La Pampa à la pudeur

Catherine Manuel Lamarque

 

 

La Pampa 

a la 

pudeur

 

Catherine Lamarque

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Version n° 1

Edition extrêmement limitée La Pampa a la pudeur 

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1, La veuve poignante

Gilda se tenait immobile sous l’escalier de la salle à manger à l’endroit le plus frais de la maison. Elle s’était assise à même le carrelage dans le secret espoir d’y puiser un peu de froid et calmer sa transpiration. Elle était vide et ses yeux avaient beau fixer les malles éparses au milieu de la pièce, elle ne les voyait pas. Ses bras pendaient mollement à la façon des gorilles au repos, elle se sentait aussi lourde qu’un pot de peinture abandonné au soleil. Son esprit ne vagabondait plus au gré de ses humeurs changeantes, elle était atteinte de fixité atonique fondamentale, autrement dit, elle ne comprenait rien à rien. Zéro pointé. Il s’était suicidé, comme ça, sans rien laisser, ni mot ni indice, vivant ou mort aucune différence ? Il n’y avait pas de raison. Ça ne lui ressemblait pas. Ce n’était pas un romantique son Miguelito, pas d’état d’âme : boulot, polo, dodo et un petit coup pour clore le lot. Il ne perdait pas ses bases sur un coup de vent. 

Le carrelage ruisselait de sa sueur, elle était en loques. Tussy lui avait téléphoné vers midi, elle avait promis une visite. Sale besogne ce rapatriement. Noël approchait et les chansons aux parfums de résine se succédaient à la radio. Comme si les sapins pouvaient s’enrhumer en cette saison sur les rives du Paraná. Le dérisoire qu’elle aimait débusquer aux détours des circonstances, ne la mettait plus en verve. Sa mémoire se mit à défiler, impétueuse et reine. Elle se revit dressée près de lui, hurlant qu’il avait l’air d’un idiot à chanter « ô Tannenbaum » à tue-tête par 33° à l’ombre. Lui, il adorait ça, ce décalage imbécile. Engloutir un cochon de lait sur la terrasse en transpirant, ça le mettait en joie et il refusait tous les ans ses tentatives de salade exotique. Elle le revit heureux et occulta l’étau qui étreignait son cœur. Il venait de mourir son bel amour. Flics et toubibs étaient unanimes : suicide. Son imagination s’emballa, l’air surpris de Michel mort la hantait. Dans l'élan, elle se leva pour jeter leurs effets une dernière fois mêlés, au petit malheur la chance. 

- Ay Miguelito, qu’as-tu fait ? Mourir maintenant, quelle connerie chéri ! 

Elle se mit à arpenter la pièce en vociférant, l’arrosant vertement des mots les plus laids de son vocabulaire quand on sonna à la porte. 

- C’est ouvert, meugla-t-elle en se dirigeant vers l’entrée.

Tussy, la mine défaite, se tenait droite comme un sapin dans l’encoignure. Gilda partit d’un grand rire, énorme, démesuré qui laissa son amie déconfite.

- Excuse-moi c'est nerveux, j’ai la tête qui explose.

- Je comprends, hocha Tussy, façon épagneul plage arrière.

-Ah oui et tu comprends quoi ?

Tussy regarda ses chaussures, impressionnée par la mine affolée de son amie.

- On se fait un maté  ?, risqua-t-elle dans un demi-sourire.

- Bonne idée ! répondit Gilda en allant vers la cuisine. Tu sais, prévoir des pulls et des manteaux avec la chaleur qu’il fait, c’est déboussolant. Ce voyage aussi.

- Tu pars quand ?

- Après-demain. J’arrive à Paris samedi matin. Jean-Mi vient me chercher. Je resterai chez lui quelques jours puis je descendrai à la ferme avec les cendres. Il aimait cette maison et nous n’y serons jamais allés ensemble. Enfin presque. Et toi idiot, tu m’as laissée seule pour te ramener là-bas. Pourquoi ? acheva Gilda exsangue.

- Ne te torture pas, laisse faire le temps. Au fait, je vais m’arranger pour venir.

- Tant mieux. Attention l’eau bout, ajouta-t-elle en lui tendant la calebasse.

- Victor ne sera pas à l’aéroport ?

- Non, il est tout chamboulé, les fournisseurs, les comptes… Enfin, tu sais mieux que moi. Heureusement qu’il est là et toi aussi. Tiens la bombilla.

Elles regagnèrent la salle à manger. Un souffle léger entrait péniblement par les fenêtres ouvertes. Dehors, le fleuve était de plomb. Tussy n’osait toucher à rien. Ses yeux se posèrent sur le méli-mélo de photos accroché au dessus du piano. On les voyait écolières à Santa Fé puis étudiantes à Buenos Aires. Elles avaient tout partagé. Même Michel au début, quand il venait d’arriver de France et que le monde lui appartenait. Il avait fière allure. Pas beau, assez quelconque même mais mâle, si mâle qu’elles avaient toutes les deux succombé au premier soir de leur rencontre. Elles étaient jeunes, vingt-un ans et sortaient de fausses grandes études en commerce pour Tussy, en littérature pour Gilda. Tussy avait rencontré Michel la première, à un concert. Il lui avait proposé un verre en sortant et l’avait embrassée à la hussarde devant une porte cochère. Elle avait été sa première soif d’émigrant. Quelques jours plus tard, Tussy avait présenté Michel à Gilda et là, bingo, le grand jeu. Coup de foudre. En une seconde, elle passa aux oubliettes sans avoir besoin d’explication. Tussy accepta. Elle l’avait trouvé frustre côté peau et ce n'était pas le premier qu’elles partageaient. Par contre quand Michel lui proposa de l’engager pour développer son négoce d’import-export, elle avait dit oui sans hésiter. L’homme d’action la séduisait beaucoup plus. Elle devint sa commerciale de choc à travers tout le pays. Les voyages, l’argent facile et un boulot qui allait bon train satisfaisaient ses ambitions de jeune femme indépendante. Les années passaient et quand Gilda lui racontait ses chamailleries de couple, elle rigolait. Michel allait bien à Gilda. Sa vieille amie pouvait à loisir être folle, drôle et lunatique tandis qu’il restait taciturne, amoureux et fier. Elle les aimait tous les deux. 

- Je ne comprends pas son geste, ça me torture, récita Gilda d’une voix monocorde en regardant le fleuve.

- Hé bien arrête ! Tu sais, il me parlait de temps en temps de son enfance et je me dis qu’un gamin qui a connu le malheur, ça se ressent toute une vie. Je ne sais pas, un coup de blues ?

- N’exagère pas, il n’était pas si malheureux que ça. Et s’il avait été assassiné ?

- Quizás, quizás, quizás, fredonnèrent-elles dans un élan parfait.

En chœur pianissimo, elles venaient de rendre hommage à leur chanson fétiche. Cette fois, Tussy accompagna à gorge déployée le fou rire de son amie. 

- Ces rires-là valent de l’or, renifla Tussy entre deux hoquets.

- Tu parles d’un Noël, cette année je serais à bonne température pour apprécier le cochon.

- Quoi ?

- Non rien.

 

Chapitre 2, Ça sent toujours le sapin,

 

La proximité des fêtes embrumait le Poulpe. Cette année les sapins de Noël lui filaient d’étranges lourdeurs du côté de l’estomac. 

- Rapport avec tes émotions, lui avait balancé doctement Cheryl la semaine dernière. 

- Salut, havre de paix, lança-t-il à la cantonade réduite à deux clients et un Gérard à l’œil torve.

- Un serré mais pas trop pour un mal-embouché, c’est bien ça ? répliqua le tenancier.

Gabriel vexé d’avoir été démasqué si tôt ne répondit pas et s’en fut au bout du zinc s’asseoir sur un tabouret, boudant délibérément sa table.

- Le presse avec son corbillard mon Poulpinet ronchon ? proposa Le Moustachu en souriant ouvertement.

Ah non pas lui. Si Gérard avait décidé d’improviser dans la taquinerie mièvre, sa journée risquait d’être définitivement mal encornée. Un comble pour un Poulpe, se dit-il sèchement. Mais quand il déplia le canard posé près de son café, il explosa :

- Tu te fous de moi ou t’as décidé de renouer avec la dentelle d’Alençon pour broder dans le léger en vue de l’année à venir ? Il est où le Parisien ? D'habitude, j’ai au moins droit à la Presse.

- Quoi ?

Mouché il était le père Gérard. Le temps qu’il comprenne, il en avait bien pour trente secondes à rester là, figé la bouche agrandie. Ça méritait une réplique et ça patinait côté méninges.

- Môssieu arrive sans même me dire bonjour ni me serrer la main, Môssieu est servi comme un prince dans les vingt secondes et Môssieu l’ange annonciateur la ramène avec les dentelles d’Alençon. Qu’est-ce qu’elles viennent faire là ?, ironisa-t-il en élevant la voix, espérant un public absent. Môssieu oublie que la Province le nourrit aussi en aventures généreuses. Enfin, je signale à Môssieu que c’est de l’authentique Presse Parisienne ça, et de la très vieille. Tiens : fondé en 1882, ça mérite une lecture Môssieu l’intello ! Cultive-toi.

Silence. Gérard attendait la réponse de Gabriel les mains ancrées sur ses hanches. Mais Poulpe n’est pas qui veut et le Poulpe avait décidé de se taire. Tant pis, la pêche aux nouvelles avec l’Auvergnat de Paris, pourquoi pas ? conclut Gabriel affectant une mine de moine en méditation. 

Jospin donne son feu vert au tracé nord de l’autoroute 89, liaison Bordeaux-Clermont-Ferrand, budget 2,7 milliards, une misère ! Les écologistes râlent : le parc régional des volcans d’Auvergne ne sera pas entièrement contourné. Elle n’est pas terminée la brèche, allez-y gueulez ! Classement des gorges du Tarn : le préfet met les pieds dans le plat touristique. La rédaction a de l’humour ! Les nouvelles de l’Aveyron, du Cantal, de la Corrèze, Haute-Loire, Lot, Lozère, Puy-de-Dôme, un roman fleuve ! 

- La vache ! Passionnant toutes ces amicales, murmura le Poulpe.

Il venait de s’en créer une petite dernière à Paris. Ils l’avaient appelée Les Héritiers ! C’est qu’il est drôle le nouvel Auvergnat. Cette amicale proposait une soirée de gala pour présenter son site Internet www.aligot.fr. Tout le staff du demi avec faux col ; les authentiques héritiers des bougnats d’antan, allaient étaler leur blé et ce n'est pas tous les jours. Ça devait valoir son pesant de cacahuètes en gros une soirée pareille. Devant la mine réjouie de Gabriel, Gérard en profita pour relancer la conversation :

- T’as vu ? La jeune génération de la limonade se lance dans l’amicale à l’ancienne en t’y injectant du dernier cri, finit par répondre Gabriel en lui montrant l’insert.

- Ah tu vois qu’il y a de l’info dans ce canard. Où t’aurais su ça toi qu’on était moderne dans la profession ? Au fait, j’ai reçu une invitation pour deux. Tu vois qu’ils ne sont pas si radins. J’avoue que j’irais bien y faire un tour. Maria ne veut pas m’accompagner, ces machins-là elle ne veut pas en entendre parler. Ça n’a pas l’air mal ce truc Internet, faut bien que je me fasse une petite idée de la chose, termina-t-il en baissant la voix. 

- Parce que ça t’intéresse toi d’aller baguenauder sur la vague.

- Quoi ? Comment tu parles ce matin ! Oh moi tu sais, c’est surtout pour pas avoir l’air niais devant les clients. Alors, ça te dit ?

- Bof, approfondir ma culture fromagère sur un site filandreux, ça me laisse froid.

Gérard haussa les épaules.

- Non, ça va être plein de français profonds qui vont s’épancher sur leur rade, leur département favori et leur nouveau joujou à faire du blé, merci bien. C’est toi que je préfère ma jolie brodeuse.

- Tu dates Gabriel maintenant les bougnats 3ème génération sont complètement intégrés je te garantis. Tiens, ils sont comme toi ou moi, t’en croises un dans la rue, tu ne le reconnais même plus. Je fais plus folklorique qu’eux avec ma moustache, rigola Gérard fier comme un cantalou au naturel. 

Il était en forme ce matin le Gérard, il allait falloir faire dans la conversation. Et qu’est-ce qu’il lui prenait d’avoir envie de sortir ? Non seulement impossible de tirer la tronche mais en plus il était tenté.

- C’est Jean-Michel Silpleu, le fils d’un ancien collègue du XXème qui m’a fait passer le carton, reprit Gérard. Il m’a touché un mot de son pote en vedette page 3. Tu vois, certains vont même jusqu’à s’exporter après avoir fait leurs classes à Panam mais ça ne leur réussit pas toujours. Lui, il faisait dans le fromage. L’homme au Roquefort est mort.

- Qui ?

Et voilà comment on ferre un Poulpe, se dit Gérard en partant chercher un torchon à l’autre bout du bar. Puis il plongea la tête dans sa machine à rincer et reparut l’air fasciné par tous ses verres luisants. Gabriel ne voulut pas hausser le ton au risque de paraître se réconcilier trop vite avec la race humaine et replongea de son côté dans sa lecture.

Page trois, il tomba sur une rubrique nécrologique concise, lapidaire et évidemment triste : « Mme Gilda Bramefam née San Martin de La Vega a la douleur de vous faire part du décès de Michel Bramefam, son époux, né le 22 août 1961 à Saint-Affrique Aveyron, survenu le 4 décembre 1998 à Buenos-Aires, Argentine. Les cendres seront déposées au cimetière du Viala du Pas de Jaux, Aveyron, le 26 décembre 1998. » 

C’était tout ! Qu’en avait-il à faire d’une mise en bière ? Il eut soudain la nausée. Le Poulpe se recroquevilla en position sommeil, les tentacules rentrés, coincé dans son trou noir, il ne bougeait plus. Sa tête lui commanda fermement d’aller marcher. Il posa dix francs, embarqua l’Auvergnat et quitta le bar sans se retourner. 

Dehors, le froid lui piqua les yeux, son estomac se calma. Il était trop fort ce café. Il bifurqua à l’angle de la rue Ledru-Rollin et du Faubourg Saint-Antoine pour s’engouffrer dans le métro direction n’importe où.

Il était pris par l’envie pressante de tout foutre en l’air. Changer d’hôtel, laisser Cheryl retrouver ses évidences, partir au hasard des routes vers de nouveaux inconnus, le désert, la mer, tout sauf une ville grise et froide. Rendre les bougnats aux parisiens, l’injustice à la justice immanente, libérer la colère de la haine et laisser les poulpes aux romans noirs et aux rochers sombres. C’était ça oui, tout changer, en commençant par lui, c’était bien tout ce qu’il avait sous le coude. L’homme au bleu lui courait dans la tête, un vrai cinoche série B version haricots rouges. Le vent lui glaçait l’échine, son humeur tango le métamorphosait en gaucho. Il se voyait galopant dans les steppes australes. Cette nécro tombait à pic pour ressasser sur la précarité de la vie et la nécessité toujours urgente de vivre libre. Il avait l’impression d’avoir appris la mort d’un ami inconnu, pourtant rien ne laissait respirer autre chose qu’une odeur surette de lait fermenté. Lui, il s’en foutait du Roquefort, c’était un fromage pour buveurs de vin, mais il était sensible à ces gens qui partent conquérir leur vie à l’autre bout du monde. Il aimait en croiser un au détour d’une rencontre et parler d’ailleurs. De bons compagnons de bar, ceux qui reviennent renifler les senteurs du bercail. Il espérait à chaque fois trouver un argument qui lui donnerait la clé d’un monde meilleur. Il ne croyait pas la misère moins dure au soleil, mais ailleurs, c’est ailleurs, surtout quand on ne connaît pas.

Ce mort ajoutait une lueur à cette sale journée, un léger frémissement réchauffait son humeur de glace. Il descendit du wagon à Saint-Paul, fit demi tour afin de reprendre la conversation avec Gérard. Il revint vers le bar un franc sourire aux lèvres.

- C’est d’accord, annonça-t-il en reprenant son tabouret.

- Quoi ?

- Allons baguenauder en cœur samedi soir chez tes confrères. Au fait, tu le connaissais l’homme au Roquefort ?

- Non. Tu viens alors ?

- Pourquoi pas ! Dis donc, tu m’as fait lire cette nécro comme ça, juste pour me souhaiter un bon jour ?

- Je te signale Môssieu que c’est toi qui tires une tête d’enterrement ce matin. Rebonjour Môssieu, tu bois quoi ?

- Un demi et arrête avec tes Môssieu. 

- Oui Monsieur.

- Alors, tu ne le connaissais pas ?

- Non, en fait je ne m’en souviens plus. Il parait qu’avant de partir en Argentine, ce Michel avait travaillé comme représentant chez Raffounelle. Si ! tu sais bien, un des trois fameux brasseurs-simili-banquiers-franchement-usuriers qui tiennent le haut du pavé de la distribution du café, de la bière et j’en passe sur Panam. Tiens, le Raffounelle, il règne sur Kronembourg.

- J’aime pas la Kro. Ils doivent s’en souvenir les Raffounelle and Co.

- Tu parles qu’on s’en souvient de Bramefam dans les bars parisiens surtout maintenant qu’il est mort, mais pas moi. Tu demanderas à Maria, peut-être qu’elle se rappelle de lui. Pousse-toi Léon. Ce clebs est toujours dans mes pieds.

Léon se méfia des chaussures marrons qui piétinaient autour de lui et en bon parano il aboya en troussant les babines vers les agitées. Le Poulpe en vétérinaire qui s’ignore le calma d’un :

- Ta gueule ! Bon. Et ce mort ?

- Rien, c’est Jean-Mi Silpleu qui m’en a parlé l’autre jour quand il est passé en rentrant de Bercy. Au fait, tu connais la maison de l’Aveyron ? C’est quelque chose il parait. On verra ça samedi. Pauvre Jean-Mi, il venait d’apprendre la nouvelle et il en a oublié son journal. T’as lu, il avait presque ton âge et il est mort, alors profite tant que tu es vivant, c’est tout, et fais pas la gueule sans raison.

- D’accord, ça va, t’en sais rien de mes raisons. Il faisait quoi dans la vie ce type ?

- Des affaires, tu demanderas à Jean-Mi. Tu viendras avec Cheryl ?

- Non, je ne pense pas, je ne suis pas en odeur de sainteté en ce moment. Elle m’a envoyé en Sibérie chasser le renard la semaine dernière. Alors, on va se faire une virée tous les deux à la gloire des brasseurs, hein mon Gérard ! Tu crois que c’était un pourri ce marchand de fromages ?

- Non, je crois pas. Il est même parti avec la bénédiction de la diaspora. « Nous sommes effondrés, qui aurait pu imaginer ? », m’a dit Jean-Mi.

-  Ça veut rien dire. Bon, il y aura de la bière à volonté ?

-  Ça tu peux y compter. Habille-toi un peu, c’est pas des ploucs. 

-  Ah bon ! Bon ça va. T’es sûr, tu me caches rien ?

- T’es pénible à renifler du noir partout aujourd’hui. C’est les fêtes, détends-toi. Il y aura Jean-Mi Silpleu, je te l’ai déjà dit, il le connaissait lui. Je connaissais son père à Jean-Mi, un bon gars. Ils descendent en ligne directe d’un trou paumé du nord Aveyron. Tu pourras tout lui demander, il est au courant de tout, une vraie chronique aveyronnaise à lui tout seul ce jeune là. Bon rendez-vous demain à l’apéro. Maria m’attend pour déjeuner à la maison. Aujourd'hui, c’est ma journée annuelle obligatoire : grands magasins !

- Passe-lui le bonjour et bon courage pour ta goguette en pays à gogos. Je crois que je vais me payer une toile, dit-il en se levant.

L’officiel en main, il loucha immédiatement vers les salles du quartier Latin. Sait-on jamais si Gilda de Charles Vidor passait encore ?

 

Chapitre 3, Le vol du bourdon, 

 

 

Gilda avait bien essayé d’abuser du champagne à la cerise entre Buenos-Aires et Rio mais elle n’avait gagné qu’un solide mal de tête et aucun soulagement à ses pensées envolées. Elle piétinait lamentablement dans ses interrogations mais laissait une sale douleur faire des petits. Ils étaient allés souvent à Paris, au moins dix fois en cinq ans, une fête à chaque fois. Elle qui n’avait jamais quitté son pays avant lui, sauf une fois en prenant le bac pour Montevideo. Elle avait ri de le voir s’enorgueillir d’elle à en devenir bouffon, alors elle avait joué les stars avec délectation en ne regardant que lui. Il adorait ça. 

- Me ha dado tanto Miguelito, tangua-t-elle en amoureuse.

Il lui avait donné une admiration sans faille à défaut de tendresse ; une sécurité matérielle à défaut de présence et la perspective d’une vie d’enfants et de loisirs. Ça lui plaisait. Résultat, ce voyage pas comme les autres où elle somnolait sans parvenir à dormir. Elle eut beau essayer de suivre le film idiot, les écouteurs rivés aux oreilles, rien ne parvenait à l’éloigner de ses tourments. Elle se préparait. 

Plus l’avion s’enfonçait dans les lueurs de l’Est, plus elle sentait un vent de panique l’envahir. Etre, parler, expliquer l’impossible, refuser l’évidence, rencontrer des inconnus, entendre leurs condoléances, ça la mettait en transe. A part Victor, elle ne connaissait les gens et le pays que par conversations ou photos interposées. Elle n’avait rencontré que la branche des aminches de Panam, ceux juste avant elle. C’est fou ce qu’il reste à découvrir d’un être qui disparaît et qu’on croyait connaître mieux que quiconque.

-Ay Miguelito, pourquoi n’avons-nous jamais fait ce voyage ? gémit-elle à demi inconsciente. 

Ils l’avaient projeté des centaines de fois. Michel lui contait à s’en saouler ses grands parents, son causse, puis le temps… Saloperie de temps. Il allait falloir qu’il passe sans lui. D’abord sourire à Jean-Mi à l’arrivée, elle l’aimait bien. Il était drôle, rassurant et compréhensif. Quand il lui avait proposé par téléphone de l’accueillir chez lui, elle avait dit oui avec soulagement. Elle avait été étonnée de recevoir autant de messages venus de France. 

Quand l’hôtesse apporta le petit déjeuner, elle comprit qu’il était temps de passer aux toilettes pour réparer les dégâts de l’insomnie. 

- Bah, no es peor ! grimaça-t-elle devant la glace.

Jean-Mi attendait depuis vingt minutes, planté devant la porte 51. Il était tout ému. Il pensait à eux, à son grand voyage en Argentine deux ans auparavant. Ils l’avaient accueilli. Pampa, Patagonie. Souvenirs, souvenirs ! 

