! N'importe quoi ! Nous les félins on ne mélange pas les genres comme ça, personne ne peut confondre nos manifestations de joie ou de tristesse. 

J'ai détourné mon attention vers les adultes pour tenter de me libérer de l'emprise de ses yeux. Malgré moi, comme par un aimant, mon regard est attiré vers celui de Joanna. Mon Dieu, ses iris sont d'un bleu très pâle. Je frissonne, non de froid bien sûr mais d'émotion. Est-ce possible ? Cette teinte, je ne l'ai vue que dans SES yeux. Joanna n'a pas le droit ! Une sorte de jalousie m'envahit, comme une colère douce-amère ! 

L'enfant innocent est bien loin de se douter du trouble qui m'agite et que je ressens par sa présence. Un léger sourire illumine le visage de la petite fille. Qu'elle est belle ! 

Je m'approche lentement, elle n'est pas effrayée, elle tend sa menotte vers moi, le contact est aérien, si léger. Sans réfléchir, oubliant tout grief, ne voyant qu'elle, je tends mon nez vers son visage, tout doucement. Mélanie veut éloigner sa fille, mais Pierre, d'une voix étranglée l'en dissuade. Je frotte délicatement mon museau contre la joue si douce, mes moustaches doivent la chatouiller, elle rit. 

Plus encore que moi, Pierre est troublé :

-  C'est drôle, je n'ai jamais vu César faire ce geste à quelqu'un d'autre que Jeanne. 

Mon maître m'observe, perplexe, incrédule. Il a pâli, aurait-il compris ? 

Je ne peux détacher mes yeux de cette petite fille qui me regarde, semble me comprendre, me reconnaître, m'aimer déjà. J'ai de la chance d'être un chat et de pouvoir ressentir toutes ces impressions. Les humains perçoivent-ils autant de sentiments dans le regard de leur progéniture seulement âgée de quelques semaines ? Je n'en suis pas certain. Là encore, ils ratent bien des choses et se privent de bonheurs qu'ils ne soupçonnent même pas ! 

Tout cela me remue trop. Je ne peux extérioriser mes états d'âme ni par la parole ni par quelque signe démonstratif, il faut que je sorte. Je reste cependant encore un peu. Mélanie observe sa fille :

-  On dirait qu'elle aimera bien les chats ma petite Joanna ! 

Je regarde mon maître. Sais-tu Pierre que Joanna, prénom en vogue à consonance anglo-saxonne, correspond à Jeanne en français ? As-tu reconnu la couleur de ses yeux, la douceur de son regard, la luminosité de son sourire ? Pierre : Jeanne est partie il y a un an, sauras-tu faire le rapprochement, comme je le fais en ce moment ? 

Comprends-tu Pierre ? Je vois bien que tu t'interroges. Tu luttes contre ton esprit cartésien, ta culture chrétienne et le bon sens inculqué par ton éducation. Ça bloque là-haut dans ta tête mais ton instinct, ton cœur, eux savent. 

Je te laisse répondre seul aux réflexions métaphysiques que cette petite chose de quelques kilos doit en ce moment susciter en ton esprit. Accepte ce dernier cadeau de Jeanne comme un diamant offert pour illuminer ton dernier âge. Laisse-toi aller à croire à l'impensable. 

Moi, j'y vais, c'est l'heure de ma promenade nocturne quotidienne, riche en méditation mais silencieuse, discrète et furtive. La nuit, tous les chats ne sont-ils pas gris ?

 

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