Ils s’étaient connus par la bande quand Michel, fraîchement débarqué de ses causses, apprenait consciencieusement l’itinéraire d’un jeune aveyronnais à Paris. Jean-Mi était alors un bougnat tout frais moulu qui, après avoir compris que même l’informatique rapportait moins qu’un bistrot dans le XXème, reprenait le chemin des ancêtres avec la ferme intention de s’arrêter à quarante ans pour partir s’installer peinard sur l’Aubrac. Pas question de se tuer au boulot comme le grand-père ou le père. Il avait intégré les valeurs de trois générations fondées sur la ténacité et la pierre. Il avait fait fructifier la pierre et conservé tenacement l’idée de mettre le bistrot en gérance pour rompre le cirque. Et vive la vie ! Mais aujourd’hui la mort de Michel le tourmentait. Gilda allait lui expliquer.

- L’arrivée des passagers du vol AA1613 en provenance de Buenos Aires est annoncée porte 51.

Ah, la voix des hôtesses de l’air… Et pof, il ressentit vivement son manque essentiel : une femme à fondre dans son projet plein sud. Michel était parti seul et il était revenu avec une Gilda sous le bras. 

- Ouais bon rêve pas, elle est pas pour toi. Tiens, c’est elle. Dieu qu’elle est belle ! Là voilà qui lève le bras, elle m’a reconnu. Bon c’est pas le moment, chiale pas, se sermonna le Jean-Mi tout retourné.

- Bonjour, ça me fait plaisir de te revoir, dit-elle la première en lui balançant ses longs bras autour du cou.

- Moi aussi. Je ne sais pas quoi te dire, je, je…

- Por favor, ne dis rien.

- Tu as fait bon voyage ? poursuivit-il en l’embrassant.

- Pas terrible, mal dormi, vol calme, interminable.

- Viens, je vais t’installer à la maison et te préparer ce que tu voudras. Tiens, un croissant au beurre peut-être ?

- Disculpe señora. Permita que me presente, Gordon Ferguson, la acompaño en su sentimiento ¡ Vaya revolver que utilisó su marido !

L’homme avait parlé très vite en la regardant fixement. Gilda n’eut pas le temps de réagir. L’homme avait immédiatement tourné les talons et s’éloignait à grandes enjambées.

- Qui est-ce ? interrogea Jean-Mi.

- Je ne sais pas. D’où sortait-il ?

- De l'avion, je pense. Je l’ai vu s’approcher de toi directement en venant de la douane. Il te fixait comme s’il cherchait à te photographier. Qu’a-t-il dit ? Je n’ai pas eu le temps de comprendre. Il va falloir que je retourne en Argentine de toute urgence, sourit Jean-Mi.

Gilda le regarda vaguement sans répondre. Elle se mit à marcher, absente. Jean-Mi n’osa pas rompre son silence. Arrivés chez lui, Gilda n’avait toujours pas ouvert la bouche.

- Tu veux commencer par une douche peut-être ?, proposa Jean-Mi en se souvenant des coutumes sud-américaines.

- …

Elle se dirigea vers sa valise, sortit des trucs et des machins et attendit. Ça devait vouloir dire oui, en conclut-il en la guidant vers la salle de bain. Une fois rafraîchie, elle vint s’asseoir à la table où Jean-Mi avait dressé un petit déjeuner pantagruélique. Elle se servit un thé et planta ses yeux dans les siens :

- Pourquoi Miguelito se serait suicidé ? Tu as une idée ?

- Je ne sais pas, je comptais un peu sur toi pour comprendre.

¡ Que va ! Je deviens folle.

Elle buvait son thé les deux mains cramponnées sur le bol sans cesser de le fixer.

- Je ne sais pas… Vous deux, ça allait ? Les affaires peut-être…

- No da, coupa Gilda. Les affaires ? Après avoir inondé l’Argentine de Roquefort, Miguelito avait le projet de créer un fromage persillé argentin et d’inonder la France avec. Tu connaissais son ambition ! C’est idiot mais c’était lui, il était comme ça, il voulait tout, être partout. Et tu sais, si je ne suis pas encore enceinte, c’est qu’on n’était peut-être pas doué.

- Ah bon !, fit Jean-Mi emmerdé.

- Cet homme à l’aéroport, il m’a présenté ses condoléances en me parlant du revolver. Pourquoi ?, reprit-elle.

- Attends, tu ne le connaissais pas et ce type t’aurait parlé d’un flingue ! J’y comprends rien…

- Miguelito a été retrouvé avec son revolver à la main.

- Michel se baladait avec un calibre ?

- Non idiot. C’était un leg. Son grand-père le lui avait confié sur son lit de mort et Miguelito passait des heures à l’astiquer. A ses yeux, c’était son héritage le plus précieux. Dire que la police a conclu au suicide à cause de ce revolver.

Elle baissa les yeux et continua son récit comme coupée du monde.  

- On a retrouvé son corps dans l’entrepôt, portes fermées normalement, aucune effraction. La balle avait été tirée à bout portant au niveau du cou. C’était affreux, il gisait là au milieu de ses caisses, je n’ai pas pu soutenir la scène bien longtemps. C’était abominable, j’étais glacée et depuis ces images d’horreur m’obsèdent. C’est toujours elles qui apparaissent les premières. Celles où je ne le reconnais plus. Il baignait dans son sang la bouche grande ouverte. A la morgue, ils ont fait ce qu’ils ont pu mais je n’arrive plus à oublier ce visage inconnu. Il faut que j’en appelle à ma mémoire pour penser à lui vivant. Un mort ça a toujours une drôle de tête ! Tu sais, je me sens devenir féroce depuis sa mort, un peu comme un fauve malade. J’ai constamment l’impression d’être dans le faux, dans l’absurde. Chacune de mes réactions, de mes paroles me parait étrangère. En plus c’est bizarre, je n’arrête pas de rire.

Gilda se tut, les yeux à nouveau dans le vague. Jean-Mi cherchait désespérément quoi dire en fixant un point imaginaire. Sujet à une toux soudaine, il se leva en se tapant sur le thorax avant de reprendre d’une voix éraillée :

- C’était donc un vieux revolver, déclara-t-il piteusement.

- Oui, un Webley and Scott mark V, se ressaisit Gilda. Il plaisait aux flics, ils m’ont même expliqué que c’était une arme anglaise. C’est curieux le grand blond à l’aéroport, il a dit s’appeler Gordon Ferguson, ça fait anglais non ? A l’allure il ressemblait à un vrai porteño.

- L’accent sonnait argentin mais, Gordon Ferguson ça fait franchement écossais. Tiens, il me vient une idée, poursuivit Jean-Mi soudain soulagé. J’ai un collègue qui tient un bistrot dans le XIème, ce n’est pas très loin. Quand nous nous voyons, il  me saoule avec les aventures d’un de ses clients. Une espèce de type ni flic ni détective qui passe son temps à démêler des affaires pas claires. Je ne sais pas, on pourrait essayer de le rencontrer. Un regard neuf ! Plusieurs fois, Gérard m’a dit qu’il voulait me le présenter. Je lui téléphonerai dans la matinée, d’ailleurs je l’ai invité ce soir pour la fête d’une nouvelle amicale dont je fais partie. Je sais que le voyage a été long mais les décalages horaires, ça décale, mais si le cœur t’en dit… on va pas te mettre sous cloche, ce serait dommage.

- Sortir ? Ce soir ? Alors là, je n’y pensais pas. On verra, répondit-elle.

 

Chapitre 4, Poulpitations

 

 

Gabriel s’était émotionné en revoyant Gilda. D'habitude, il n’était pas fan du cinéma américain mais il faisait quelques exceptions surtout pour Rita Hayworth. L’actrice lui rappelait sa mère quand son père l’avait photographiée assise sur un socle de statue. Un des rares souvenirs de sa mère, cette photo. Elle tenait une revue en souriant à son fiancé. Ses jambes haut-croisées dans une allure de sirène mettaient ses talons aiguilles en vedette. Les femmes ressemblaient vite à des stars dans les robes cintrées des années 50. Sa mère était brune, le visage long et un jour devant la télévision alors que Gabriel était adolescent, il lui avait trouvé cette ressemblance avec l’actrice qui lui revenait maintenant. Il avait à nouveau vibré aux amours torturées de Rita et Gleen Ford et confondu les magouilles au sujet du tungstène de Mundson alias Georges Mac Ready avec les trafics de Bramefam. Cette séance lui avait fait du bien.

En sortant, il avait déambulé dans les rues, le nez au vent du hasard. Sur les quais, il avait déniché un livre sur le tango et s’était fait un petit cadeau. C’était bientôt Noël. Rentré chez lui, il s’était endormi sur la première strophe del sueño de Barrilete

Quand j’étais gosse /j’avais déjà dans le regard /une folle envie de rêver,/et dans mon rêve je voulais être un cerf-volant/poussé vers les nuages par un vent d’espoir /monter, monter,/Et j’ai grandi dans ce monde d’illusions, / je n’ai écouté que mon propre cœur,/mais la vie ce n’est pas un jouet / et le lyrisme est un billet sans valeur.

Le lendemain matin, après un coup de fil à sa Cheryl énervée et débordée, qui l’avait envoyé au diable avec son amicale, le Poulpe avait fermement pris la décision d’être de bonne humeur. Après tout, il sortait ce soir avec Gérard. Une première. Il hésitait presque à lui faire honneur en s’habillant de frais mais il recula devant son armoire vide. Il inspecta son gourbi un bon bout de temps avant de partir boire son café Au Pied de Porc.

 A peine dépassait-il l’entrée que Gérard lui fit de grands signes. Le Poulpe dans un élan mollusque leva un tentacule vers Vlad et  s’avança nonchalamment en direction de l’arrière cuisine en sifflotant la Cumparsita.

- Ça va Vlad ? Tu pourrais m’expliquer pourquoi les arbres de Noël me filent mal à l’estomac cette année ? commença-t-il en ignorant les gesticulations du Gérard.

- C’est dans ta tête petit. Noël c’est pas fait pour les orphelins et les sapins ça sent mauvais, c’est bien connu.

- T’as raison. C’est pas Cheryl qui m’aurait dit ça aussi simplement. T’es au courant que je sors avec le patron ce soir, ajouta-t-il en se tournant vers le comptoir sourire aux lèvres. Ça va Maria ? Alors, tu le laisses sortir ton homme ?

- Ça va, sourit Maria en regardant Le Poulpe qui s’approchait d’elle en ondulant. Tu sais, sortir pour me retrouver avec d’autres patronnes de bar, merci. Ces imbéciles ne peuvent pas s’empêcher de me regarder comme une de leurs femmes de ménage, je n’aime pas ça. Non, ce que j’aimerais c’est qu’il se décide à m’amener en Andalousie. Dix ans que j’attends, tu vois, je suis patiente. Un café ?

- Oui merci mais pas trop fort. Hier ton mari a essayé de m’assassiner avec son petit noir. Salut Gérard. Alors, tu préfères la bourrée au flamenco ? poursuivit Gabriel en tapant du pied. 

- Jean-Mi Silpleu m’a appelé. Gilda Bramefam est chez lui pour quelques jours. Ils aimeraient te rencontrer assez vite. Ça tombe bien, non ?

- Gilda vient ce soir ?, rêvassa Gabriel.

- Tu es bien familier ! Jean-Mi ne savait pas encore. Elle est arrivée ce matin. Il m’a simplement dit qu’elle avait des doutes.

- Des doutes ? 

- En fait ce serait un suicide qui n’en serait peut-être pas un.

- Récapitule. 

- Thèse officielle : suicide. Bramefam s’est tiré une balle dans le cigare. Peu de gens le savent, ça doit faire mauvais genre. D’ailleurs Jean-Mi ne m’avait rien dit et il m’a demandé d’être discret. Faut pas que ça se sache trop, il parait. Ce que je sais c’est que la police de là-bas a rangé l’affaire au dossier des dégoûtés de la vie. 

- Les flics n’ont pas creusé plus loin ?

- Non, il m’a juste dit que Gilda Bramefam tournait en rond dans ses interrogations et qu’elle était en train de se persuader que son mari s’était fait assassiner.

- Pourquoi ?

- Intuition féminine.

- Tu parles d’une preuve !

- Fais gaffe tu deviens misogyne, lança Vlad qui s’était approché des deux comploteurs. 

- C’est contagieux docteur ? Vous croyez qu’elle est brune ?, enchaîna Gabriel.

- Comment veux-tu qu’on le sache ? T’en as marre des blondes ?, répondit Gérard.

- Non.

- Ça va Cheryl ? demanda Maria.

- Très bien. Elle bosse comme une folle, se couche avec les poules et oublie son Poulpe ! grimaça Gabriel pendant que Vlad chantonnait : « Tu brûles mon esprit, ton amour étrangle ma vie… ».

- Il m’a aussi demandé si tu t’y connaissais en armes, reprit Gérard en réaccaparant l’attention du Poulpe.

- Pas plus que ça mais Pedro oui. Pourquoi ?

- Ah, ah, ça te titille enfin mon histoire de veuve ?

- Pas tant que ça mais si on me demande mon avis, pourquoi refuser ? Ce ne serait pas très charitable.

- Oui c’est sûrement une question de charité. Bon, son bistrot s’appelle l’Autan, tu le trouveras sans problème à la sortie du métro Pyrénées. Tiens voilà ses coordonnées, tu peux l’appeler quand tu veux. Aujourd’hui sera le mieux.

- Oui chef, c’est quoi cette histoire d’armes chef ?

- Aucune idée.

- Pour une fois !

- C’est malin. Tiens le téléphone, tu éclaireras ma lanterne mon lampion.

- Non chef. Il fait brasserie ton pote ? Je me taperais bien une petite saucisse avec des patates à l’ail pour le déjeuner.

- Ton estomac va déjà beaucoup mieux, tu ne trouves pas ? rigola Vlad, l’économe en main pointé vers lui.

- Ah c’est ça ! Je me suis demandé un instant de quelle saucisse tu parlais ? renchérit le patron grassement.

- Ah non quelle honte ! Gérard tais-toi, s’exclama Maria. 

Elle lui tapait maintenant sur le ventre avec son torchon l’air scandalisé. Le Poulpe en profita pour s’éclipser.

- À défaut de saucisse, je prendrais peut-être du boudin ! A ce soir. Entre six et sept, d’accord ? dit-il en saluant l’assemblée.

 

Chapitre 5, Tête de veau à la Parisienne 

 

 

Pyrénées ? Changement République. Le wagon était vide, il s’assit pour mieux démêler les petits bouts de sa nouvelle histoire argentine. Une veuve qu’il espérait brune, attendait qu’on la sorte des brumes. Un mort qui l’avait envoyé galoper dans les steppes australes, le poussait maintenant à jouer aux  devinettes pas très nettes sur un homme aux affaires peut-être pas très claires. 

Ses questions en attente lui ôtaient tous ses élans de sympathie initiale. D’ailleurs, il valait mieux. Le parti pris face à une cause sans appel, d’accord, mais s’immiscer dans les rouages vicieux du pseudo-suicide d’un négociant, attention les ventouses. 

Arrivé rue des Pyrénées, il s’était composé, un regard neutre, une allure avenante et seules ses mains dans les poches cachaient sa fébrilité d’en savoir plus. 

A l‘heure de midi, le bar était plein de buveurs de pastis et les tables se remplissaient à toute berzingue. Deux jeunes serveurs en grande tenue de pingouin s’agitaient derrière le zinc. Il s’achemina jusqu’à la caisse sûr d’y être écouté rapidement.

- Bonjour Monsieur, je vous sers ?

- Rien pour l’instant. Bonjour, Gabriel Lecouvreur, je cherche Jean-Michel Silpleu.

- Ah oui, un instant je l’appelle.

Aussitôt dit aussitôt fait.

- Il arrive. Vous prendrez bien quelque chose en attendant ?

- Qu’est-ce que vous avez comme bière ?

- Blonde, rousse, brune, blanche ? 

- Brune.

- Mac Ewan’s ou Guinness en bouteille ?

- Une Mac Ewan.

Un bon point pour l’éventail en mousses, notait le Poulpe quand il vit entrer un molosse qui adressait des bonjours d’un coup de tête à l’assemblée en regardant partout. Le garçon lui désigna le bout du bar avec le menton et l’armoire à glace s’approcha. Sacré chien de garde, murmura Gabriel.

- Bonjour, Jean-Michel Silpleu. Lecouvreur ? Gérard m’a parlé de toi.

Merci d’être venu si vite, sourit le géant en tendant une paluche à hésiter d’y fourrer les doigts.

- Y’a pas de quoi ! Les amis de Gérard méritent un service express. Gilda Bramefam va nous rejoindre ?

- Elle dort pour le moment. Une petite faim ? 

- Ça s’en vient. 

- Parfait nous allons déjeuner ensemble. J’ai une petite saucisse de pays, vous m’en direz des nouvelles ?

- Avec des patates à l’ail ?

- Ah un amateur d’ail, ça fait plaisir. Avec une petite salade et un marcillac pour agrémenter le tout ? proposa-t-il.

Malgré ses efforts pour paraître jovial, le molosse avait l’air sérieusement  préoccupé. 

- Oui pour la salade. Non pour le vin, ma religion me l’interdit. 

Jean-Mi l’examina d’un œil perplexe et tourna les talons pour finir de passer leur commande. Il revint en le scrutant d’un regard de patron de bar habitué à ne s’étonner de rien et déclara :

 - J’y suis ! Vous êtes Kabyle ?

- J’aurai bien aimé, pourquoi pas ? Belge aussi, mais je suis de Paris tout simplement.

- Moi aussi finalement. C’est quand je rentrerai au pays que je serai un étranger. Parfois je me demande si le rêve de mes trente ans ne va pas virer au cauchemar à cinquante.

- Quel rêve ?

- Ce n’est pas un rêve, qu’est-ce que je raconte ! A quarante ans c’est décidé, je lâche Paris et je continue ma vie à la campagne. Plus que trois ans ! En attendant j’échafaude un tas de projets et ça m’évite presque toutes les foutues questions existentielles. Sauf une et je ne vous dirai pas laquelle.

Gabriel n’eut pas envie de forer la montagne.

 - Le jour de mes trente ans, devant tous mes amis, reprit-il, j’ai fait ce serment de vieillir ailleurs et Michel était là.

- Bonne idée de vouloir tout changer. J’y pensais hier, répondit Gabriel.

- Tu me comprends ?, se rassura Jean-Mi.

- Oui, ça me plaît. Ça repose de ceux qui n’ont encore rien foutu à l’approche de la quarantaine et qui hésitent entre la déprime en abandonnant la haine et le mépris en soignant leur dégoût. Sans parler des wagons de cons qui sont encore en pleine ambition. Déjà vieux sans avoir été jeunes, ils rêvent de pognon et de sécurité. Tiens bon, beaucoup caressent l’idée mais peu lâchent tout pour recommencer. Surtout avec un bistrot sur le dos.

- Le bistrot ! A dix-huit ans je ne voulais pas en entendre parler. J’y suis revenu à vingt-cinq, dégoûté par les requins de l’informatique. Sinon, à part s’y tenir ce n’est pas compliqué comme boulot, on voit du monde, un peu trop parfois, ça fatigue.

- Et vivre à la campagne ?

- Je ne sais pas. Il va falloir que je tranche entre mon rêve de titi parisien qui y passait toutes ses vacances et ce qui m’attend là-bas… Mais revenons à Michel, bifurqua le candidat au rural. Il semblait heureux, épanoui, son négoce était prospère. Il avait changé. Quand je l’ai connu il y a dix ans, il était sec, cassant, ambitieux et taciturne. Un vrai bonnet de nuit. Il restait volontiers à l’écart et il rigolait uniquement quand il buvait et il buvait peu. Mais c’est un peu à cause de son humour corrosif les jours de grandes beuveries qu’on l’aimait bien. Sinon c’était un foutu caractère comme le pays en produit tant.

- En tout cas moi je ne connais pas l’Aveyron. 

- C’est ce que me disait Gilda ce matin. Elle n’y est jamais allée non plus.

- Nous voilà déjà avec un point commun. Comment est-elle ?

- Divine, lança le bougnat dans un sourire rêveur. On était tous un peu jaloux. Depuis qu’il était parti en Argentine tout lui réussissait. Un vrai tonton Cristobal chaque fois qu’il revenait. On le surnommait parfois Pesos, ça ne lui plaisait pas du tout. C’est comme moi, mon surnom c’est le Bédel : veau en patois. Ça me vient de petit quand pendant les vacances on me serinait : Parisien tête de chien, parigot tête de veau. C’est malin ! 

- Tu sais, le Poulpe quand j’y réfléchis, c’est tentaculaire mais guère flatteur. Trêve de sémantique. Les histoires de flouze et de belle poule, ça fait des jaloux.

- Peut-être mais je ne vois pas qui.

- Et Gilda ?

- Elle refuse l’idée du suicide. C’est humain.

- Et féminin.

- Pourquoi vous dites ça ?

- Oh c’est pour la rime. Ce matin je me suis fait traiter de sale misogyne alors je m’entraîne. Si elle est trop belle, vaut mieux que je me protège.

- C’est une théorie qui en vaut une autre. En tout cas, considère Gilda au dessus de tout soupçon, reprit Jean-Mi mi-figue mi-raisin. Par contre, ce matin à la sortie de l’avion, une espèce de rouquin taillé à la hache s’est précipité sur elle pour lui présenter ses condoléances en espagnol et lui faire une réflexion sur le fameux revolver.

- Raconte.

- Michel s’est explosé la tête avec un pétard qui date de Mathusalem. Une vieillerie qu’il tenait de son grand-père. Attends, j’ai noté le nom. Un Webley et Scott mark cinq, ça te dit quelque chose ?

- C’est anglais non ? 

- Oui et le type qui l’a abordée s’appelle Ferguson.

- Et il ne connaît personne ?, s’amusa le Poulpe. 

- Non et le nom ne dit rien à Gilda. Il est arrivé, a débité son laïus à toute vitesse et il est reparti sans laisser le temps à Gilda de répondre. Bizarre, non ?

- Je résume. Un type pour qui tout allait bien, est tué ou se tue. Un mystérieux inconnu évoque un vieux revolver et la veuve et l’orphelin s’interrogent.

- Ils n’ont pas eu d’enfant, murmura Jean-Mi en baissant les yeux.

- Désolé, Je pensais à moi, s’excusa Le Poulpe. Et je suppose qu’il aimait le bleu ? reprit-il suave.

- Attention à ce que tu dis ! Il était de là-bas, le Viala c’est sur le causse. Tiens c’est vrai ça, pourquoi s’est-il lancé dans le fromage ? Une opportunité ? Il devait connaître du monde. Il avait la bosse du commerce le Michel, autodidacte et filou comme pas deux pour obtenir ce qu’il voulait. Avant le fromage, il a fait tout un tas de trucs en arrivant en Argentine. Je ne me souviens plus. Il n’est pas rentré de deux ans après son départ. Faudrait demander à Victor, c’est son ami d’enfance, ils travaillaient ensemble. Un sacré bail que je n’ai pas eu de ses nouvelles. Je descendrai sûrement pour les obsèques, je le verrai. Avec Michel et lui on s’engueulait tout le temps sur les vertus comparées de L’Aubrac et des causses. Et moi, je continue à dire que c’est comme le Roquefort et le bleu ou… le Salers et le Laguiole, ça n’a rien à voir.

Il s’arrêta, les yeux attendris, la lippe en virgule. 

- Mais c’est Gilda ! s’exclama-t-il en se levant d’un bond quasi gracieux. 

Gabriel tournait le dos à l’entrée. Il ferma les yeux afin de savourer les derniers instants avant la levée du mystère. Les paroles de En esta tarde gris  lui revinrent en mémoire :

Viens  / me disais-tu  avec tristesse/ mon âme ne supporte plus cette solitude/ Viens/ aie pitié de ma douleur/ Je suis lasse de te pleurer / de souffrir et de t’attendre / et de toujours parler seule à seul avec mon cœur.

 

Chapitre 6 La veuve et l’orphelin.

 

Le Poulpe tardait à se retourner. Il écoutait la voix de Gilda dans le brouhaha des clients. Elle avait un joli accent et privilégiait les graves. Il se retourna en croisant les doigts. Elle était brune.

- Gabriel Lecouvreur, alias le Poulpe, l’ami de mon ami Gérard, introduisit Jean-Mi avec emphase.

- Encantada, dit-elle en levant vers lui une main longue et fine.

- Le plaisir est pour moi, rugit-il en rougissant. Je suis désolé, je parle espagnol comme une vache anglaise. Pas follement.

Elle le regarda sans le voir, le visage sans expression. Ce n’est peut-être pas ce qu’il fallait dire, se dit le Poulpe en enchaînant :

- Nous discutions de votre mari avec Jean-Mi. Et je tiens à vous présenter mes plus sincères condoléances.

Le Poulpe avait parlé avec l’application d’un écolier qui ne veut surtout pas se gourer. Il n’avait jamais su prononcer cette phrase sans un drôle de bourdon à son cœur d’orphelin. Il était petit quand on lui avait récité la grande formule et il s’en souvenait un peu comme d’une chanson triste, son tango à lui en quelque sorte. 

- Merci.

- Tiens, assieds-toi. Tu as faim ?

- Non, je n’ai pas faim, un thé s’il te plaît. Tiens j’y pense, je t’ai ramené une hierba maté du Paraguay famosa ¿ Todavía aficionado ? 

- Le plus grand défenseur de la calebasse et de la bombilla de tout l’Est parisien. Je te remercie. Tu sais, maintenant on en trouve de la bonne sur Paris. Si tu préfères un maté à ton thé, je peux t’en faire un.

- Si ¡ cómo no ! Che digame,  ça doit faire chic le maté dans les bars parisiens ? Vous connaissez ? demanda-t-elle sérieusement en se tournant vers Gabriel.

- J’ai arrêté ma mère me l’a défendu, répondit le Poulpe à tout hasard.

Elle le regarda étonnée avant de sourire. Ses yeux bruns pétillèrent enfin.

- Moi c’est le cérémonial que j’aime. Vous allez voir.

C’est vrai qu’elle était belle. Cheveux aile de corneille, yeux d’ébène, teint des mille et une nuits. Le soleil de l’été pampéen l’inondait encore.

- Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?, poursuivit-elle poliment.

- Bonne question. Pour tout dire, je ne fais rien qui transpire le bon élément sur un CV. Non, je bricole sérieux. Parfois pour gagner trois sous, je pige un peu mais beaucoup de canards digèrent pas ma glose.

- Pardon ? No te entiendo.

- Excusez-moi vous m’avez donné l’impression de bien parler français et je me laisse aller.

- Merci, j’avais une grand-mère d’origine française et un mari plus qu’authentique. Mais bon, si je vous prends au lunfardo, c’est notre argot, je vais être seule à rire. 

- Je veux bien essayer. Avec vous mon espingoin se ranime. Disons que je collabore de temps en temps dans des canards, pardon des journaux. Passons. Jean-Mi me racontait que votre mari s’était fait tout seul ? reprit-il en redressant la barre.

- Oui et depuis longtemps. Ses parents se sont tués dans un accident de voiture quand il avait huit ans.

- Je me disais aussi.

- Pardon ?

- Non rien. Et qui l’a élevé ?

- Ses grands-parents. Je ne les ai pas connus. Il adorait son grand-père. Il est mort quelques mois avant que Miguelito ne vienne en Argentine. Sa grand-mère buvait beaucoup et je crois que c’est pour ça qu’il ne supportait pas de voir une femme saoule. Elle est morte quand il avait 18 ou 19 ans.

Ce type avait une autre façon d’envisager la vie mais le Poulpe y reniflait le frérot. Ce drôle de fromager s’était trouvé une si jolie fruitière qu’il était maintenant à maturité pour lui prêter sa louche.

Jean-Mi revint avec une théière pleine d’eau chaude, une espèce de courge sèche remplie de maté et une pipette en métal. Il tendit la courge à Gilda qui s’en saisit l’air ravi. Elle huma, tripota la pipette du bout des doigts, la porta à ses lèvres gourmandes et aspira.

- A vous, dit-elle en tendant la calebasse.

Jean-Mi s’était approché, avait reversé un peu d’eau chaude sur le maté et attendait. Le Poulpe respira l’odeur âcre, à peu près aussi engageante que celle des mixtures aux vertus soi-disant dormitives de Cheryl et il aspira à son tour un grand coup.

- Merde ! Aïe, je me suis brûlé la langue.

- Bienvenu au club, rigola Jean-Mi. Première règle : vérifier la température de la pipette. Ça réveille hein ?

-  Ouais, bof, c’est amer. Je vais m’en tenir au houblon. Qu’est-ce que j’en fais ? demanda-t-il la calebasse lovée dans sa paume.

- Normalement c’est mon tour mais je passe la main. C’est pas mon heure, les mélanges trop exotiques, je m’en méfie, répliqua Jean-Mi

- Tu me rappelles Miguelito quand tu dis ça, répondit Gilda l’air rêveur.

Elle tendit la main, versa de l’eau, agaça la pipette et suçota sans plus se soucier d’eux. Une fois terminé, elle recommençait. En grande blessée de la vie, elle n’était pas pressée. Ils mangèrent en s’efforçant tacitement de ne pas marteler leur assiette à grands coups de fourchettes. Le Poulpe et Jean-Mi la regardaient tour à tour sans se décider à poursuivre la conversation. Gabriel ne se sentait ni bien ni mal, ni concerné ni distrait. Il semblait être retourné dans le temps hors du temps du deuil qui commence. Quand plus rien ne ressemble à rien. Il ressentait l’absence à tout de Gilda et il mesurait son impuissance à partager son désespoir. Il ne pouvait qu’être là et finir son assiette avec délicatesse.

- Fromage, café ? ou maté ? sourit Jean-Mi.

- Café solo, répondit Gabriel surpris devant son espagnol qui remontait.

- Je reste au maté, reprit-elle en les regardant tour à tour. Depuis quelques mois Miguelito avait ressorti ce revolver plus que d’habitude. Pourquoi ? Peut-être pensait-il déjà au suicide ? Non je ne veux pas le croire, à moins qu’il ne m’ait caché quelque chose ?

- Vous savez d’où lui venait le revolver au grand-père ? demanda Gabriel.

- Non. 

- C’est curieux une arme anglaise. L’homme qui vous a parlé ce matin avait un nom anglais aussi, non ?

- Ecossais je dirais, précisa Jean-Mi.

- Ferguson, vraiment ça ne me dit toujours rien, dit-elle.

- J’ai un ami, un ancien typographe qui, en bon amoureux des lettres, a chez lui de superbes collections de livres sur les armes. Un spécialiste, sourit Gabriel. Autant commencer par se renseigner sur le pedigree du flingue en attendant que le mystérieux inconnu réapparaisse. Et si c’était un privé ?

- Un détective ? Qui mènerait une enquête ? Sur quoi ? Pour qui ?, enchaîna Gilda mécaniquement. Je me demande si je ne préfère pas l’idée du suicide finalement. J’ai déjà envie de freiner des deux pieds. Il s’agit peut-être d’une illusion de mon cerveau dérangé. J’ai simplement envie de ne pas croire à sa mort alors je cherche des raisons rocambolesques. Tussy a peut-être raison quand elle dit qu’un gosse malheureux le reste toute sa vie et un jour de cafard, paf. Non. Si ça se trouve je n’ai rien vu parce que je ne voulais rien voir. Il était soucieux mais il l’était souvent, surtout quand il avait une idée en tête. Là, c’était son nouveau Rocafuerte qui lui prenait tout son temps. Non ce n’est pas possible. Avec ce nouveau fromage il voulait envahir la France. Il était un peu fou, hein Jean-Mi ? Il étudiait comment aménager un cargo pour que son fromage mûrisse dans les cales pendant la traversée. Un bleu bercé au roulis de l’océan, il imaginait déjà sa première publicité.

- Quelle folie ! s’exclama Jean-Mi. Il ne m’en a jamais parlé à moi.

- Tu le connaissais ! Tant que les choses n’étaient pas prêtes, il se taisait.

- Si je comprends bien, il voulait concurrencer Roquefort, Victor et Tussy étaient au courant ?

- Oui bien sûr. Tiens c’est la bonne heure pour les appeler. Je vais remonter chez toi pour être au calme.

- Vous serez parmi nous ce soir ? demanda Gabriel alors qu’elle se levait.

- Ce soir ? Ah oui. Peut-être. Je verrai. Je suis contente de vous avoir rencontré. Nous nous tenons au courant. Hasta lueguito. 

- Je me demande bien où on va fourrer les pieds, s’interrogea Jean-Mi. Est-ce bien nécessaire ? Michel est mort, c’est la vérité toute crue et celle là, elle est bien suffisante, non ?

-  Oui mais chercher à comprendre, c’est se sentir en vie, non ? Sûr que le mort il s’en fout et encore, sait-on jamais ?

- En tout cas moi derrière mon comptoir, j’écoute les gens mais je cherche jamais plus loin. Je dois être de la vieille école. je dis que les morts faut les laisser en paix. Je suis pas fait pour le métier de flic moi !

- Moi non plus, se défendit le Poulpe. Mais c’est plus fort que moi, j’attire les désespérés de la terre, les trop interrogatifs au regard égaré, les dénonciateurs d’abus en tout genre, les furieux qui crient vengeance. Quoique ceux-là, je m’en méfie maintenant. La haine fait des ravages. Mais je peux pas m’empêcher de vibrer aux larmes d’un orphelin, c’est plus fort que moi et j’ai l’impression qu’avec les veuves ça me fait pareil. Finalement ce Michel, c’était pas un type très engageant ? 

- C’était pas un gai mais c’était un bosseur, à priori honnête et droit. Il était considéré dans la profession et tu sais, chez les représentants, y’a de tout.

- Une couverture peut-être ?

- Ça te plaît de remuer la merde toi ! Michel avait eu une ascension rapide mais c’est l’Amérique là-bas, c’est pas pareil, c’est neuf. Il aurait trempé dans des affaires louches ? Ça m’étonnerait. En tout cas c’est pas ici que tu trouveras la solution. Ça s’est passé à plus de 6000 kilomètres, une paille !

- Oui, c’est juste. Et ce Victor, qui c’est ? Il était sur place ?

- Oui. C’est un gentil lui, un gai. Le contraire de son grand pote le Michel. Deux inséparables. Ils se connaissaient depuis le primaire ou une histoire comme ça. Je trouve qu’on devient absurde avec toutes ces questions sans réponse.

-  Et ça ne te donne pas envie d’y répondre ?

- Ça ne me met pas à l’aise. Je me ferais bien partisan de la devise : pour vivre heureux vivons cachés et muets.

- Tu t’en fous des malheurs des autres ?

- Non, mais je préfère les aider en montrant la vie qui continue. J’écoute leur peine mais je ne pense pas que mes commentaires les aideront vraiment. 

- Oui mais pour que la vie continue, vaut mieux pas rester avec des rancœurs ou des interrogations, ça gâche, je t’assure.

- Oui bien sûr.

Jean-Mi levait la table avec des allures de robot.

- Et Tussy, c’est quoi ?, demanda Gabriel en regardant un chien affreux qui dormait sur les pieds de son maître.

- Quoi ? Tussy ? T’y vas fort, rigola Jean-Mi soudain détendu. Tussy est une superbe blonde, la meilleure amie de Gilda. Mignonne aussi, plus pète sec. 

Un des garçons s’était approché pour lui demander de signer une livraison de pinard. Quel manque de tact ! 

- Excuse-moi, va falloir que je te laisse. J’ai pas mal de choses à régler. Et puis ce soir on ripaille à nouveau avec le Gérard. Il avait bien raison quand il disait qu’avec toi, on ne sait jamais dans quelle histoire on va s’embarquer. Moi qui dorlote au plus haut point ma tranquillité, ça me bouscule. Mais je te trouve sympathique pour un fouille-merde, plaisanta-t-il. Et pour rester honnête, je crois que tu m’as convaincu. Gilda et Michel sont mes amis. Je dois aider Gilda au maximum. Je compte sur toi pour m’affranchir.

- Moi qui étais en train de me ranger à ta façon de voir ! Comme quoi, il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis.

- Là, je suis bien d’accord. Quand il y a un doute, on ne peut plus vivre avec. 

Il se leva et faillit renverser la table.

- Hé bien, te voilà adoubé preux chevalier au service de la dame brune. A mon tour de te souhaiter bienvenue au club des don Quichotte. Et moi, vaillant octopus vulgaris, je m’en vais de par la ville rêver à un monde sans veuve et sans orphelin. Mais comme j’suis pas bête et que je sais bien que ce n’est pas possible, je vais réfléchir un peu à tout ça. Dis-moi, elle te plaît bien Gilda ?

- Je n’osais pas te poser la même question. A ce soir, sourit Jean-Mi en s’éloignant le torse bombé.

 

Chapitre 7, La Java niaise.

 

 

En sortant, sa bonne humeur l’accompagnait toujours. Un peu comme une garce infamante et dérangeante. Une qui rigole des redresseurs de torts, qui agace ceux qui la fuient en la traitant d’imbécile heureuse, mais qui sait comment donner un plaisir fou. A quoi ça tient ? se dit le Poulpe. La tranche de mots avait tourné autour de la camarde, rien de bien joyeux et il s’était brûlé la lippe. Mais la veuve était belle et le ciel bleu, même le dioxyde de carbone évitait les conflits de couleurs. Jean-Mi, la montagne au teint papier-maché des michés du canton, lui avait laissé entrevoir la sérénité d’un petit chemin de campagne. Un coin peinard où la haine laisserait la place au juste pouvoir et au bon vouloir. Voilà les cadeaux qui arrivent, se dit-il en croisant un drôle de magasin appelé Fantômes et Masques. Dans un élan joyeux, il poussa la porte et entra. 

- Je jette un coup d’œil, annonça-t-il  en découvrant éberlué la caverne aux frusques qui l’entourait. 

Un petit bonhomme tiré à quatre épingles, l’air d’une gouape matinée Grévin, fondit sur lui en lui demandant : 

- C’est pourquoi ? 

Il n’en avait aucune idée.

- Vous travaillez dans le cinéma ?, reprit la gouape l’air pincé.

- Je commence, mais je fais plutôt dans l’écrit et nous les pisse-lignes, on a juste besoin d’un bon gros pull pour passer l’hiver. C’est bien là le problème : ce soir je sors, minauda-t-il d’un pied sur l’autre en réalisant sa demande, soudain perplexe. Vous proposez quoi exactement ?

- Je loue des costumes ça se voit non ? même au ploucs, grimaça le vieux beau en l’examinant de haut en bas.

- Vous avez de la chance aujourd’hui je suis de bonne humeur. Je veux bien voir ce que vous allez proposer au plouc que vous imaginez.

- Soirée privée ?

- Un repas d’amicale façon massif central en compagnie de deux tireurs de bière et d’une veuve argentine.

- Vous écrivez des scénarios, c’est ça ? dit-il d’un air entendu. Que pensez-vous d’un costume de gaucho ? J’ai la totale et c’est un de mes préférés. Regardez-moi ça.

L’air savant vaguement méprisant, il commenta :

- La bombacha, le pantalon en toile, d’authentiques bottas de potro. Vous chaussez du combien ?

- 45.

- Je crois que ça ne va pas être possible. On trouvera d’autres bottes. Bon un sombrero ou la boina ? demanda-t-il en lui désignant un béret en souriant sirupeux. Guarda monte, les jambières, indispensables ! J’ai aussi ces ceinturons avec des rastas. Superbes ces boucles, non ? Et des facones qui coupent pour glisser dedans. Et attention aux voisins si je vous rajoute des espaldas., termina-t-il en lui exhibant sous le nez une paire d’éperons à faire frémir sept générations de chevaux.

- Hé bien effectivement, je crois que ça va pas être possible. Avec tout ça sur le dos, j’aurai vraiment l’air d’un plouc. Je voulais m’habiller pas me déguiser.

- J’ai des smoking , des habits ?

- Non, non, ça va pas.  

- Bon, compris. Regardez-moi ça. Veste noire années trente, pantalon coupe espagnole, mocassins double cuir, pochette blanche, foulard en alpaga, vous choisirez la couleur. La classe décalée ! Vous serez chic, un brin original. Je vous assure, le costume transforme l’homme.

Ignorant les aiguillons de l’avorton, le Poulpe lui prêta confiance question séduction.

- Je peux toujours essayer. Et avec une casquette ? 

- Surtout pas, aujourd’hui oubliez le plouc qui sommeille en vous. Suivez-moi.

En sortant de la cabine, le petit homme le contempla comme une poupée de cire. 

- Vous plaquerez vos cheveux. Regardez-vous et écoutez-moi ce tango. Il s’appelle El Guapo. Ce n’était pas n’importe qui une gouape dans les faubourgs de Buenos-Aires.

Je ne suis pas un dé qui peut tomber de n’importe quel côté/ Je tombe là où tombent les hommes/ même si on m’attend au coin de la rue pour me trancher la gorge / Je resterai un hidalgo déplacé / né à une époque où on ne sait plus vivre ni mourir.

Le Poulpe se retrouva dans la rue en se demandant comment cet enchanteur désagréable avait pu le décider à dire oui à ce costume de faubourien, style rechigneur à suer pour gagner son blé. Une visite à Cheryl pour la touche finale et vérifier la bonne tenue de son humeur lui parut évidente.

Dix-sept heures, les shampouineuses ont les mollets qui enflent, les mains qui brûlent et haïssent les néons qui chauffent. 

- T’as pensé aux cadeaux de Noël ? demanda Cheryl attendrie à la vue des paquets.

- Non, mais j’ai dégoté un costard pour la sauterie de ce soir et j’ai besoin de tes doigts de fée pour me plaquer la tignasse à la gomina.

- Tu te fous de moi ! J’ai du monde.

- Juste un coup de peigne et un coup d’œil. Je croyais que tu me trouvais trop évident alors j’ai loué un 31 pour te donner envie de m’accompagner.

- Et le petit coup de parfum, pour l’oreille droite ou la gauche ? C’est qu’il est tout mignon mon mignon aujourd’hui. Assieds-toi, je vais m’occuper de toi.

¡ A que vida tan dura ! ronronna-t-il en s’abandonnant au massage Thaï-Che-Ril.

- C’est bon, ouvre les yeux sweet love.

L’accent égrillard de sa douce lui écorcha le tympan. Elle savait tout faire sa Cheryl, la cuisine mexicaine, les massages finlandais, les positions javanaises, mais aligner trois mots autrement qu’en parigot, ça collait jamais. M’en fous !, se dit-il en montant se changer.

Quand il redescendit de la bonbonnière, Gabriel fut accueilli par des cris à faire pâlir tous les youyous de la Perse et de l’Anatolie réconciliées. Lui qui n’aimait pas les lumières crues et les démonstrations bruyantes, il entrevit la galère dans laquelle il allait ramer toute la soirée. Cheryl s’avança pour lui sauter au cou et lui annoncer qu’il était le plus chou et qu’elle le rejoindrait vers 21 heures après un bon toilettage. Il sortit dare-dare et marcha jusqu’au Pied de Porc avec la féroce envie de faire demi-tour et de troquer son costard contre son paquetage habituel. Mieux valait pas imaginer d’avance les fions du Gérard et entrer dans le personnage. 

- Quoi de mieux qu’un tango, se dit-il en entonnant la Malavaje (la pègre) :

Hier par peur de suriner / au lieu de me bagarrer / je me suis débiné / J’me suis vu en cabane ou rectifié / j’ai cru que je ne te verrai plus, j’ai tremblé / moi qui n’ai jamais flanché / la nuit je me suis angoissé / et enfermé pour pleurer / mon Dieu qu’est-ce que tu m’as fait / j’ai tellement changé / j’sais plus qui je suis…

Quand il entra dans le troquet, un silence épais le suivit jusqu’à son tabouret. Pour une réussite, c’en était une, des carpes en apnée.

- J’ai compris comment obtenir le silence ici. A noter. 

- Hé bé ! Tu nous remets les godillots à minuit, c’est ça ? demanda Gérard.

- Demain matin, c’est sûr. Vous pourriez au moins me dire que je suis le plus beau pour aller guincher.

- Tu es beau comme un astre, répondit Maria accompagnée par un jappement baveux du Léon. Dire que mon grand âne a refusé la cravate pour pas te tomber la honte.

- Bon, ça va. On y va l’hidalgo, s’ébranla le Gérard.

En route, Gabriel renseigna le Gérard en adoptant des formules concises sur le ton du mystère. Ça avait le don d’énerver le normand. Arrivés à Bercy, le débiteur de boisson se mit à maugréer sur les nouveaux quartz modernes appelés architecture futuriste ; les arbres maigrichons et la disparition des grossistes en picrate.

- Maintenant faut se taper les représentants à domicile, plus moyen de prendre son après-midi pour aller choisir, goûter, comparer.

- Parle pour toi, moi je m’en fous. Faut bien que le temps turbine et fasse bouger les lieux.

- Vous trottez comme des lapins, souffla Jean-Mi en arrivant à leur hauteur. Quelle classe ! J’ai failli pas te reconnaître. Bonsoir Gérard. T’avais raison, un vrai dérange puces ce gazier.

- En plus ce soir, ce Zorro d’opérette me prend pour le sergent Garcia. Comment vas-tu ?, le salua Gérard.

- Bien. On arrive, c’est là. Vous savez ce qu’on m’a dit sur le financement de la chose ? Les responsables ont fait un appel de souscriptions qui devait durer quatre ans. Hé bien, au bout de six mois, ils avaient réuni le double de la somme prévue. J’vous dit ça, mais méfi ! A part les ristournes sur le prix des Mercedes, y’a pas plus mal poli que parler pognon dans nos réunions de tribus.

- Ça promet, grimaça le Poulpe, Où est Gilda ?

- Elle s’excuse mais nous t’invitons demain soir à souper chez moi. Tu verras, Gilda cuisine rudement bien et moi aussi. Tu vas te régaler. 

- On va devenir inséparables, murmura le Poulpe un soupçon déçu.

A l’intérieur, ça ne sentait ni le vin ni le fromage, ça puait le neuf et la pierre. Du fond parvenait le ronronnement des ordinateurs et ça fleurait le marketing empesé. Le Poulpe eut à nouveau envie de s’enfuir. Le Bédel entama son tour d’étable en les poussant en avant, pas moyen de s’échapper. Puis il les planta devant un gros écran plein de couleurs et s’excusa. Un maigrichon nommé Ricou entreprit de leur expliquer le joujou extra.

- Que vous soyez à Sydney, Rome, Tokyo ou Rodez, vous pouvez choisir l’ambiance de votre première soirée dans un bar de la Capitale. La vieille brasserie où les écailleurs font le spectacle ; le petit bistrot à vin ; le chic et les salons de thé ; le typique où la patronne tourne un ragoût comme personne, le belge, le mexicain… Toutes les adresses possibles. On n’est pas sectaire, récitait le sec en agitant sa souris dans tous les sens, heureux comme un gosse. 

- Et le bouiboui de dernière les fagots ? C’est rien qu’un annuaire votre machin. Moi, j’ai bien assez de touristes qui tombent chez moi par hasard et je préfère les habitués, répondit Gérard avec un grand geste de confraternité en direction du Poulpe.

- Oui, vous êtes de la tradition, mais nous, nous communiquons avec des gens du monde entier et nous faisons de notre mieux pour satisfaire leur demande. C’est l’avenir, la communication planétaire, le village global. Bientôt Internet nous sera aussi familier que notre vieil annuaire. L’an 2000 approche.

- Ah oui, vive l’an 2000 ! Quelle haine, s’énerva Gabriel. Et en 2020, je vous vois bien grommeler sur le bon vieux temps des annuaires. Arrêtons la connerie, s’il vous plaît. Y’aurait pas de la bière autrement que virtuelle dans cette bergerie ?

Assis à une table devant une Kro bien ordinaire. Gabriel essayait de retrouver sa bonne humeur. Il se demanda si le Michel avait prévu son lancement de bleu pour l’avènement du troisième millénaire. Foutue question. Gilda n’était pas là, Cheryl pas encore, Gérard en vadrouille parmi ses confrères et le Bédel broutait dans un coin, caché. Il s’ennuyait. Il tenta un pont imaginaire vers ses quarante ans. Aurait-il moins d’énergie brouillonne à consacrer aux macchabées qui posent des énigmes ? Ou plus à écrire le récit de ses folles aventures de jeunesse ? Qu’à foutre de projections pareilles. Le repas était bruyant et l’aligot avait de la peine à faire bon ménage avec la bière. Ce soir, il aurait pu lever ses interdits à la noix et boire du pif. 

Tout extrémisme et toute projection en vue d’un avenir quelconque mène à l’échec, se disait-il en rotant à la polie. L’arrivée de Cheryl, endimanchée de violet et de rose de la tête aux pieds, lui permit une savante diversion qui les amena dehors vers vingt-deux heures. Cheryl, remontée comme une montre suisse, l’entraîna danser, il était si beau, puis boire un dernier verre, il était tellement craquant ce soir là. A minuit pile sa bonne humeur le laissa sur le bord du trottoir et il pria pour que sa blonde daigne se rappeler qu’elle avait bossé toute la journée. A une heure trente, il fut exaucé et vers trois heures, câlins obligent, il dormait enfin.

 

Chapitre 8, Un Poyaud pour mettre les voiles 

 

 

Après avoir célébré le brunch and kiss  adoré du dimanche matin de sa Cheryl, il proposa une virée sur la péniche de Pedro qu’elle refusa catégoriquement au profit d’un dimanche peinard à la maison. 

- Tu sais quoi ? Cet animal a dégoté un vieux Poyaud qu’il espère installer sur son prochain radeau de la Méduse. Un de ses jours il va y arriver à naviguer, tenta le Poulpe une dernière fois.

- M’en fous et bon voyage. A plus.

Il ne répondit pas et la quitta sans état d’âme. La mayonnaise ne prenait pas. Je t’adore, j’te jette, il s’en foutait. Installé dans le RER, il regarda les immeubles se disperser et les arbres nus se multiplier. Arrivé au bord de la Seine, il déambula un moment sur les quais avant de bifurquer vers le terrain vague ou gisait la gondole du catalan. Pedro, coincé dans sa marquise, astiquait une boussole cabossée en écoutant un vieux tango chanté par Libertad Lamarque : Volvé :

Il n’y a pas un salaud / qui mérite autant d’être haï et oublié / que toi tu le mérites, je le sais bien. / Mais je sais pas te haïr, / parce que je suis née pour t’aimer. 

Le Poulpe content de se retrouver en terrain complice, prit le risque de recevoir un poing sur la gueule en balançant grondement au vieil imprimeur : 

- Guardia civíl, documentos por favor.

 La réaction de l’éternel anar était toujours la même, il devenait bélier. Il chargea vers le mal-accueilli tête baissée en galopant sur les plats-bords. Le Poulpe se prépara à l’impact en position entrée de mêlée et réceptionna la bête en la freinant du ventre et en l’enveloppant de ses tentacules.

- Joyeuses fêtes, frère d’armes, lança Gabriel.

- T’es vraiment con, imbécile. Tu sais bien que mon cerveau court-jute à chaque fois. Mais dis-moi tu as travaillé ton accent ? demanda Pedro en lui claquant l’omoplate gauche.

- Et ça ne fait que commencer.

- Raconte. Je t’offre un jus suivi de deux œufs au plat et coquillettes, j’ai faim.

- T’as pas une bière ? demanda le Poulpe en se pliant dans tous les sens pour entrer dans le logis du candidat marinier.

- Chanceux l’ami, j’ai dégoté du curieux à l’épicerie-bar d’en face. Goûte, c’est de la Pietra, une corse ambrée à la châtaigne qui nous arrive de Furiani.

Coincé devant le hublot de la cuisine-bureau-capharnaum du flibustier, Gabriel raconta à Pedro sa rencontre avec Gilda en regardant les mouettes chier sur la poupe rouillée.

- Oh moi les Argentines j’ai pas trop pratiqué, mais les argentins faut pas s’y fier. C’est eux qui le disent et ils rajoutent que chez eux l’autodérision est un sport national et qu’ils sont plus bavards que tous les peuples de la Méditerranée à la Caspienne réunis. Imagine ! Je te dis ça mais je les aime, ils sont fous. J’avais un pote au boulot Luis, on l’appelait el Loco, au bout de 20 ans d’exil, il pleurait toujours sur son foutu pays en montant sa page. Il est reparti là-bas en 82 en chantant « Vive les retraites démocratiques », depuis on s’écrit et on commente nos âges canoniques. Dire qu’il m’aura fallu passer une éternité dans les imprimeries pour me mettre à écrire à la main. Tu vois, y’a toujours de la nouveauté. Tiens, écoute sa dernière lettre …Mon pays est toujours en instance, vieux et jeune comme toi et moi… Je te le dis, l’Argentine a plein d’avenir si elle dépasse le présent… C’est la terre de la nostalgie, de la promesse… Un cul du monde fait d’hommes si différents qu’ils finissent par tous se ressembler… T’avais raison nous sommes un peuple tragique, agaçant, attachant comme sont les enfants… A toi, vieux radoteur catalan qui m’appelais le poète fou, je te rajoute qu’ici, des poètes il y en a plein les rues. Viens me voir, tu verras…

Pedro dériva vers ses nostalgies en oubliant Gabriel qui l’écoutait en feuilletant distraitement des bouquins.

- Dis marchand de rêve, si on causait mâle. Mon conquistador s’est plombé le caillou avec un Webley & Scott mark V. Ça t’évoque quoi ? 

- Un mark V, siffla-t-il. Passer à gauche avec une pièce de collection ! Il rendait hommage ou quoi ? Je le connais bien ce calibre. C’est un revolver d’ordonnance de l’armée britannique produit en 20000 exemplaires à tout casser entre 1913 et 1915 puis remplacé par le mark VI. Canon octogonal 152 mm, rayures sept droitières, visée fixe, vitesse initiale 198 m/s. Un flingue militaire ordinaire mais rare. Y’a des collectionneurs qui paieraient cher pour un tromblon pareil.

- Tu sais bien, le prix s’oublie, la qualité reste. Y’a pas, c’est pas l’arme de tout le monde, rigola le Poulpe. Le flingue appartenait à son grand-père, tu trouves pas ça curieux ?

- Oh, tu sais les armes ça voyage, reprit l’imprimeur qui salua la référence en débouchant une autre bière

- Ouais, c’est sûr. Moi c’est ce Ferguson qui me titille.

- Ferguson ? Oublie les moteurs agricoles et viens voir mon Poyaud. 4 cylindres Diesel, semi-rapide, 1500 t/mn. Un bon vieux moteur marinisé comme on en fait plus. Avec lui un jour j’arriverai dans le port de Sète par le canal du Midi.

L’après-midi passa, entre mécanique moteur et mécanique humaine, tranquillement bercée par le houblon à défaut de houle sur le radeau en cale sèche. 

- Promesse de voyage quand tu nous tiens ! Fuerza y cuídate, conclut Pedro quand le Poulpe présenta des signes d’agitation.

- A bientôt compañero, salua Gabriel en s’éloignant vers Gilda.

Arrivé en vue des Pyrénées, le Poulpe s’arrêta chez l’Arabe du coin où aucune bière ne valait le détour. Par contre un Pakistanais écœuré par ce dimanche soir glacial, avait oublié là ses roses rouges. Il en choisit une et partit content.

 

Chapitre 9, C.D.I.

 

 

- Ah te voilà toi ! 

L’impatience du Bédel à le faire entrer, lui laissa présager quelques nouvelles fraîches. La voix rauque de Gilda sonna un bonsoir du fond du couloir. Elle arriva vêtue d’une robe sombre, l’effet était saisissant. Ses traits tirés, teintés d’ombre bleue, donnaient à son visage des reflets de marbre clair. Elle souriait gaillardement mais ne trompait personne sur sa sérénité intérieure. Elle s’assit la première dans un fauteuil en cuir.

- Bon, puisque tu as la place du chef, j’irai jusqu’à te servir un bon blanc bourguignon coupé à l’eau de Seltz avec un glaçon, avança Jean-Mi la mine chafouine pour la réconforter. 

Je sais, c’est un blasphème mais j’accepte, merci, sourit-elle.

- Et pour nous j’ai sorti une Karland ; une Tarnaise brassée à la ferme, houblon et orge bios, eau de la montagne Noire.

- Une bonne petite du cru bien goûtue, c’est ma journée. Avec plaisir!

- J’ai revu Ferguson, brancha Gilda à peine servie en accrochant leurs mirettes. Ce matin au marché de Belleville, je me suis sentie bizarre, pas tranquille. Je m’étais éloignée pour contempler un étal de fromages. Je deviens folle ! Un gosse m’a accroché le bras, en me retournant, je l’ai vu, il était 10 mètres derrière moi. Il a levé son chapeau en souriant puis il a bifurqué à travers des cageots de légumes, je l’ai perdu de vue. J’ai rejoint Jean-Mi, nous avons arpenté le marché de long en large. Rien. 

- En rentrant, nous avons pris le chemin des écoliers par le parc et la rue des Envierges, poursuivit Jean-Mi sur le ton du chroniqueur sportif. Tout à coup Gilda s’est mise à courir en criant « C’est lui ». Il s’est retourné, il a levé la main en gueulant « Hasta lueguito », c’est ça hein ? Et il a encore disparu en galopant comme un anglo à Longchamps. J’ai couru, la vache, j’ai craché 15 ans de nicotine de derrière les comptoirs, je ne l’ai pas rattrapé.

- J’ai continué jusqu’au métro Jourdain. Je courais de toutes mes forces mais j’ai dû abandonner. Il avait pris trop d’avance, se désola Gilda.

- Sportif comme dimanche matin. Qu’est-ce qu’il veut ce type ?

- J’aimerais bien le savoir, reprit Gilda. Hier au téléphone Tussy a paru intriguée quand j’ai prononcé son nom. Elle se souvient d’un certain Angus Ferguson, un éleveur de moutons qui a monté une fromagerie aux environs de Commandante Luis Piedrabuena. Un petit nom léger de chez nous pour désigner un trou paumé de la province de Santa Cruz au fin fond de la Patagonie. Il était en pourparlers avec Miguelito ce printemps pour mettre au point le Rocafuerte puis il s’est retiré brusquement. Il parait que Miguelito n’a donné aucune explication et qu’il ne voulait plus entendre parler de lui. Tussy n’y a pas fait attention. Quand mon mari prenait quelqu’un en grippe, pas moyen de le faire changer d’avis. Et depuis qu’il avait son fromage en tête, il courait après tous les laitiers du pays pour trouver le bon associé avec qui fabriquer le bon bleu mais en attendant, il s’était engueulé avec une bonne moitié. 

- C’était quand ? demanda le Poulpe.

- Il y a trois mois environ. Quelques semaines plus tard, Tussy a eu un certain Gordon Ferguson au téléphone. Il s’est présenté comme journaliste indépendant…

- Oh non !, ironisa Gabriel.

- Et si ! Elle n’a pas fait le lien avec l’autre. Des noms anglais en Argentine, il y en a plein la Pampa et à Buenos-Aires, on n’en manque pas. Il a prétendu préparer une série d’articles sur les français installés en Argentine à paraître dans un obscur journal économique. Elle ne se souvient pas du nom. Miguelito n’a pas voulu le recevoir en prétextant qu’il ne supportait pas les journalistes.

- Je ne le blâmerai pas, suspendit Gabriel.

- Ça ne m’étonne pas non plus, sourit Gilda. Il aurait insisté deux ou trois fois et même tenté un plan drague à Tussy au téléphone mais Miguelito est devenu intraitable, de plus en plus agacé. Elle a trouvé ce Gordon drôle et sympathique, comme ça au téléphone. Mais le plus troublant c’est ce que Miguelito a noté sur son agenda du boulot, le samedi de sa mort : A.G.F. 14 h…

Jean-Mi et Gilda attendirent la réaction de Gabriel en l’encourageant du regard comme des parents qui ne veulent pas souffler le résultat au petit.

- Désolé, je donne mon assurance au chat, soupira Le Poulpe.

- A.G.F., articula patiemment Jean-Mi. Rendez-vous Angus-Gordon-Ferguson.

- Jolie déduction mais incertaine. A quelle heure sa mort a-t-elle été estimée ?

- 14 h, répondit Gilda..

- Troublant. Michel ne t’a rien dit de spécial le samedi en question ?, demanda Gabriel en égarant son regard vers le cou gracile de Gilda.

- Non, à part qu’il devait passer par l’entrepôt avant d’aller s’entraîner avec son équipe de polo.

- Victor, Tussy, où étaient-ils ?, poursuivit Gabriel.

- Tussy, chez sa mère à Santa Fe et Victor flirtait avec Anna au ciné.

- C’est sûr ça ?

- Oui, je connais bien Anna, il paraît que Victor s’est mis à hurler en apprenant la nouvelle sur son répondeur le soir en rentrant du ciné et j’ai toute confiance en Tussy. Victor m’a dit hier au téléphone qu’il n’avait jamais entendu parler ni de l’éleveur ni du journaliste. Au fait, j’ai réservé un vol pour Montpellier demain à 15 heures.

- Tu pars déjà ? souffla Gabriel.

- Paris me parait soudain plus dingue que Buenos-Aires. J’ai envie de respirer l’air de son pays, de voir Victor. Si vous voulez bien m’accompagner tous les deux à l’aéroport demain, je me sentirai plus rassurée. Si Ferguson apparaît, je compte sur vous pour le coincer.

- Bien sûr, approuva Gabriel.

- Je voulais aussi te demander beaucoup plus, papillonna Gilda en se tortillant dans son fauteuil. Aurais-tu du temps à me consacrer pour m’aider à éclaircir mes doutes ? 

Gilda avait maintenant dans le regard des éclairs de gamine perdue et de femme en prière, ses mains s’ouvraient vers lui, tendues vers l’accord. Le Poulpe en avait le sang en ébullition et il lui aurait facilement transfusé toute son encre sympathique pour la renforcer dans sa quête de vérité.

- J’ai été assez surprise de découvrir le montant de mon héritage, reprit-elle. Mon mari m’a laissé plus d’argent que j’imaginais. Me voilà avec tous ses sous et je trouve que c’est bien de te payer pour élucider sa disparition. Ton prix sera le mien.

- Nous verrons ça plus tard. En attendant je suis ton homme, tu peux compter sur moi, affirma-t-il la main sur le cœur, la verge au garde à vous.

- Te voilà avec deux solides chevaliers. Nous t’aiderons de toutes nos forces, surenchérit Jean-Mi avec solennité. 

- Ça ne te semble pas suspect tout ce fric ?, reprit le Poulpe coupant le cérémonial, immédiatement meneur d’enquête.

- Franchement non. Quand on travaille dans l’import-export, on a besoin de liquidités et son fromage allait demander de sérieux investissements. Son truc, c’était prévoir et il est mort à un moment où ses comptes étaient farcis à bloc. Quelle ironie mais c’est bien lui ça aussi ! Au moins ça prouve qu’il ne s’est pas suicidé parce qu’il était fauché. J’avoue que je suivais ses histoires de fric de loin. Il parlait d’argent souvent, même très souvent et j’avais pris l’habitude de l’écouter d’une seule oreille quand il se plaignait de la connerie des banques, des douanes, des fromagers, j’en passe et des meilleures. La soirée commençait souvent par ce leitmotiv, il ne changeait de sujet qu’après trente tonnes de bisous ou un verre de vin. Si les symptômes persistaient, je savais qu’il allait passer sa soirée enfermé dans son bureau à pianoter sur son ordinateur et à tirer des plans sur la comète.

- Je suppose qu’il craquait souvent à tes tendresses sinon quel âne bâté, saliva Gabriel avant d’ajouter sèchement : mais il m’avait l’air salement obsédé par le flouze ton mari.

Gilda tiqua et se ferma en position d’accusée.

- Faut pas exagérer, temporisa le Bédel.

- Ce n’était pas mon côté préféré chez lui mais c’est vrai qu’il en parlait beaucoup, mais il n’était pas obsédé, grimaça-t-elle.

- Avec Gilda, divergea Jean-Mi, on a quadrillé le quartier tout l’après-midi en regardant partout, en nous retournant subitement dans tous les sens, les gens ont du nous prendre pour des fous. On a interrogé les patrons d’hôtel, de bars du quartier, je les connais tous, rien trouvé, rien vu, pas de Ferguson aux alentours. Mais on a pensé recommencer l’expérience demain matin avec toi qui nous suivrait de loin. Il ne te connaît pas, c’est un atout. 

- Pourquoi pas !, admit le Poulpe déjà candidat à la filature de la belle brune. Et à midi j’enlève Gilda en taxi à un passage clouté pour l’amener chez ma coiffeuse préférée qui la transformera en blonde vite fait. Nous reprendrons ensuite un taxi pour aller à l’aéroport et elle pourra partir incognito. Le mieux est que tu ne viennes pas.

- T’as raison, enchaîna Jean-Mi qui rentrait dans le rôle du coéquipier avec une ardeur joviale. Sinon, je te propose de t’embarquer en voiture pour l’Aveyron après-demain matin. Nous réveillonnerons sur l’Aubrac. Je me suis arrangé avec mon frère, il s’occupera de l’Autan les prochaines semaines. J’ai une vieille caisse dans le hangar, elle est à ta disposition. Gilda sera chez Victor à Saint Affrique à une centaine de bornes de là. Ça te va ?

- Mercredi matin ? Je risque l’engueulot avec ma shampouineuse mais moi qui rêvais de grand air, je trouve l’idée bonne.

 Gabriel les quitta vers minuit, ivre de paroles et de perspectives sauvages. Il se sentait élu et prêt à suivre la veuve jusqu’au fin fond de la Pampa. Il courait presque dans les rues sombres en chantonnant le tango d’Alberto Castillo dont Gilda lui avait traduit les paroles avec un drôle d’humour aigre-doux, Che Pituca.

Jeune fille t’as un nom à rallonges/faut dire que t’as de la classe,/t’as l’air avec tout ce flouze/d’une succursale de la banque de la Nation/…/Hé, richarde, gaspille pas les pépettes,/sinon ton millionnaire/on le verra bientôt avec le drapeau en berne… 

 

Chapitre 10, Filer à l’anglaise,

 

 

Le lendemain, Gabriel avait déserté son hôtel aux sons du passage des poubelles et s’était jeté dehors pour sentir son Paris qui s’éveille. Aux pâles lumières de l’aube quand tout devient gris, il arriva au Pied de Porc pour boire son café. 

- T’as l’air en forme pour un lundi aux aurores, l’accueillit Gérard.

- Pleine bourre mon gros. J’ai rendez-vous dans une heure à peine pour une filature. Sers moi mon café à ma table avec trois croissants et de la confiture.

- Rapport avec la veuve ? Dis-m’en plus, quémanda Gérard en le servant.

- Tout doux, mon Gégé. Après-demain je pars en voyage, tu gamberges et je reviendrai rétablir la vérité à mon retour. Maintenant, laisse-moi, faut que j’éveille tous mes sens, lui asséna-t-il pompeux en respirant profondément.

A neuf heures tapantes, il était à l’affût à l’angle de la rue des Pyrénées. Jean-Mi et Gilda sortirent de l’immeuble pile à l’heure. Gabriel était en alerte maximale, l’œil vif, l’allure du mec concentré mais présent. Il avait prévu le journal plié sous son bras à faire tomber à la moindre occasion. 

Au bout d’une heure, rien. Gilda et Jean-Mi interrogeaient inlassablement les commerçants en jetant des œillades de pies égarées mais leurs mines déconfites, rouges de froid, ne laissaient guère d’espoir. Ils entrèrent presque en même temps dans une poste pour faire le point. Jean-Mi allait s’occuper d’évacuer discrètement les valises de Gilda vers le salon de coiffure via la bagnole de son frère. Gabriel avait quartier libre jusqu’à 11 h, heure d’enlèvement. En attendant, il chercha un rade vite fait. 

Comment localiser un Argentin en plein Paris ? L’éclipse de Gilda ferait-elle rôder l’anglo-argentin autour de l’Autan ? En attendant, prévenir Cheryl, s’en tenir au coup de peigne. L’annonce de son départ, il la réservait à la clémence du soir.

A l’heure H, il aperçut la silhouette de Gilda en contrebas de l’avenue de Belleville et retrouva à l’instant toute sa superbe en renseignant volubile le chauffeur de taxi sur ses intentions. Arrivés au feu, il ouvrit la portière, Gilda fut à ses côtés en un quart de seconde. Gabriel se retint de l’accueillir dans ses bras.

- Parfait, tu es parfaite ! rugit-il de plaisir. 

Gilda éclata de rire.

- Oh bravo ! Vous, les parisiens, vous repérez l’élégance du premier coup d’œil ! Une idée de Jean-Mi : la cape de postier du grand-oncle et ce foulard orange oublié par une mystérieuse inconnue dont il n’a rien voulu me dire. C’est ta petite amie la coiffeuse ?

- La doyenne. On se connaît depuis la maternelle, alors y’a des hauts et des bas. En ce moment, c’est genre Sibérie. Mignonne comme tu es, ça va me valoir des réflexions et je dois lui annoncer mon départ ce soir. Pour le moment, elle n’est au courant de rien, je lui ai juste demandé de commander deux déjeuners de plus et qu’elle te maquille un peu pour tromper le gaucho. Elle est douée.

- Je ne voudrais pas être cause de disputes, minauda Gilda rigolarde.

- On ne t’as pas attendue. Mais le temps a beau passer, les disputes ont beau se multiplier, on se réconcilie toujours.

- Tu ferais aussi un beau spécimen argentin.

- Ah oui ?, sourit Gabriel béat les yeux noir-désir.

- Toujours la bonne copine sous la main pour un peu de tendresse les soirs de repos.

- Tu imites très bien les Parisiennes. Sinon quoi de neuf ce matin ?, bifurqua-t-il acide.

- Nada, nada, nada. Ce type m’évoque la balade pour un fou. Au début, ça dit quelque chose comme ça : …soudain, il est apparu… Mélange bizarre d’avant-dernier vagabond et de passager clandestin en partance pour Vénus… Piantao, piantao, piantao… 

Elle se mit à chanter.

- Loco, loco, loco, c’est le nom qu’ils me donnent et qui veut dire fou… récita Gabriel. On a la version française. 

- Je sais. J’aime chanter, ça détend.

- Oui, le tango vu de près, ça vaut l’étude. J’y prends goût, avoua laconiquement le Poulpe. On arrive.

Cheryl, après avoir félicité Gabriel en aparté sur son bon goût, matraqua Gilda de questions. Puis elle lui déploya son entière compassion pendant le repas en jetant toutes sortes de regards à Gabriel qui se retrancha jusqu’au petit somme pendant la séance de camouflage.

En arrivant à l’aéroport, Le Poulpe arborait une casquette écossaise et de grosses lunettes noires qui injuriaient le pâle soleil hivernal. Gilda avec sa perruque blonde, était redoutable et sa triple couche de maquillage emplatrait bon nombre de mâles dans les portes vitrés. Gabriel lui tenait fièrement le bras, toisant tous les gourmands de haut, vérifiant cependant attentivement les blonds et les rouquins. Gilda tenait la plupart du temps la tête baissée et s’accrochait à lui, muette. Il ressentit une légère alerte au palpitant quand ils se quittèrent devant la salle d’embarquement après des au revoir presque intimidés. 

Il la regarda partir, fragile sur ses talons hauts. Elle ne se retourna pas. Il resta longtemps après le départ de l’avion, reluquant mécaniquement les grands blonds, traînant les ventouses, soudain affaissé. Il regagna son hôtel et s’assoupit avant de rejoindre Cheryl pour dîner.

- Belle brune. Elle te plaît ? susurra-t-elle le sourire en coin 10 minutes après son arrivée.

- Et mes belles burnes… Cheryl, on n’en est plus là. Tiens aujourd’hui je t’ai appelée la doyenne…

- Ravie, t’aurais pu aussi dire la vieille.

- Tu comprends pas, tu es pour moi la Supérieure, la chef de dix hommes. 

- Tu délires ?

- Pas du tout, j’ai vérifié, la doyenne c’est le titre donné à la première dignité, cf Roro et y dit pas des conneries. Alors ma première dignité ? Toujours pas ravie ?, lui servit-il la gueule ouverte, les bras en éventail. 

Premier tour gagné, elle était dans ses bras. A l’annonce de son départ et à sa grande surprise, elle pontifia sur les bienfaits d’une petite séparation pour raviver la flamme et ne fit plus aucune digression oiseuse sur Gilda. Du coup, pendant que sa dignité dormait, Le Poulpe fit le point en dérivant. Ses pensées s’arrêtèrent sur Gilda. Il voulait l’imaginer autrement qu’en veuve inaccessible et il tournicota autour de l’idée jusqu’à laisser apparaître la femme. Cheryl ronflait du sommeil celle qui ne se sent pas menacée. Comment font les nanas pour sentir ça ? Sa douce n’avait sûrement pas tort mais sa petite alerte à l’oreillette gauche l’intriguait. Alors, il passa à Jean-Mi et sourit en le revoyant souligner le dérisoire de l’homme qui ne s’avoue pas. Sa rondeur énorme et douce, son désir de bien faire lui étaient plaisants mais il redoutait de le voir devenir lourd s’il insistait à le suivre comme un guide spirituel. Une caisse, la liberté de foutre le camp tout seul au milieu des causses et il se mit à délirer sur une rencontre sauvage avec Ferguson. Ce gaucho les narguait et il n’aimait pas ça. Ses divagations stoppèrent net sur Michel. Il savait lui là haut, salaud ! Il trouvait les morts facétieux voire franchement hilares et il baissa le niveau de ses rêveries éveillées comme pour s’excuser d’y comprendre si peu. Il s’endormit.

 Chapitre 11, Cantal Blues.

 

 

Au matin, l’embroglio lui parut étrangement lointain et Cheryl dut le secouer pour le mettre en branle. Rendu à l’asphalte gris, il ne savait pas par quel bout prendre la journée alors il monta directement vers l’Autan. Le Bédel astiquait son zinc en tonitruant des consignes à son frère qui s’apprêtait à prendre la relève. Le bistrot était calme entre petit déjeuner et apéro.

- Bonjour, tu veux quelque chose ?

- Un allongé et un verre d’eau. J’ai du mal à décoller ce matin.

- Y’a du nouveau, Ferguson a dû passer la soirée ici samedi. Martin, mon serveur, m’a parlé ce matin d’un grand blond avec l’accent espagnol qui a bu vingt bières à l’heure et qui s’est renseigné sur l’Aveyron, soi-disant à cause à la déco de ma mère, asséna le Bédel en désignant le pont d’Espalion en poster au fond de la salle. Il a prétendu qu’il allait partir là-bas pour éclaircir une affaire de famille.

- Putain, si ça se trouve il est déjà parti, maugréa Le Poulpe. C’était peut-être pas lui ?

- T’en connais beaucoup des espagnols qui se renseignent sur l’Aveyron à Paris ?

- Evidemment. Une affaire de famille ? Qu’a-t-il raconté encore ?

- Rien de précis. Des questions bateaux qu’on pose au comptoir et qui emmerdent les garçons qui viennent de Châteauroux : c’est comment là-bas ? et les gens ? J’ai passé à la question tout le personnel et j’ai fouillé les poubelles : pas de papier froissé, pas de numéro de téléphone sur une pochette d’allumettes. Rien.

- T’as révisé tous tes classiques ? Et la note du blanchisseur, tu y a pensé ?, rigola le Poulpe. Bon, je vais faire comme chez Gégé et lire la presse en devanture. Je te laisse bosser, si tu aperçois Ferguson, sois discret en me faisant signe mais j’ai la mauvaise impression que la journée va être calme. Dis-moi, t’as pas des cartes de la région ? Ça peut l’attirer de la rue. S’il vient vers moi, tu m’oublies, on ne se connaît pas. T’as des journaux ?

- Oui. Tiens Libé, une carte du département, répondit-il dans un aller et retour vers le bout du bar. Je te sers à la table là-bas.

- Merci.

En parcourant le canard, Gabriel s’arrêta longuement sur un article qui soulevait questions sur les magouilles pas très orthodoxes d’un monseigneur très catholique qui favorisait l’immigration de collabos de moultes nationalités vers l’Argentine lors de la dernière guerre. Il tenta vainement de faire tinter quelques résonances communes mais il garda ses interrogations en suspens, faute de pouvoir les alimenter. 

Après s’être farci les résultats sportifs, les papiers sur le réveillon et les dernières avanies de la politique nationale ; après avoir scruté les passants qui passaient sans jamais lui jeter un coup d’œil ; après avoir déplié la carte ostensiblement tournée vers la rue et parcouru les routes, les noms des villages, des barrages et des ruisseaux, le Poulpe commença à en avoir marre. Il ressortit son livre sur le Tango d’Horacio Salas qui ne le quittait plus et il se mit à râler en cœur avec les paroles de Cambalache  (Bric à brac) : 

Que le monde fut et sera une porcherie/ je le sais/Il l’était en 506 et le sera en 2000 aussi./ Que toujours il y eut des Machiavel/voleurs et escrocs/satisfaits et mécontents/ gens de valeur et faux-semblant/ Que le XXème siècle soit un étalage de cruauté arrogante/personne ne le nie/Nous vivons vautrés dans le désordre/ tous pataugeant dans la même boue…

Pas mal cet Enrique Santos Discépolo, les années vingt. Drôle de pays, drôles de paroles qui garantissent le sourire en coin. Il s’acheva sur ¡ Qué vachaché !  (Qu’est-ce que ça fout) :

…Le véritable amour s’est noyé dans la soupe,/le ventre est roi et l’argent est Dieu./Tu joues au plus malin, petit nigaud, sans voir/que celui qu’à le plus de fric a toujours raison./Que l’honneur se vend cher/et que la morale ne vaut pas trois sous/Et toi, avec ta morale !/tu n’es au fond qu’un clown… sans carnaval…/Jette-toi dans le fleuve/on se fout de ta conscience…/Y’a plus de critères,/ Jésus ne vaut pas mieux que les voleurs…

Ecœuré par tant d’optimisme, il partit rejoindre les premiers candidats à l’apéro. Il s’approcha du comptoir pour y boire une Guinness mais refusa de se mêler à une conversation sur le prix des sapins malgré les appels du verre de son voisin. Il but sa brune en taciturne en contemplant le menu de midi. Le Bédel vint le rejoindre et ils engloutirent en vieux garçons : une terrine de sanglier, deux tripous avec des patates à l’ail et un cantal quatrième âge, en causant de Gilda qui n’avait pourtant rien de neuf à signaler depuis Saint Affrique. En fin de repas, le Bédel s’enthousiasma sur leur virée au pays et inonda le Poulpe de détails d’ambiance. Il levait déjà les naseaux au vent glacial des plateaux de L’Aubrac. Le Poulpe soupira. Jean-Mi lui proposa un départ à 7 heures tapantes devant son hôtel pour arriver vers midi. Gabriel dit oui sans condition et s’en fut après le café-gnole. Il combla les lacunes de son paquetage en s’achetant des chaussettes en laine et régla l’hôtel en vue de son départ matinal. Il fit son petit tour des popotes et il retéléphona vers 20 heures au Jean-Mi. Rien de neuf. Seule chose à faire, se coucher tôt.

 

 

Chapitre 12, Chapitre 12 !

 

 

Le Bédel fit ronfler les 150 chevaux de son Audi A4 sous la fenêtre de l’hôtel en signe d’arrivée. Ils quittèrent la Capitale à faible allure au moment où les lumières s’éteignent. Les banlieusards partaient au boulot et engorgeaient la porte d’Italie. Les candidats aux réveillons champêtres piaffaient au même endroit mais dans l’autre sens. Le bordel habituel. La route devint étale après Orléans et ils laissèrent les chevaux déployer leur puissance en écoutant la radio en silence. Les brumes matinales disparurent lentement pour laisser place aux rayons frileux du soleil. A Clermont-Ferrand, le Bédel trafiqua du côté des radios locales et à Chaudes-Aigues, il sifflotait à l’unisson de l’accordéon en négociant les virages. Le village de Lacalm en vue, les commentaires se mirent à tomber. Plus moyen pour le Poulpe de se laisser aller au ronronnement de ses libres pensées dont il attendait toujours quelque illumination soudaine. 

Le paysage se durcit en arrivant sur l’Aubrac, les traces de civilisation s’évanouissaient pour laisser la vedette à l’immensité du plateau. Entre chênes, châtaigniers et grands sapins, des murets de pierres délimitaient les herbages caillouteux. Pas de bêtes dans les champs, quelques vieilles rentraient de la boulangerie dans les villages. Seules les fumées qui s’échappaient des vieilles fermes aux toits de lauzes, venaient animer le décor.

- Y’a pas eu trop de neige encore. On va s’arrêter à Laguiole. Prépare un balle !, lui fit Jean-Mi avec un clin d’œil.

- Y parait que c’est passé de mode ce couteau… ironisa Gabriel qui fleurait la manœuvre.

- Figure-toi qu’ici c’est pas une histoire de mode, ça dure depuis plus de cent ans, s’énerva le presque autochtone. C’est un geste noble et solennel. C’est le père qui offre son premier couteau au petit, la fiancée à son promis, le fils à son ami. Même les femmes ont le leur maintenant et chacun y tient comme à la prunelle de ses yeux. Mais si pour toi c’est un truc à la mode, je ne sacrifierai pas à la tradition pour un parigot à la con qui refuse un signe d’amitié.

- Premier froissage de susceptibilité. Faut que je me gaffe avec le régionalisme, s’excusa Gabriel. Et s’offrir des flingues, c’est à la mode par chez vous ?

- Moins, consentit Jean-Mi, quoique, j’ai souvent vu de vieilles pétoires exposées dans les cuisines à côté du sabre de 14-18. 

- L’arme est ordinaire dans le coin. Le pays cultive son côté far-west !

- T’as raison et moi je vais t’offrir un couteau, insista le Bédel têtu. Et toi, si tu veux me faire plaisir, t’auras qu’à dégoter trois cailloux soigneusement ramassés dans le département avant ton départ. C’est mon dada. Depuis mes huit ans, je collectionne les pierres. J’en ai une pièce remplie et chacune a droit à son commentaire. Petit, je notais simplement le lieu, la nature de ma trouvaille, maintenant j’écris et j’étiquette dans tous les sens. Chaque caillou à son histoire et j’en broderai bien une sur toi.

La boutique Calmels était pleine à craquer et le Poulpe recula devant cette remontée de pression humaine et se rabattit sur la contemplation méditative des couilles de la statue du taureau fièrement installée au milieu de la place. Le froid ne les lui refroidissent pas, fut son seul commentaire sur l’œuvre. 

Ils reprirent vite la route et quelques encablures plus loin, rejoignirent Condom d’Aubrac où s’élevait l’étable retapée du Bédel. Une cousine avait tout préparé et laissé sur la table face à la grande cheminée qui ronflait d’aise : charcutailles, pain, vin, fromages et fruits. Jean-Mi venait juste de le laisser pour entamer sa tournée de bonjour quand le téléphone sonna. C’était Gilda.

-… Gabriel, Ferguson m’a suivi. Hier Serge, un ami de Victor, a croisé à la mairie un journaliste avec l’accent espagnol qui cherchait à entrer en contact avec les associations de résistants de la dernière guerre. Je suis sûre que c’est lui : blond, grand. 

- Faut que je coince ce foutu journaleux, qu’il s’explique. 

- On vous attend ce soir si vous n’êtes pas fatigués du voyage. Victor nous invite. La famille, les amis, les vieux, les jeunes… je ne connaîtrai pas grand monde  et j’avoue que…

- Jean-Mi est coincé ici, sacrée famille ! Mais moi, j’ai bien dormi en descendant, je te rejoins. Donnons-nous rendez-vous vers 19 heures.

- Dans un bistrot ? Y’en a partout. Tiens, celui au niveau du pont qui saute la rivière, c’est le plus grand, il fait tabac. Je viendrai seule.

- Je serai à l’heure.

Le Poulpe sortit en trombe de la maison et s’arrêta net devant le calme éperdu des alentours. Un hangar, sa voiture promise devait être là. Il poussa l’énorme porte en bois. Cachée sous de vieux draps en lin, il dévoila en premier les phares américains d’une vieille Mercedes crème des années 60. Il s’en frotta les mains d’avance. Les clés ? En sortant, il aperçut une mamie qui grattait un fossé avec un bâton. 

- Vous connaissez Jean-Michel Silpleu ?

- Le Pitchou ? Il est chez Berthe. La cheminée qui fume, c’est là, s’édenta la vieille pomme ridée en agitant la main.

- C’est comme chez les indiens ici, s’exclama-t-il en s’éloignant.

Jean-Mi le laissa partir, déçu d’avoir à rester au bercail. L’intérieur du char sentait le cuir grassement entretenu. Gabriel conduisait en propriétaire, les méninges en fusion. Il convoquait son armée des ombres. Le courant l’entraînait vers des abîmes de résistance et il cherchait à rassembler les germinations. Maquis, vieilles pétoires et quesos  lui envahissaient la lymphe. Dehors le jour déclinait, les vallées succédaient aux causses. Les arbres nus lui figuraient des ancêtres figés dans leur mutisme. Il se mit à hurler de rage, de joie et de liberté en ouvrant les vitres. Tel le loup-garou il se transformait  et se préparait à vadrouiller sur les causses pour traquer les oublis du passé. Michel était né ici, une partie de sa vérité devait y être. S’il y avait secret, il le découvrirait.

Saint-Affrique laissait échapper des odeurs de dindes quand il descendit de la voiture. Le bistrot se vidait, Gilda se leva et lui fit signe. Ça fermait. Ils marchèrent dans les ruelles.

- Je suis contente de te revoir. J’ai la sensation de retomber en adolescence ici. Je suis sans cesse guidée par quelqu’un et j’ai l’impression de glisser sur une peau de banane chaque fois que je pose des questions sur la famille. Ça me rappelle ma branche libanaise, du côté de mon grand-père. Ils fourrageaient dans le commerce. Ça chuchotait tout le temps, fallait jamais poser de question autre que convenue. Ici, tout ce que j’entends c’est : « Sont tous morts ! », « Que Dieu les garde », c’est tout. D’autres ajoutent :  « C’est une famille qui a le malheur sur elle, ma pauvre petite, refaites vite votre vie. » Et ça ne me fait même pas rire ni pleurer.

- Pourtant, c’est pas gai. La province aime la discrétion. Et Victor ?

- Il est en train d’ameuter tout le pays pour qu’on lui signale les apparitions du Ferguson. Cet après-midi, il est allé à la mairie interroger son monde. 

- Bon point.

- Je n’ai pas très envie de réveillonner ce soir. Nous appellerons Victor plus tard. En fait je n’ai envie de rien, à part pleurer peut-être et je n’y arrive pas. Il fait froid ici. Je suis si loin de chez moi et Miguelito semble me hurler des mots que je n’entends pas. Ma grand-mère disait toujours qu’il faut excuser les endeuillés car ils sont loin des vivants pour un bout de temps. Je commence à comprendre. Si on se trouvait une place au chaud ?

- Où tu voudras ! Si tu ne veux pas voir grand monde, une veuve et un orphelin, ça peut faire une bonne équipe un soir pareil, s’étrangla Gabriel en la serrant dans ses bras.

- T’es orphelin ?, demanda-t-elle en se dégageant doucement.

- Oui mais y’a prescription, j’avais 5 ans. Je suis revenu vers les vivants depuis longtemps et j’y tiens, mais les morts me causent parfois. Ecoute-les, ils ne parlent qu’aux heures perdues.

- D’accord, murmura-t-elle. 

Ils marchèrent épaule contre épaule en silence quand Gilda reprit :

- Serge m’a proposé de t’héberger si tu veux. Tu vas voir, c’est un sulfureux, il nous attend vers 8 heures. C’est sur le plateau vers chez Miguelito. Je me sens mieux là-haut. On y respire un peu comme au milieu de la Pampa. 

- Allons-y.

 

Chapitre 13, Nuit bibine

 

 

Arrivés sur le plateau, les phares américains de la vieille allemande éclairèrent un horizon sombre et pelé. Ils s’approchaient. Gilda lui demanda de ralentir.

- Là, le lièvre.

Gabriel pila net. En bordure d’un chemin de terre, un énorme lièvre aux grandes oreilles tenait un fusil planté dans le cul d’un chasseur qui marchait à quatre pattes. Il se frotta les yeux. Saisi par le regard malicieux de l’animal, il sortit palper l’apparition et lire la pancarte fichée à coté de la statue en vieilles ferrailles soudées, signée Debru. Gilda riait.

« Tous représentants de l’ordre et de la société 

sont priés de se présenter aimablement. 

Bienvenue à tous ou presque. 

Ici commence le monde de Serge Van den Brouwen »

Sur la route Gilda lui avait brossé un rapide portrait du gaillard et il sourit d’aise en caressant la nuque de fer du lièvre. Serge avait débarqué sur le Larzac à l’époque ancienne des joyeux babas. La plupart étaient repartis, lui non. Il avait squatté une bergerie qu’il avait fini par acheter et entretenait avec la modernité un rapport savant. Connu dans la région pour sa grande gueule et sa faconde à houspiller les paysans qui passent leur temps à se plaindre, il avait eu les pires emmerdes avec EDF après l’installation de son éolienne mais refusait toute assimilation avec les communautés locales qui fleurissent dans le coin. Il avait élu ce pays et ne souhaitait pas le quitter. Son estomac replet, ses boucles gris-blondes, son nez en trompette, donnaient au bonhomme une allure de bambin vieilli trop vite. Il plut d’emblée à Gabriel, ravi d’être accueilli par un râleur goguenard aux joues rouges et aux gestes vifs qui se tenait en bras de chemise au milieu de sa cour.

- Entrez, je vous montrerai mon royaume plus tard.

D’énormes fauteuils entouraient le cantou où crépitait le feu, le reste de la pièce était éclairée par des bougies disposées un peu partout.

- L’hiver, je me concentre ici pour taquiner ma muse. L’été je déplace ma  concession ailleurs et je retrouve ma salle à manger, précisa-t-il en désignant un énorme ordinateur qui encombrait la table massive. On se boit quelque chose ? Champagne ou bière ? Je vous le dis de suite pour moi ce sera bière 

- On est fait pour s’entendre. Bière.

- Bière pour tout le monde, renchérit Gilda en allongeant le sourire.

- Suivez-moi. Je vais vous montrer ma cave.

 Le Belge les conduisit vers une sorte d’igloo en caillasse, à l’intérieur duquel gisait une immense lauze, bardée de poulies, de treuils et de cordes. Le tout était relié à des anneaux en fer. La lune aidant, l’installation oscillait entre le mortuaire issu d’un culte venant de nulle part et la fantaisie héroïque. Serge ébranla le système en maître d’œuvre puis il les laissa passer devant. 

- La caverne d’Ali Brasseur ! s’exclama Le Poulpe.

La cave, aménagée dans un aven, scintillait de lueurs rousses, brunes ou vertes. Sur des étagères taillées dans le calcaire, des centaines de bières étaient rangées par pays.

- Je tente le diable et risque l’éboulement à tout instant mais tant pis, des caves comme ça y’en a plein le plateau mais pas deux comme la mienne. C’était une ancienne fromagerie. Tenez, un panier chacun et servez-vous. Joyeux Noël.

- Même en rêve, j’aurais pas pu imaginer, saliva le Poulpe. 

- C’est beau, ça brille, je crois que je vais pleurer, enfin, pleurer, ça vient, j’ai…

Là, au fond du trou, Gilda put enfin lâcher les vannes.

- Pleure petite, ça fait autant de bien que rire, l’encouragea Serge en lui tendant un torchon blanc immaculé. Ta moitié t’a quittée, t’as plus qu’à retrouver ton entier et bonjour le chantier, murmura Serge doucement en éloignant Gabriel afin que les sanglots de Gilda puissent chanter. 

- Pour te mettre en bouche, je te conseillerais une exotique, reprit-il en connaisseur. Tiens une africaine, La Beaufort du Cameroun, elle est légère et douce. Prends-en qu’une, il faut crever de chaud pour bien les apprécier celles-là. Là, t’as l’Europe, tu te démerdes. Je vais choisir pour Gilda.

- Au fait, il parait qu’elle à un faible pour le blanc coupé à l’eau de Seltz…

- Quelle drôle d’idée !

- Un truc argentin.

- Leur blanc doit pas être terrible. Bon je vais envisager un peu de tout alors.

Laissé seul, le Poulpe plongea aussitôt en méditation. Après trois respirations abominables, son regard se mit à balayer les étiquettes. Combien en prendre ? Cuite ou pas cuite ? 24, c’était trop, 7 pas assez. Il en choisit finalement 14 dont une Biecker argentine et une Gordon estampillée du chardon écossais. 

Gilda, remontée précipitamment à la surface pour pleurer à gros bouillons, s’était réfugiée dans la bergerie-écurie-porcherie. Ils la retrouvèrent près une jument grise. Gilda avait les yeux rouges mais les traits apaisés. Ils téléphonèrent à Victor pour s’excuser et remirent le festin au lendemain midi puis ils burent avec conscience, science, presque religieusement en ouvrant des boites de foie gras. Le Poulpe rendit un vibrant hommage à la soirée vers minuit en canonisant la Judas, une blonde à 8,5°, bière du Jésus de l’année puis il revint logiquement à la San Miguel en déclarant : « Je ne suis pas superstitieux, ça porte malheur. » Ils trinquèrent à leurs familles absentes en se racontant leurs histoires.

Gilda parla des cochons à la broche qui faisaient suer le Michel sous l’été argentin les soirs de Noël. Elle semblait avoir oublié sa mort pour le raconter vivant, riant, bouffant. Gabriel l’observait du coin de l’œil, elle irradiait. Constatation. Il n’alla pas plus loin, ça lui aurait posé question. Résistance. Ils l’écoutèrent chanter El Cafetín de Buenos-Aires comme deux vieux loups d’Avery :

Tu m’as donné une poignée d’amis/ce sont eux qui m’aident à vivre/José le rêveur/…Marcial qui croit encore et espère/ et Abel le Maigre qui nous a quittés mais me sert encore de guide *

* (Me diste en oro un puñado de amigos/ que son los mismos que alientan mis horas/José, el de la quimera…/Marcial, que áun cree y espera…/ y el falco Abel, que se nos fue/ pero áun me guia…)

Le Belge leur conta les mille anecdotes de son installation parmi les gens du crû mais il fut moins loquace sur l’histoire locale d’avant 70. Il avait bien entendu parler de juifs planqués par ci par là, de passages de soldats isolés ou en troupe, de parachutages, mais les réseaux, le maquis, il ne savait pas bien.

- J’ai jamais su faire la part des choses sur la guerre. Je suis né juste après la dernière et petit je trouvais les grandes personnes taiseuses ou fanfaronnes quand elles en parlaient ! expliqua-t-il. Ça m’intéresse pas trop ces histoires mais celle de Michel oui. C’était un silencieux. Je me souviens de lui, arpentant le causse des heures durant. Souvent seul, parfois avec Victor. Il m’a aidé à retaper mon écurie en 76. Il a campé la moitié de l’été à côté du chantier pour ne pas rentrer chez lui, retrouver la mamie endormie et le papi qui ne quittait pas ses moutons. Tout le monde se méfiait de ces vieux et j’ai jamais su pourquoi. Sûr qu’il causait guère, le grand-père. Et elle, tous ses litrons ne l’inspiraient pas beaucoup, pourtant j’aurais juré qu’elle avait un fond bavard. Elle se faisait livrer des barriques de rouge de Pézenas tous les ans et les mauvaises langues commentaient abondamment. Il parait qu’elle ne sortait jamais de chez elle même avant l’accident qui a coûté la vie aux parents de Michel, alors après ! Elle a seulement doublé le nombre de barriques. Moi, je ne l’ai jamais vue vraiment saoule, seulement anesthésiée, absente. Ils ne voyaient jamais personne à part le boulanger et le facteur. Ils avaient un peu de volailles, le cochon, un agneau à sacrifier de temps en temps, le jardin, les conserves, les œufs, le lait. C’était leur vie. Tranquille. Une autarcie à faire baver les babas. J’avoue m’en être inspiré parfois.

- Miguelito  les aimait, soupira Gilda.

- C’est normal. D’ailleurs, elle était gentille la mamie mais ça manquait de jeunesse autour de lui.

- Il me racontait que sa grand-mère avait le don d’inventer des histoires. Qu’elle était très drôle mais il ne savait pas pourquoi elle buvait tant. 

- Il y a toujours un écueil entre l’intimité et la vérité dans les visions voisines, maximisa le Poulpe en se levant pour aller pisser dehors. En revenant la chaleur de l’âtre, le ronronnement des anecdotes du belge et l’effet du houblon, eurent raison de  son attention et il s’endormit aussi sec, si on peut dire.

 

Chapitre 14, Regardarem lo Larzac

 

 

La maison était vide quand il sortit des limbes. Une cafetière pleine l’attendait sur la cuisinière à bois. Il se versa un plein vieux gros bol qu’il sortit avaler dans la cour. Les gelées glaçaient le pelen et les cailloux. Le causse éclatait de blanc. Le silence l’agressa, tout était de bloc, il n’y avait pas de vent, l’éolienne se taisait. Ses oreilles mal habituées s’ouvrirent à s’en courbaturer le tympan pour capter un signe de vie. Le 4x4 était là. 

Il contempla un moment la majesté des deux longues bergeries qui tournaient le dos au nord, auxquelles Serge avait adjoint une bâtisse en pierre de pays les reliant. Le U délimitait la cour intérieure ouverte sur l’immensité nue ponctuée de buis et de caillasse. C’était attirant, inquiétant, exaltant. Ce calme trop fort, poussa Gabriel jusqu’à la maison des bêtes où deux chevaux manquaient. Merde, il aurait bien fait un tour lui aussi ! Quoique ses piètres talents de cavalier l’auraient laissé hésitant. Il partit visiter les brebis voisines qui l’appelaient de leurs bêlements puis, il s’assit sur un ballot de paille et entama une petite conversation avec une belle truie brune qui cherchait la caresse :

- Les femmes, tu sais… 

- Meuf, meuf… 

- Oui, mais tu sais toi… 

- Grouic…

 Ils digressèrent gaiement, avec imagination. Les grognements variés de la cochonne le poussèrent à sauter du coq à l’âne à s’en détendre le cerveau pour la journée. 

Serge et Gilda le retrouvèrent ainsi les yeux dans les yeux avec Caty, c’était le nom de la truie, souvenir d’une ex. Ils avaient la banane et les yeux brillants en dessellant. Gilda partit préparer un maté pour marquer le coup et laissa les hommes avec les chevaux.

- Ça te dit une balade en troïka dans le camp militaire pour saluer ce petit Noël ?

- Maintenant ?

- Oui, aujourd’hui c’est drapeau vert. Quand les pancartes sont rouges, attention, manœuvre et canardarge. Avec ce système, j’ai la piètre illusion d’avoir l’océan à côté de la maison. C’est une survivance d’un vieux droit de pâturage et j’y tiens. Avant, ce droit arrangeait l’armée qui limitait les risques d’incendie dus aux tirs à moindres frais en laissant pâturer les moutons. Maintenant, elle foutrait bien dehors tout ce petit monde d’ovins, de promeneurs, cavaliers et d’automobilistes pour jouer à la gueguerre en paix. L’armée a vu rouge après l’accident d’un jeune du pays qui s’est amoché en jouant à Fangio sur la super route goudronnée qui entoure le camp. Tu verras, une vraie belle nationale pour eux tout seuls. Fallait au moins ça pour servir de coupe feu ! Je tiens à utiliser ce droit de passage sinon l’armée nous le sucrera. Y’a deux ans des mangeurs de champignons ont foutu un boxon terrible en y entrant tous les jours sans tenir compte des panneaux. On a bien failli le perdre et comme les bergers se font rares, y’a plus trop de moutons sur le camp. A part ça, à l’intérieur, ça finit par être le coin le plus ouvert du Larzac, y’a pas de clôture ! A coups de subventions, les pouvoirs publics ont massacré le plateau et renvoyé les bergers aux temps des images d’Epinal.

- Y’a plus de bergers ? s’étonna Gabriel.

- De moins en moins. Ici sur la commune dans les années 50, il y avait 10 bergers avec des troupeaux de 60 bêtes, plus les grosses bergeries. Maintenant, y’a quelques troupeaux de 600 bêtes ou plus, appartenant à 6 propriétaires qui les parquent sans surveillance. Ils surpâturent en empochant les primes à l’enclosure et même celles à l’avalanche qu’ils touchent à cause des 800 mètres d’altitude. L’érosion s’en donne à cœur joie mais faut pas se plaindre, on bouffe du Roquefort dans le monde entier.

- On dirait un mauvais western. Les gros propriétaires face aux indiens nomades qui suivent les bisons sur fond de vieux fort retranché. Dur pour les bergers, moi, je connais au moins 10 pèlerins qui aimeraient gagner leur vie en s’occupant de moutons tout en préservant la nature. Ça pourrait même devenir tendance. Avec un portable et un VTT, imagine ! les bergers nouvelle génération reviennent sur le Larzac, sus aux grillages. 

- Au lieu de dire des conneries, viens tenir la sangle. Tu aimes monter ?

- Oui mais les chevaux, j’ai pas l’habitude.

- Je ne te laisserai plus seul avec Caty, conclut Serge en rigolant.

- Dommage ! Dis-moi. T’en penses quoi : suicide ou meurtre ?

- Michel ? Vraiment je n’en ai aucune idée. Meurtre ? Pourquoi ? J’en sais rien. Le suicide ? C’est possible. C’était un solitaire mais un volontaire aussi, il avait la rage.

- Ça mène à tout. Et Victor ?

- Il en est malade, il ne s’en remet pas. Son meilleur ami, imagine ! Ils bossaient ensemble depuis trois ans. Quand Michel est parti, Victor est resté à Paris encore quelque temps dans une grosse boite de conseil en management. Il y était monté pour étudier dans une école de commerce puis il y fait plusieurs boites jusqu’à être amené à bosser avec Société, Grimal et compagnie. Bref, tout Roquefort lui a fait de gros appels du pied et Michel lui a proposé de s’occuper de ses affaires. Tu parles, ils connaissaient le pays comme pas deux cette paire là. En plus, Victor avait à l’époque une fiancée dans la région alors en 93, il est redescendu de Paris pour créer sa boite. Ça marchait bien pour lui sauf la fiancée qui est partie quand il est revenu mais il s’est consolé bien vite. Il a une solide tendance cagnas.

- Quoi ?

- Chien. Toujours une ou plus pour le consoler. Faut dire, il a pris l’habitude tôt avec ses trois sœurs.

Gilda revint avec son attirail et Gabriel se fit un plaisir d’expliquer à Serge le bon usage du maté sans se brûler. Il trouva même ça bon. Puis, ils s’installèrent chacun d’un côté de Serge qui, en bon cocher, tenait fermement les rênes à moitié debout dominant les trois bestiaux qui piaffaient d’aise.

- Ça fout un bordel ces grelots, démarra Gabriel après que Serge ait mené savamment les chevaux jusqu’à l’entrée du camp.

- Hé oui, ça tintinnabule. Autrefois ça éloignait les bêtes sauvages et puis ça maintient les chevaux dans le rythme, ça signale le passage. C’est plus agréable que le bruit d’un moteur, non ?

- C’est super, il ne manque plus que la neige, s’écria Gilda.

- Hé oui mais j’ai pas la version traîneau. Profitons-en aujourd’hui, la neige est annoncée pour demain.

- Va neiger ? reprit Gabriel. Ben moi le docteur Jivago ça m’a jamais fait bander mais cette balade, quel pied. Putain c’est beau, y’a rien et ces trois chevaux, c’est plus bandant que 180 sous le capot.

- T’en mets un solide au milieu et deux gentils sur les côtés, expliqua Serge pédagogue. Le truc, c’est que le cheval du milieu reste au trot pendant que les deux autres galopent. Faut imposer le rythme en gardant la tête des deux galopeurs tournée vers l’extérieur pour maintenir l’allure. C’est con ces bêtes, si tu les laisses, elles font n’importe quoi. On va essayer de se choper une belle allure sur le plat là-bas.

Des sacs sombres montés en forme de yourtes servaient de planques aux tireurs, disséminés à espace irrégulier, ces abris habillaient bizarrement la nudité du paysage. Gabriel imagina la Sibérie, la Mongolie. Quelques carcasses de camions, de chars traînaient par ci par là. Le Poulpe eut une pensée émue pour son Polikarpof qui mériterait bien une escale dans le coin.

 Serge ne quittait pas ses chevaux de l’œil, de la main et de la voix. Il leur parlait, les engueulait ou les complimentait. Les extérieurs prirent un petit galop, l’allure forcit. Les roues martelaient les cailloux, ça foutait un raffut d’enfer, Gabriel eut envie de crier. Yiah, yiah, il se tenait accroché comme il pouvait et vivait en direct la charge des Cosaques du Don. Hourrah ! Gilda était carrément éclatante, sauvage, en extase. Le chemin allait virer et Serge remit ses fougueux au petit trot.

- Ça décoiffe. Y’a pas, les cadeaux de Noël ça a du bon, applaudit Gabriel.

- Content de vous faire plaisir mais va falloir faire demi-tour si Victor vous attend pour midi.

Gilda ne broncha pas, elle fixait le paysage. Gabriel s’apaisa et se perdit en contemplation. En montant dans la Mercedes, ils eurent un pincement en quittant ce lieu du bout du monde. Ils saluèrent le Lièvre et son chasseur et quittèrent le plateau par Tournemire.

 

Chapitre 15, E gardarem lo moral,

 

 

Ils traversèrent Roquefort, sombre et triste à mourir avant d’arriver dans un autre décor, plus doux qui annonçait les premiers effluves méditerranéens. 

- J’ai compris ce matin l’attirance de Miguelito pour la Pampa. Il aurait aimé s’y installer mais moi, je n’avais pas envie de quitter Buenos-Aires. J’adore la ville, mais aujourd’hui je sais qu’il m’aurait convaincue en me montrant cet endroit.

- Une nouvelle vie t’attend, sussura Gabriel.

- Oui, c’est terrible. Continuer autrement. Pour le moment c’est le trou noir, la tourmente, pas d’idée, pas d’envie. Je ne sais même plus si j’ai envie de savoir. Enfin ! Demain, cimetière. Victor a tenu à passer une annonce sur le journal. Pourvu qu’il neige bien fort, ça découragera le monde. J’ai comme une sorte de trac. Je n’aime pas les cérémonies ça me rappelle les défilés militaires et de toute façon, je ne suis pas très catholique, à peine un peu baptisée. 

- C’est comme moi, je n’ai pas le rite dans la peau.

- J’aimerais avoir le courage de parler, de lui parler pour l’accompagner une dernière fois. A Buenos-Aires, l’incinération m’a bouleversée, quand le four s’est ouvert j’ai hurlé, demain ce sera moins dur. J’espère.

- Pourquoi faire un enterrement ici ?

- Je ne sais pas, ça m’a paru logique, je pense qu’il l’aurait voulu. Puis comme ça je suis sûre de revenir ici de temps en temps. Le grand portail sur la gauche, c’est là, indiqua Gilda.

Victor les accueillit en traînant des babouches. Il était grand et joli garçon mais à cette heure, il était éteint. Deux grandes outres ornaient ses yeux, ses épaules se voûtaient et son teint frisait le cadavérique.

- Une balade en troïka t’aurait rafraîchi la mine. Je te présente Gabriel Lecouvreur.

- Bonjour, c’est vous le détective ? Entrez. Je suis crevé, hier j’ai failli monter vous rejoindre mais j’ai préféré me coucher : résultat, j’ai pas dormi. Tu prends des somnifères pour t’aider Gilda ?

- J’évite.

- Des nouvelles de Ferguson ?, coupa Gabriel.

- Non, j’ai juste récupéré les noms des associations qu’il a notés. Mais si c’est lui, il a un drôle de pseudo : le Scipion.

- C’est une plaisanterie ! L’Africain ou mon collègue le mollusque ?

- C’était pas un général ?, s’interrogea Victor. Au fait Jean-Mi a téléphoné, il nous souhaite un joyeux Noël, beaucoup d’humour ! Il sera au cimetière demain à 15 heures et Tussy arrive le matin à Montpellier, j’irai la chercher. Si tu veux m’accompagner Gilda ?

- Che

Gilda s’évapora dans un discours en argentin qui laissa Gabriel sur les trottoirs de Buenos-Aires, seul, étranger. Victor s’animait mais gardait un regard de chien battu. Avec des œillades pareilles, il avait dû en tomber plus d’une. Gilda se retourna. Catastrophe, elle était magnifique quand elle oubliait d’être malheureuse.

- Je peux aussi t’accompagner, ventousa le Poulpe en mangeant Gilda de ses yeux les plus marins. Victor surexcitait en lui le rut du mâle.

- Pas la peine de vous déranger, c’est vite fait et j’ai des courses à faire à Montpeul, enchaîna Victor flairant le concurrent.

- Vous battez pas, hombres ! On va être en retard chez tes parents.

- Mes pompes, les cadeaux des petits… Servez-vous un verre, le bar est là, pour moi ce sera un café, conclut Victor en sortant se préparer.

- Pas frais le gaillard, plaisanta le Poulpe en ouvrant le frigo. Tiens, une petite mousse. Bière du Caroux, connais pas. Gilda, tu prends quoi ? Du blanc ?

- Un blanc, des olives et des chips, j’ai faim. Victor a toujours son frigo plein.

- La base pour un dragueur …

- Il supporte mal la solitude, enchaîna Gilda. 

Elle tourna la tête, ses yeux se perdirent. 

- Essayer de regarder mes amis comme si je ne les connaissais pas, étrange ! 

Elle avait soufflé cette idée comme pour elle toute seule.

- N’hésite pas, l’encouragea le Poulpe. laisse aller tes sensations, laisse monter tes impressions. Si cette idée t’es venue en voyant Victor, y’a peut-être à la creuser ? A la tienne.

- Non je préfère garder les pieds sur terre et pas m’envoler. D’ailleurs, j‘ai envie de croire au suicide et l’accepter. C’est moins absurde que d’envisager un coupable parmi mes proches.

- A la votre, lança Victor de retour pour lacer ses chaussures.

- J’arrête pas de boire du bio depuis le début de cette histoire. Elles sont bonnes, fit Le Poulpe soudain urbain.

- La bière du Caroux ? Extra, ils font aussi de la cervoise. Mon jus et on y va.

- Et toi Victor, tu en penses quoi de l’hypothèse de Gilda ?, reprit Gabriel plus offensif.

- Un meurtre ? 

Victor s’assit et resta en suspens. 

- Pourquoi ?

Ses yeux se brouillaient. Merde, il allait pas pleurer ? Petite nature bien sensible, nota Gabriel.

- Bon, on y va, activa Gilda visiblement pas prête à poursuivre l’interrogatoire..

Ils renquillèrent un bout de campagne avant d’arriver chez les parents. La maison résonnait des joyeux tintamarres de Noël. Des jouets partout, des mômes surexcités et des adultes qui suspendirent leur rires quand ils entrèrent. Ce moment de flottement passé, ils furent accueillis à bras ouverts et mêlés aux effusions du jour. Pendant le repas, Gabriel tenta un paquet de conversations sur Michel et sa famille. Il  essaya de brancher le grand-père sur la dernière guerre ; joua au passionné du grand bleu persillé auprès de Victor et termina par une tentative de débat sur l’image toute pastorale des vieux bergers. Rien à gratter, il ne récolta que quelques réflexions générales et se fit répondre plusieurs fois qu’il n’était pas question de parler de choses tristes en ce jour. Au moment de sa tentative maquisarde, seul le grand-père malgré le tollé général, raconta la grande anecdote familiale sur le parachutage d’une caisse de chocolat qui s’était éventrée et dont la fille avait découvert le contenu au matin en ouvrant aux poules.  Elle avait tout dévoré trouvant que les crottes de moutons s’étaient faites délicieuses et avait conclu au miracle. La famille sourit à peine, lassée par le souvenir. La tablée se perdit en conjectures sur la marmaille, la famille plus éloignée, les prochaines vacances. Gilda s’éteignait et Victor se taisait. 

Dégoûté, le Poulpe finit par causer de son Polikarpof, sujet qui enthousiasma les beaux frères passionnés de mécanique. Heureusement la mère, institutrice à la retraite qui cultivait une sérieuse indifférence envers la cuisine, expédia le repas à toute pompe. Gabriel profita d’une pause après le café pour demander à Gilda de l’accompagner voir la maison de Michel. Elle sauta sur la proposition avec reconnaissance. Victor sortit de sa torpeur pour ventouser à son tour. La tablée les laissa partir sans manière. Les étrangers et les gens dans le malheur, vaut mieux les laisser passer leur chemin. Ils auraient bien retenu le petit mais avec une tête pareille autant qu’il aille prendre l’air.

- Victor, passons chez toi, fit Gilda. Je vais prendre mes affaires et m’installer chez Serge avec Gabriel. J’adore sa maison, je me sens mieux là-haut. Tu comprends ?

Victor tiqua puis acquiesça mollement.

- Comme tu veux. Je vais prendre un somnifère et dormir. Faut que je récupère pour demain, c’est pas croyable une fatigue pareille.

-  Tu veux que j’aille à Montpellier demain ?, proposa Gabriel perfide.

- Non, ça ira, je passerai te prendre chez Serge vers 8h30, tiens-toi prête. Voilà les clés de la ferme.

- Repose-toi bien, lui murmura Gilda en l’embrassant.

Ils retrouvèrent les odeurs de cuir de la Mercedes avec délice.

- Je ne sais pas si c’est un excès de bringue ou de chagrin mais il est KO le bougre, lança Gabriel qui avait repéré l’amoureux transi chez le Victor. 

- Je ne l’ai jamais vu aussi abattu,

- Sincèrement, as-tu soupçonné, juste un instant, Victor d’avoir tué Michel ?, avança Gabriel.

- Quelle horreur ! Vraiment non, impossible, c’est moi qui étais presque un peu jalouse de leur complicité. Quand il était là je traînais souvent deux pas derrière et ça ne les dérangeait pas le moins du monde.

- Il ne t’a jamais draguée ?

- Toutes sauf celles des potes, parole d’aveyronnais !, sourit-elle.

- Peut-être, mais ça n’empêche pas de fantasmer. Et Tussy et lui?

- Juste une brève liaison vite transformée en franche camaraderie. Je t’ai dit qu’elle avait aussi testé Miguelito une semaine avant moi ?

- Non.

- C’est un tempérament, tu verras. Ça me fait tellement plaisir qu’elle soit là demain.

- Et sur elle, aucun soupçon ?, bissa Gabriel.

- Mais non, pourquoi ?, répondit-elle agacée.

- Je n’en ai aucune idée. Pourquoi ? Pourquoi ? Personne ne voulait sa mort alors ?

- Ferguson, peut-être ? A part lui, je ne vois toujours personne et je passe pourtant tout mon temps à y réfléchir. Revoilà le plateau.

- Mes couilles le temps se brouille, pardon.

Mais elle ne l’écoutait plus et chantonnait à voix pianissimo :

Qué ganas de llorar, en este tarde gris…En su repiquetear la lluvia habla de ti,… nunca vida… nunca te veré mas…

- C’est triste à pleurer ce tango et le plateau par ce temps, c’est guère mieux.

- On arrive, fit Gilda en désignant une vieille bicoque au lourd escalier de pierre qui semblait attendre qu’on vienne la chouchouter. Un vrai rêve de parisien en mal de retape.

- Elle te revient ?

- Il parait mais avant : visites chez les notaires et une montagne de papiers à régler. Mes prochains cauchemars ! Je ne suis venue ici qu’une fois avec Victor avant hier. Miguelito voulait l’arranger. C’est fou comme les choses peuvent être vieilles en Europe. Elle est belle, non ?

- Ouais, un peu tristoune.

- Victor aère de temps en temps, ça fait longtemps qu’elle est vide maintenant.

La grande cuisine, la souillarde, les chambres, tout était figé dans le temps. Intact. Sur les murs de la chambre de Michel s’étalaient des photos découpées dans Géo ; l’affiche d’un concert de Lavilliers à Millau ; un petit bureau d’écolier garni de San Antonio et un vieux lit creux. Ça racontait ses vingt ans. 

Ils descendirent à la cave ou gisaient quelques barriques, montèrent au grenier. Gilda, éclairée par la flamme vacillante d’une lampe à pétrole avançait comme une enfant qui découvre un château hanté, muette, à l’écoute. La nuit était tombée.

- Partons maintenant, je me sens mal, dit-elle en lui prenant la main.

Y’a que moi pour me chauffer dans un endroit pareil, se dit Gabriel en malaxant les doigts de Gilda.

 

Chapitre 16, Pas de polémique Victor, 

 

 

Ils s’étaient couchés tôt pour se lever tôt. La neige tombait à l’horizontale, chassée par une tourmente d’enfer.

- Super temps !, conclut Gabriel en buvant son café devant la fenêtre embuée.

- Gilda, je dois descendre à Saint-Aff, téléphone à Victor que je te déposerai chez lui d’ici une heure. Vous prendrez la route du bas, c’est pas le moment de passer par le plateau. Et toi Gabriel, t’as prévu quelque chose ?

- Y’a un téléphone dans le coin ?

- Ça m’étonnerait que mon portable fonctionne avec ce temps mais tu peux essayer, sinon il y a des bistrots à la Cavalerie ou à Sainte-Eulalie, sinon on t’embarque avec nous.

- Non, je reste. J’ai vu des chaînes dans le coffre. Je me débrouille.

- Je remonte vers treize heures et je serai à la salle paroissiale vers quatorze heures. Faut la chauffer un coup si on veut boire un verre en mangeant une fouace après le cimetière. Ça se fait par ici.

Le jour n’était pas levé quand ils le laissèrent face au feu qui crépitait. Gabriel pensait à Gilda et se sentit soulagé de la voir s’éloigner. Cette fille commençait à l’envoûter sérieux malgré lui. 

La journée allait être longue, douloureuse pour Gilda et lui se sentait en vacances, émoustillé, plongé dans un roman qui  virait à l’eau de rose. Ça le changeait des sombres histoires politiques. Si ça se trouve, y’avait même pas meurtre, sourit-il. 

Il traînait en rêvassant tentant d’imaginer une preuve qui ternirait l’image de Michel aux yeux de Gilda et qu’elle lui tombe dans les bras. Oui mais qu’est-ce qu’il ferait si elle lui tombait dans les bras ? Il n’avait ni des envies de baise ni d’amour mais fallait bien qu’il s’avoue un curieux remue-ménage côté palpitant. Peut-être du tendre pour magasiner un beau souvenir d’enquête ? Ou… mettre les chaînes. 

Dehors, le vent chassait les nuages de neige. Si la température ne montait pas, le verglas allait faire valser les fous du volant. Gabriel s’activa autour de la Mercedes et enfila les mailles comme un gantier sur les pneumatiques. Il revint vers la maison tenter sa chance avec le portable. En ligne ? Ça marchait… pas. Putain d’illusion de garder le contact, raté ! Il était seul au milieu du Larzac mais ce n'était pas une petite neige de rien du tout qui allait l’empêcher de jouer au loup-garou. Il décolla.

Une fois, petit, l’hiver, il avait eu cette même sensation de froideur presque douce, de vide qui enveloppe. Le Lièvre gardait fière allure à l’entrée du chemin alors il tourna à gauche car il ne connaissait pas, il voulait se perdre dans ses souvenirs de gosse, version froidure avant de revenir à ses questions du jour. Il roula quelques kilomètres à l’allure des escargots quand il vit le panneau : Sainte-Eulalie. Un bistrot, du chaud, vite. Il n’avait croisé personne, à peine aperçu quelques silhouettes de maisons sans vie et manqué plusieurs fois prendre le fossé. La cité templière, sombre, ramassée devait ravir le touriste aux beaux jours mais là, quelle mort ! Après les remparts, il grimpa en suivant des façades qui ruisselaient d’histoires, pas très claires, elles non plus. Sur la place, un minuscule café éclaira la mine méfiante du Poulpe. Le patron, qui avait l’accent de Clermont-Ferrand, lui servit son café-gnole en professionnel. Les trois mots d’usage sur le temps étalés, Gabriel partit rejoindre le Publiphone. 

La trêve de Noël battait son plein du côté des assos, personne ne répondit. Imaginatif, il prétexta un rendez-vous avec un grand blond à l’accent espagnol qui n’évoqua rien au cafetier. Même pas déçu, il retourna vers la voiture pour rejoindre le Viala et entamer son tour de guet. Le vent avait nettoyé le ciel et la mince couche de neige scintillait au soleil. Il se détendit en fondant sur le paquet d’échaudés pris chez le Belge, une spécialité de la région à s’arracher les dents. Le goudron reprenait lentement ses droits et il arriva au Viala sans détour. Un exploit ! Il se sentait comme un poisson dans l’eau dans ce pays. Il gara la voiture au milieu du bled et entama son repérage. Macache. Même la secrétaire de mairie était absente pour cause de maladie, prière de s’adresser à la mairie du canton. L’église était ouverte, une minuscule crèche faisait illusion mais là non plus  aucune âme qui vive. C’était simple, pas un gus, rien que des maisons austères, la plupart fermées. Il remonta vers la tour qu’on lui avait dit Hospitalière et croisa un chat. Il poussa jusqu’au cimetière en retrait sur la route de la Cavalerie. Vide et un froid qui pelait. Il se réfugia dans sa voiture et partit vers la ferme de Michel. Impassible mais impatient, il attendait d’apercevoir au loin, une voiture, un passant, grand, blond ou rouquin, s’il vous plaît. Devant chez Michel, il alla arroser les pissenlits avant d’explorer les alentours à pied. Toujours pas une trace, que le bruit du vent. Il  partit retrouver Serge, histoire de se restaurer. Le Belge venait d’arriver et s’activait devant sa cuisinière, le pain et des bières déjà posés sur la table.

- Victor vient d’appeler, ils remontent par le Pas de l’Escalette. Je prépare de quoi caler les estomacs même chagrins. Et toi ?

- Du pittoresque et le cafetier de Sainte-Eulalie sinon rien de neuf. 

- Tiens, débouches-en une et sers-nous un godet qu’on se réchauffe.

Il empoigna la première Orval qui traînait pour remplir deux verres en Pyrex avant de s’attaquer à l’ouverture des boites de pâtés. La table était mise quand Victor, Tussy et Gilda déboulèrent en caquetant en espagnol.

- A peine une semaine qu’elles ne sont pas vues, annonça Victor en élevant le ton.

Elles le fusillèrent du regard.

- Gabriel, je te présente Tussy.

Gilda tenait par le bras son opposée la plus probable. La petite blonde était ravissante mais trop lisse, trop droite, le regard froid.

- Enchanté, venez près du feu que je contemple l’amie, l’employée ? l’associée ? la tentation de Ferguson… lui lança Gabriel peu amène.

- ¿ Es todo ? , répondit la blonde sans sourire. En tout cas vous avez séduit Gilda, elle m’a parlé de vous une bonne partie du trajet.

- Vraiment ? se réjouit le Poulpe.

- Mais moi, au premier coup d’oeil je ne vois rien de palpitant, répondit Tussy en l’examinant de la tête aux pieds.

- On ne peut pas plaire à tout le monde. Et que faut-il faire pour vous séduire ?, répondit Gabriel mielleux.

- Usted es  el detectivo… , plaisanta-t-elle dans un demi-sourire.

Serge apporta la soupière sur la table et les convives entamèrent un sérieux plan d’organisation de la cérémonie dans lequel Gabriel refusa toute responsabilité. Désolé mes agneaux, se disait-il, moi je bosse en solo. Victor devait aller au village en premier pour accueillir les gens, le reste de la troupe suivrait. L’église serait ouverte mais Gilda avait décidé de ne pas y aller pour se rendre directement au cimetière à 15 h avec l’urne. Tussy s’énervait, à peine arrivée, elle voulait tout régenter. Gabriel lui précisa sans ménagement qu’il voulait concentrer son attention sur Ferguson et sur rien d’autre. Cette fille ne lui plaisait pas.

- Tussy a retrouvé le nom du canard pour lequel Ferguson a prétendu travailler, elle a appelé, poursuivit Gilda. Ça fait des mois qu’il n’a pas écrit un papier pour eux mais il y travaille bien de temps en temps. Ils ont assuré qu’ils n’avaient pas commandé d’article sur les français en Argentine.

- Du coup, j’ai appelé Angus, enchaîna Tussy…

- Et elle s’est fait jeter, coupa Gilda.

- Mais j’ai appris qu’ils étaient frères !

Une vraie stéréo les demoiselles de Buenos-Aires.

- Jeter ?, diésa-t-il.

- Elle lui a demandé s’il avait rendez-vous avec Miguel le jour de… et il s’est énervé en prétendant que non et l’a priée de passer par ses avocats la prochaine fois qu’elle avait des questions à poser. Pour ce qui est de la présence de Gordon en France, il a répondu que leurs affaires de famille de nous regardaient pas encore.

- Encore ?…  Brandir les avocats si vite ? pourquoi ?

- Les avocats sont à la mode chez nous mais je ne m’attendais pas à un accueil aussi désagréable, avoua Tussy.

- T’en penses quoi Victor ? interrogea Gabriel.

- Rien. Tout ce que je peux dire c’est qu’il y a un paquet de cinglés en Patagonie.

- Il me paraît de moins en moins net comme homme d’affaire votre Miguelito, bifurqua Gabriel provocateur. 

- Un peu maquignon, pas plus. Dans la vente de fromage, on est loin du trafic de drogue, répondit Victor sans haine.

- Radin et malin ? insista Gabriel.

- Il ne se serait pas lancé à fabriquer un fromage s’il n’en avait pas eu les moyens, s’étrangla Tussy offusquée. Nerveuse la blonde.

- Sûr, la soutint Victor. Ici en Aveyron, on est parfois aventurier mais on calcule toujours les risques trois fois plutôt qu’une. Pour son Rocafuerte, je ne devais intervenir qu’au moment de la distribution en France. On en a encore parlé la veille de sa mort. Il ne parlait plus que de ça d’ailleurs. Pour lui, c’était une revanche face à ce pays qui l’avait si mal considéré. Mais ce laitier, Angus Ferguson, il ne m’en a jamais parlé.

Victor tremblait d’émotion.

- Souviens-toi, c’était vers le mois de juin, tu étais là et vous n’en avez pas parlé ?, Tussy interrogeait Victor avoir froideur et détermination. Pas souple la minette mais pour l’heure ça arrangeait Gabriel.

- Je t’assure, je ne me souviens pas, répondit Victor désolé.

- Oui, tu n’es resté que quelques jours cette fois là. Et cette livraison t’a bien occupé, se radoucit Tussy en lui prenant la main. 

- Quelle livraison ? soupçonna Gabriel.

Victor sourit.

- La moitié d’un conteneur est arrivé endommagée. Je suis parti constater les dégâts, un aller-retour rapide.

- Je pense qu’on pourrait remettre cette conversation à plus tard, débraya Gilda. Tu crois qu’il y aura du monde à l’enterrement Victor ?

- Forcément, fit-il l’air pénétré, et je t’assure qu’une petite cérémonie à l’église aurait permis de rester dans les traditions. On fait ce qui doit être fait et y’a pas de problème, tout est en ordre. Le monde s’y retrouve. Qu’est-ce qu’elles vont faire les vieilles si tu ne passes pas par l’église ? Ce temps en laissera plusieurs à la maison mais les gens vont trouver ça bizarre. Il devrait venir pas mal de monde des caves, tu sais.

- Je m’en fous, nous étions deux mécréants, pas de polémique, n’en parlons plus. Nous irons à la salle paroissiale après, ils pourront s’y réchauffer. Tu as préparé un petit mot ? J’en ai écrit un hier soir… en espagnol. Je vous préviens, je risque d’être pas brillante.

- Je… Je dirai quelques mots, t’inquiète pas, on sera tous avec toi… et avec Michel, je m’occuperai des gens, la rassura Victor protecteur.

Il se rengorgea. Une montée de trac s’élevait dans l’air. Gilda et Tussy partirent marcher. Les hommes partirent en procession vers le village.

 

Chapitre 17, Cimetière m’était conté,

 

 

Le Bédel était premier au rendez-vous. Ils se serrèrent la main, la mine allongée, presque mafieuse. Puis Victor s’activa à préparer les cafetières, les gâteaux et les petits verres à gnole tandis que Serge branchait les radiateurs.

- Alors ? Quoi de neuf ? s’enquit le Bédel.

- Pa res ! comme ils disent ici, occitanisa le Poulpe.

- Rien du tout ? Merde alors. Tiens j’ai ton Laguiole dans la poche.

- J’ai pas tes cailloux.

- Un balle, ça suffira pour l’instant mais n’oublie pas, j’y tiens à mes petits cailloux. 

- Merci, il est magnifique, fit Gabriel en ouvrant le surin. Avec ça Ferguson n’a qu’à bien se tenir. Putain de chaînon manquant ! Au fait, si tu l’aperçois pendant la cérémonie, fais ça avec ta main en me le désignant, pas plus… si tu préfères cette main ! T’as vu quelqu’un depuis ton arrivée ?

- Non, c’est sacrement paumé ici aussi. Tiens pour me faire mentir, une voiture.

Victor accueillait les gens, la mine tragique. Ça s’embrassait, se désolait, demandait après la veuve. 14 h 30, Jean-Mi et Serge partirent chercher les femmes. Ça allait couler de l’émotion et Gabriel n’aspirait qu’à ceinturer un grand blond pour lui faire cracher les maillons. Il se sentait hargneux. Victor excusait Gilda à tour de bras et son emphase l’agaçait. Ce type était parfait en croque-mort. Les frangines rappliquèrent à la sicilienne et Victor se désola à nouveau en formant un semblant de procession vers le cimetière. Il devait y avoir maintenant une quarantaine de pékins. Gabriel partit devant, les voitures encombraient le chemin. Des gens arrivaient encore, ils se dirigeaient vers l’église en commentant.

- Tu te souviens de lui ?, demanda un foulard noir.

- Pas trop, répondit la casquette marron. Avec un temps pareil, j’espère que le curé nous tiendra au chaud.

Le Poulpe rigola, la Gilda allait leur revisiter les habitudes à tous ces curieux noirauds. Le cimetière était vide. Il le contourna et s’éloigna à travers champs. Il s’appuya contre un chêne à l’orée d’un bosquet et attendit en balayant l’horizon du regard. La file des gens s’ébranla vers le cimetière au pas de charge, les femmes tenaient la tête penchée et parlaient à leurs voisines. Les commentaires prenaient forme, il le sentait de son arbre. Quand il aperçut la Mercedes ralentir au bout de la route, il plaqua son chêne pour partir rejoindre le troupeau. 

En entrant dans le cimetière, il vit le caveau familial, béant. Enorme pour une si petite boite. Les gens se taisaient, murmuraient à peine. Gilda se présenta devant le portail, l’urne et un soleil du Larzac dans les bras. Le tableau était terrible, une femme oiseau, palpitante de vie, tenait sur ses seins une fleur séchée et quelques cendres. L’Argentine s’est fait une spécialité de ses veuves et là sur le causse leur sœur de souffrance avait de la classe. Tussy à côté d’elle, paraissait prête à endosser le rôle de la duègne avec génie. Gilda avança presque à reculons, en silence, hypnotisée par le trou noir, ses pas sur la neige assourdissaient l’espace. Ça ne cancanait plus du tout. Jean-Mi avait rejoint Gabriel, Ferguson n’était pas là. Confirmation. Abomination. Gilda s’arrêta à quelques mètres du but. Ses mots, seule Tussy dut les comprendre. Ça ressemblait à une litanie rageuse, personnelle et infiniment tendre, puis elle déposa l’urne sur une petite table près de la tombe, garda le soleil en main et chercha Victor du regard. Soudain Gabriel aperçut une tête blonde qui regardait par dessus le mur à intermittence. Le Poulpe recula avec tout le talent de son espèce sans éveiller la moindre vague de curiosité. Victor venait de prendre la parole :

- Michel était mon meilleur ami, nous avions grandi…

Et c’était dur pour les vieux potes. Saloperie. Gabriel atteignit le portail et passa une tête discrète de l’autre côté. Plus personne, pas même un soleil qui poudroie. La haine. Le Poulpe fit le tour du cimetière le souffle court et contrit. Disparu. Normal avec cette veuve de décembre dans le coin. Il trouva juste la pierre qui permettait de voir par dessus le mur et il regarda à son tour. L’homme n’était pas entré dans le cimetière. Gabriel longea la file des voitures. Un jeune et un vieux fumaient une cigarette.

- Bonjour, vous auriez-pas vu un type genre blond roux ?

- Pardi, il avait l’air pressé. Sa voiture devait être plus bas parce que j’ai entendu un bruit de moteur et on l’a pas vu repasser, il a dû prendre la route de la Vialette.

- Elle mène où ?

- Aux fermes qui bordent le plateau mais c’est un cul-de-sac, précisa le jeune.

- Ah une bonne nouvelle !, se détendit le Poulpe. Vous connaissiez Michel ?

- Pas beaucoup, répondit le vieux, c’est ma femme qui connaissait sa mère. Ils ont pas eu de chance dans cette famille. les Bramefam s’arrêtent avec lui. Y’a pas de descendant. Tant mieux finalement.

- C’est vous qui le dîtes. Et vous ?

- Je suis le cousin de Victor. C’est vous le détective ?

- Les nouvelles circulent vite.

- Vous savez, il ne se passe pas grand chose ici, alors le moindre bruit court dans tous les sens. Moi, il ne me plaisait pas Michel, une tête basse ! Et chez ses vieux, je chopais le cafard, pas étonnant qu’il se soit suicidé. Vous pensez que c’est un meurtre vous ?

- Allez savoir… Excusez-moi et merci pour le renseignement.

Le Poulpe descendit vers le fond du village et se retrouva face à la route qui menait chez Michel. Il décida d’y aller à pied pour se calmer les nerfs et rester discret. Une borne, que dalle quand on a le cerveau en interrogation.

De loin, il aperçut une voiture garée devant la ferme. Un taré, effectivement blond tapait à coup de lattes sur la porte d’entrée. Le Poulpe s’approcha en coupant par le causse, prêt à se planquer derrière les murets de pierres. Ferguson tournait maintenant autour de la maison en râlant. Le Poulpe était parvenu derrière la maison sans éveiller son attention, plus que quelques mètres. Il attendit le moment propice :

- Allez viens par là coco que je te coince par surprise, murmura-t-il.

Ferguson dut l’entendre puisqu’il s’immobilisa le dos tourné en baissant la tête.

- Un coup de blues mon grand, taïau ! s’encouragea intérieurement Le Poulpe qui jaillit de l’angle du mur comme un champion de 100 mètres dopé jusqu’aux oreilles. 

En trois enjambées, il fut à son niveau et le ceintura en le plaquant à terre, les bras coincés. Au moment où Gabriel s’agenouillait sur sa colonne vertébrale, l’animal se contorsionna dans le bon sens et lui envoya ses jambes libérées en plein dans le plexus. Gabriel partit bouler sur le côté, estomaqué. Ferguson s’était relevé et le fixait. Il se tenait légèrement voûté, les mains pointées en avant dans un geste de rapace.  Mais cette fois au lieu de s’enfuir, il fondit sur Gabriel en hurlant comme un sauvage. Il était vif, puissant mais énervé, il se battait pour se défouler comme un gosse sous pression. Autant qu’il s’épuise, se dit Gabriel en se jetant dans la baston, la conversation serait plus simple ensuite. Ils roulèrent par terre comme deux gamins en furie dans une cours de récréation, le premier debout essayait d’immobiliser l’autre et aucun ne cédait. Les deux voulaient gagner même s’ils ne savaient pas vraiment quoi. Gabriel tenta une trêve entre deux assauts :

- Parler, c’est tout…

Le furieux ignora sa tentative de paix et balança son crochet droit en plein vers le nez de Gabriel. Dans un réflexe bienheureux, il esquiva et en profita pour foncer à son tour. Maté Ferguson ! qui s’esclaffa le cul dans la neige. Il se tenait les côtes en se balançant comme un œuf. Gabriel s’approcha et l’observa à l’asiatique.

- ¿ Que quieres ?, articula le finalement plutôt roux en se relevant, toujours sur ses gardes. 

- Michel Bramefam, ça te parle ?, fit Gabriel prêt à la riposte.

Ferguson se frotta les fesses en fixant Gabriel. Son agressivité fit place un instant à un air niais. Il soufflait comme un bœuf, sans répondre. Au bout d’un moment, il sortit un mouchoir blanc qu’il agita l’air penaud

- On m’appelle le Poulpe, reprit Gabriel pas convaincu.

- ¡ Un pulpo pegajoso !  s’esclaffa la carcasse.

-  C’est un tango ?, hasarda Gabriel avec la fâcheuse impression que ce type se payait sa fiole.

- Me llaman el Scipion. Te gusta el tango ?,  continua l’énergumène.

- Quasi aficionado, ça te dit rien le français ?, répondit le Poulpe en croisière de complaisance mais toujours pas de vigilance. Tu es Gordon Ferguson, c’est ça ?

- Renseigné l’homme. Qu’est-ce que tu veux ?, répondit-il de loin, les bras en position de boxeur prêt pour un prochain round 

- Parler de celui qu’on est en train d’enterrer. 

¿El cadáver ? Ni lo conocía.

- C’est vrai ce mensonge ? Bon, faut qu’on discute, j’ai soif. Allons voir à la cave s’il n’y a rien pour nous réchauffer, j’ai les clés, moi.

- Si tu me prends par les sentiments, concéda Gordon en s’approchant un peu trop près.

- Les sentiments ? J’évite de les prendre, je ne sais jamais où les mettre, reprit le Poulpe en se dégageant. Tiens, je vais te faire une confidence : j’ai rencontré une jeune veuve magnifique il y a une semaine à peine, Gilda Bramefam et je pédale déjà à démêler les fils de la mort de son mec et de mon trouble. Sans parler de ce que j’ai pu imaginer à ton sujet après tes apparitions-disparitions soudaines. Alors toujours rien à déclarer ? L’aéroport ? Belleville ?

Ferguson eut l’air surpris par son déballage.

- Ne me parle pas comme un flic, no lo aguanto,  répondit-il un tantinet narquois.

- Ah non ! façon flic j’ai mieux : pourquoi voulais-tu avoir Michel Bramefam au téléphone quelques jours avant sa mort ?

- Pourquoi je te raconterais ça à toi. Qui es-tu ?

- Un imbécile qui cherche.

Le Scipion se fendit d’un large sourire.

- Tu me plais toi, j’aime bien les imbéciles, reprit-il. Je vais peut-être te parler des cauchemars de mon grand-père alors… 

Il se mit à marmonner.

-Este francés, il aurait pu coopérer… je suis sûr qu’il savait… il n’a jamais voulu me recevoir. J’ai tenté de le coincer après son boulot, je suis allé chez lui et il m’a fermé la porte au nez en menaçant d’appeler les flics. Je voulais parler.

- Vas-y, je t’écoute.

- Tu vas trop vite, répondit-il comme s’il sortait d’un rêve.

- Attends ! Cette barrique à l’air pleine, biaisa le Poulpe.

Ils se penchèrent pour écouter le bruit mat.

- Et merde, j’aime pas le vin, s’exclama Gabriel.

- ¿ Che, no me diga ?, rigola l’argentin.

- Un canard de ma race, sourit le Poulpe. Y’a des bouteilles par là, je vais en nettoyer une à la pompe. Regarde si tu ne trouves pas autre chose. Et t’avises pas de filer à l’anglaise… T’as pas du saxon dans la peau, mister Ferguson ?

- Du Scotch y salud..

Gabriel sortit en rigolant et actionna la pompe avec ardeur. Il avait presque chaud, Ferguson ne présentait plus aucun signe d’agitation et virait amusant. Ses yeux bleus, dont l’un paraissait plus foncé, étaient aussi vifs que l’éclair. Il n’y avait aucune évidence chez cet homme. 

Les autres l’attendaient au cimetière mais ils leur faudraient patienter le temps d’une cuite, se dit Gabriel. L’heure était à la causerie.

 

Chapitre 18, L’intérieur des forces françaises

 

 

En revenant dans la cave, Gabriel surprit le lascar en flagrant délit de goulot.

- J’ai trouvé mieux. Goûte,de primera, este aguardiente !, mugit el Scipion en s’essuyant les babines d’un revers de la manche et en lui tendant une bouteille crasseuse où était noté d’une écriture appliquée : Prune 1960.

- Une polonaise de derrière les fagots ? donne… Mouah, ça vous lèche l’âme, c’est le moment d’évacuer les cauchemars.

- D’accord on va se lâcher l’âme, parait que ça lave, commença l’escogriffe en allumant une cigarette, le cul posé sur une barrique. Si mon grand-père ne s’était pas fait voler cette putain de besace, par ?… Première question… Je serais probablement pas né ou j’aurais mal viré dans une banlieue d’Edimbourg ou… Mais voilà, je suis né dans le cul du monde à Comandente Luis Piedrabuena, Patagonie, et même ici sur ce plateau à chèvres tu ne te rends pas compte comment le vide remplit la tête de folie. Quand j’étais petit, j’écoutais mon grand-père me raconter ses vieilles rengaines en essayant d’oublier le vent qui hurlait dehors. J’aimais ça. Il me parlait de l’Europe, de sa guerre, de l’Écosse et de son grand-père à lui qui venait des Highlands. C’est cet ancêtre qui avait encouragé son fils à s’engager pour échapper à une vie de paysan miséreux. Et voilà comment mon arrière grand-père rejoignit l’armée de sa majesté puis partit aux Indes quelques années plus tard avec sa jeune épousée. Quand mon grand-père eut 15 ans, la famille revint à Glasgow. La petite dernière avait succombé à une malaria, ces climats exotiques ne valent rien pour les rouquins de notre espèce. Un jour j’irai en Inde, quand j’aurais éclairci le chapitre Allistair. Déjà que vous êtes bizarres dans ce vieux monde alors l’Inde ça risque d’être un drôle de choc. Ici, j’ai toujours l’impression que vous pensez en savoir plus sur tout, pire qu’à Buenos-Aires. 

- Attend vieux tu m’égares. Quel Allistair ? recentra Gabriel.

- Mon grand-père ! Faut suivre ! Tiens bois un coup. En tout cas, sa jeunesse aux Indes ne l’a pas adouci, je l’ai toujours connu raide, fier, orgueilleux, inflexible, sévère, mais je l’aime bien. Mon père et lui se parlent peu, ils n’ont jamais eu la même vue d’un même angle et Angus mon frère les malmène en n’en faisant qu’à sa tête dans l’estancia. Ma mère n’en parlons pas, elle se tient loin de tous, alors, quand je reviens à la maison, je suis le seul qui l’écoute encore raconter le drame de sa vie. Il est vieux maintenant, il ne bouge plus de son fauteuil mais il a toute sa tête et j’aimerais qu’il meure en sachant la vérité.

- T’as le sens du suspense et du conte, toi ! 

- Calma hombre, passe-moi la bouteille. Donc, mon grand-père Allistair s’engagea à son tour dans l’armée en 1930. Il était costaud, malin et voulait épater son père et ses chefs. Il se fit remarquer et se distingua dans les Sections Action Spécial. Moitié espion moitié soldat d’élite, il se sentait avant tout militaire : sûr de lui et du bien fondé des ses missions. L’honneur comme fer de lance, il avançait dans la vie droit comme un i.

- C’est des S.A.S. dont tu parles ?

- Si, pourquoi ?

- Toi d’abord, on parlera des histoires qui fâchent plus tard.

- Comprends pas.

- Pas grave, continue, rassembla le Poulpe qui se méfiait des digressions du patagon comme des siennes.

- Il avait trente ans quand la guerre de 40 a éclaté, il était jeune officier et se prenait pour un chevalier, alors il a enchaîné les missions et moi je me dis qu’il devait aimer jouer avec sa vie. D’ailleurs, il n’a jamais dû être modeste mais quel conteur ! Enfin je trouve. Je t’épargne ses exploits pour en venir au débarquement d’août 44 et à sa nuit noire.

- Euh, si tu permets c’était juin.

- Et voilà l’Europe, elle ne doute pas !, lança-t-il avec panache. Je parle de celui de Provence, imbecil. Fallait empêcher les allemands de se rassembler, accélérer la débâcle, ça bougeait dur dans la résistance. Les maquis, les FFI s’organisaient, y’avait du grabuge un peu partout, ça volait, tuait, se dénonçait. Il fallait des moyens, des renforts, des radios, des démineurs, des spécialistes en tout genre et mon grand-père savait tout faire. Cinq années de guerre, même pas écœuré et toujours volontaire. Il devait sentir la fin, sûrement qu’il s’imaginait terminer en apothéose. Ce que les militaires sont cons parfois.

- Parfois ? Ça me fait plaisir de te l’entendre dire.

Gordon s’arrêta un instant le regard allumé.

- Le 20 août 44, il arrivait de Saint-Affrique où quelques jours plus tôt, il avait supervisé des opérations de sabotage et de déminage. C’était du gâteau, raconte-t-il, le colonel autrichien qui passait par là n’était pas chien et avait épargné 18 otages qu’il aurait pu tout aussi bien faire fusiller. Un pas trop con qui voulait sauver des peaux. J’ai lu que quelques jours plus tard il s’était fait tirer l’oreille par la gestapo de Rodez. Allistair était hébergé par la résistance, tout c’était bien passé. Les colonnes de soldats allemands parties, il se retrouva au milieu d’un drôle de partage d’or et de bijoux pillés à droite et à gauche par les allemands en déroute puis récupérés par l’Armée Secrète. Il fut chargé de rapatrier une partie du butin vers un état-major plus au sud en compagnie de deux maquisards : un caucasien, déserteur de l’armée allemande réfugié dans un des maquis du Larzac et un jeune du pays, Roger Latrombe, nouvellement agent de liaison des F.F.I.

- T’es bien rancardé, ponctua le Poulpe passionné.

- Tu voi,s je ne pensais pas qu’un jour quelqu’un m’écouterait avec autant d’attention raconter cette histoire, d’habitude on me fait taire rapidement. 

- Ah tu vois que l’Europe à du bon, on sait écouter les vieilleries.

- Gamin, je rêvais tout le temps du vieux continent alors j’ai dévoré tous les livres d’histoire que j’ai pu trouver dans les pensionnats de Buenos-Aires où j’ai séché des années. Alors figure-toi que depuis mon arrivée, je me régale à lire et à interroger les gens sur tout ce que je trouve sur cette période, faut dire que je suis journaliste à mes heures et passionné par le sujet.

- Salut collègue ! 

- Enchanté ! Bref, j’ai lu des récits similaires sur toutes sortes d’arrangements plus ou moins sanglants conclus entre allemands et forces de libération : genre je te refile trois tractions bourrées d’or contre la vie d’une colonne allemande en péril ou…

- Stop, reviens au pépé, pourquoi on lui a confié le pognon à lui ?

- Il était arrivé bardé de papiers lui donnant toutes sortes de passe-droits et vu ses états de service, le chef de la résistance lui confia, ainsi qu’à Roger, la responsabilité de la besace, le temps de son transfert du maquis nord où devait rester le caucasien, au maquis sud où se trouvaient les compagnons du Roger. Quant à Allistair il devait rejoindre ensuite son colonel à Lodève encore plus au sud. Bref le 20 août 44, il quitte la ferme près de Sainte Eulalie où le maquis conservait ses habitudes en compagnie de Roger et de la besace. 

Le Scipion but un coup et prit un ton de comploteur.

- En début de soirée, commença-t-il doucement, ils arrivent près d’un lac au milieu d’un paysage minéral et dur. Il leur reste une dizaine de kilomètres à parcourir mais le jour décline et les environs du Pas de L’Escalette ne sont pas sûrs. Ils en sont à hésiter quand ils entendent des coups de feu. Allistair ordonne au jeune Roger de ne pas chercher à savoir et de s’occuper de rallier le point de rendez-vous au plus vite mais au moment de tourner les fesses aux coups de feu, Roger aperçoit un de ses camarades qui court vers eux, blessé. Roger s’avance sans précaution pour le secourir quand un soldat allemand déboule d’un rocher en mitraillant alentour d’un geste de semeur. Roger est atteint, Allistair riposte et dégomme l’intrus. Il récupère la besace quand il voit un autre soldat puis un autre. Les allemands sortent des rochers comme des champignons. Acculé, il plonge dans l’eau et traverse le lac. Peine perdue, quatre mitraillettes l’attendent à sa sortie dont une lui a déjà niqué un mollet. Se voyant pris, il abandonne la besace au fond du lac. Il tente de s’évader dès le lendemain mais est vite rattrapé par le teigneux de la bande qui se charge de le mater. Este cabrón s’appelait Hans. Il a du repérer le soldat d’élite, alors perdu pour perdu, este hijo de puta le fait chier juste pour son plaisir. Le grand-père a beau lui résister, il se met enfin à rêver de paix. C’est pas la partie du récit sur laquelle il s’étendait le plus mais c’est celle où ses yeux touchaient le fond. 

- Ouais, bon et alors ?

- Arrivés en Lozère, il les nique tous et se fait la belle. Ostia, ça donne soif. Le lendemain, des fermiers lui apprennent que Marseille a été libérée. Après quelques jours de marche il rejoint une troupe franco-américaine qui l’évacue vers le premier hôpital militaire plus au sud.

- Et c’est comme ça qu’il a fini sa guerre ?

- Même pas. Une fois retapé, il apprend que son colonel a été tué et qu’on l’attend à Londres. Il mettra deux mois à rejoindre l’Angleterre en compagnie d’un médecin militaire complètement timbré qui riait à chacun de ses récits sur ses exploits guerriers. Une fois arrivé, ça continue, ses chefs le harcèlent. En France on l’accuse de vol et de trahison. Les dernières paroles du Roger ont été pour lui : « L’argent, c’est l’anglais. »

- Pauvre homard, pris dans la nasse !, sourit le Poulpe.

- La besace n’a pas été retrouvée, enchaîna le Scipion. A ce moment là, tout laisse supposer qu’il a planqué le magot quelque part en attendant des jours meilleurs. Il se défend, furieux d’avoir à le faire. Il prend ça de haut mais le pompon, c’est quand il parle du lac et qu’on lui rit au nez en affirmant qu’il n’y a jamais eu de lac sur le Larzac. Alors là, il ne supporte pas et insulte ses supérieurs : résultat il est muté instructeur dans une caserne du Kent. La voie de garage. Et lui pauvre pomme qui s’attendait à une médaille !

- T’as vérifié cette histoire de lac ?

- Claro  et j’ai rien trouvé mais je suis sûr qu’il existe.

- T’as jamais pensé que ton grand-père était mythomane ou quelque chose comme ça. 

- Pas d’insulte Pulpo.

- Ouais ben moi je ne vois toujours pas le rapport avec Bramefam !

- Pourtant il y en a forcément un. Bramefam s’est suicidé avec le revolver de mon arrière-grand-père, c’est pas un hasard ça.

- Comment ça ? Le Webley & Scott mark V ?

- Parfaitement. J’ai mes entrées dans la flicaille, j’ai vu le revolver et retrouvé le F gravé dans la crosse que m’avait décrit Allistair. Il le tenait de son père qui lui en avait fait cadeau quand il est entré dans l’armée.

- Décidément, c’est un calibre à offrir ce Webley. Bramefam le tenait lui aussi de son grand-père. Mais bon, ce n’est pas parce qu’un berger retrouve un vieux flingue sur un causse que ça fait de lui un voleur ou pire. Il a pu le trouver par hasard des mois ou des années plus tard. T’auras jamais de preuve formelle. Au fait, pourquoi il est parti en Argentine ton grand-père ? Y parait que vous avez une sacrée fermasse dans le cul du monde. 

- Confonds pas tout. Allistair a démissionné en 46, la haine au ventre. L’affaire de la besace n’était toujours pas éclaircie mais les doutes subsistaient. Il ne le supportait pas. Sa carrière militaire était définitivement compromise. Alors il a fait comme beaucoup, il a laissé le vieux monde derrière lui et il est parti fauché en Argentine. Il s’est enfoncé petit à petit dans l’arrière pays jusqu’en Patagonie où il s’est fait embaucher comme régisseur dans une estancia. La place était bonne puisqu’il y a rencontré ma grand-mère, fille aînée d’un Mac Iver marié à une Alacalufe, une indienne du cru et voilà la boucle était bouclée, il était revenu vers les moutons.

- Mouais, c’est bien joli tout ça mais tu n’as pu faire le lien avec le revolver qu’après sa mort alors pourquoi ton frère a brusquement interrompu ses négociations avec Michel il y a six mois ?

- A cause de la chevalière que portait Bramefam. Quand Allistair l’a vue, il a affirmé reconnaître un des bijoux contenus dans la besace et il a harcelé mon frère pour qu’il cuisine Bramefam. Angus les a tous envoyés paître selon sa très grande habitude. Sitôt qu’on l’emmerde et qu’on lui demande des comptes il tourne les fesses et rejoint les abonnés absents. Moi à l’époque, ça m’a rappelé les longues discussions avec le pépé et j’ai voulu, peut-être par nostalgie, gratter un peu. Seulement Bramefam n’a pas voulu me recevoir alors quand j’ai appris sa mort j’ai mis les bouchées doubles.

- Pourquoi ne pas en parler directement avec Gilda au lieu de l’effrayer avec tes apparitions mystérieuses.

- Je voulais la faire réagir, voir si elle paniquait. T’as jamais pensé qu’elle pouvait l’avoir flingué ?

- T’es tordu comme mec toi ! Elle ne remuerait pas ciel et terre pour éclairer sa mort si elle l’avait tué. Faut pas être con.

- Et qu’est-ce que tu fais del vento , la pasta, l’oseille ? 

- L’oseille ? Ça se marie bien avec les morues, mysogina le Poulpe. Et toi si tu tombais sur le magot tu cracherais dessus ? 

- Carajo,  pour des accusations comme ça mon grand-père a quitté son pays alors callate  et passe moi la bouteille, s’énerva le Gordon. Et toi qu’est-ce que tu cherches ?

- Oh moi rien, je suis de la très vieille race des chevaliers servants et la veuve m’a appelé à son secours, alors comme je suis expert es fouille-merde, je suis mes intuitions. Au fait, t’as visité la maison ?

- Pas encore mais j’en avais l’intention. T’as les clés non ?, fit Gordon en se levant pour farfouiller derrière les barriques.

- Oui mais la nuit arrive et je n’ai pas envie de rejoindre les autres. Les soirées funèbres trop bourré, je me méfie. Je vais les laisser mariner un peu. Ça caille ! Où tu crèches ?

- Dans un hôtel aussi sinistre qu’un tango triste.

- Alors viens, je t’emmène voir le lièvre chasseur.

- Et il chasse quoi ?

- L’homme.

- Cachà el bufoso… Y chau… siguemos a emborracharnos. C’est un tango !

 

Chapitre 19, Carnets de déroute. 

 

 

Six heures du soir, Le Viala était retourné à sa torpeur hivernale. La salle des fêtes était éteinte. Plus un rat. Les fleurs de givre sur le pare-brise éloignaient les paroles inutiles. Le Scipion conduisait mollement et ses yeux exorbités semblaient attendre un lac surgi de nulle part. Le Poulpe avait rendu son tablier de fouille-merde et laissait la drôle d’histoire d’Allistair mûrir dans un coin de son cerveau embrumé. Arrivés chez Serge, Gabriel trouva un message proposant de les rejoindre chez Victor qu’il négligea allègrement au profit d’une rasade de prune. Ils se racontèrent leur vie en tétant la bouteille, se trouvèrent des rêves communs et s’endormirent sur des hypothèses de plus en plus folles comme deux vieux potes de chambrée dans un grand concours de ronflements.

Le lendemain, Gabriel émergea le premier, alourdi par un solide cancer du front. Il trouva Serge occupé à taquiner son clavier, un thé fumant à ses côtés.

- On se dit qu’une bonne prune bien naturelle, bien vieillie, ça peut pas faire de mal. Mentira !, érailla Gabriel en se grattant les fesses en guise de bonjour.

- Café, aspro, pastis sec, huîtres, cognac, prune ?

- Eau, précisa Gabriel en fonçant vers le robinet.

- Pour faire parler de soi, y’a pas mieux que disparaître, c’est bien connu, philosopha Serge. Tu as presque fait concurrence à Michel après l’enterrement. Jean-Mi était si inquiet qu’il est resté chez Victor pour mieux t’engueuler aujourd’hui d’avoir disparu hier soir… Les filles ?, n’en parlons pas, furieuses ! Alors, t’as au moins dégoté le fantôme Ferguson, j’espère ? 

- Oui et il m’en a raconté de belles… Figure-toi qu’il cherche un loch pas très net sur le Larzac.

- Un quoi ?

- Y’a un lac dans le coin ?

- Décuve vieux, le plateau est sec comme un coup de trique. L’eau, faut aller la chercher profond. 

- Et où ils boivent les moutons, c’est pas des chameaux, répondit Gabriel en s’enquillant son troisième verre d’eau.

- Dans les lavognes. Attends, j’y pense, y’aurai bien le lac des Rives. Jusqu’à 30 hectares de surface, ça fait lac, non ?

- Plutôt oui. C’est près du Pas de l’Escalette ?

- 10 bornes à tout casser. Je te conseille le coup d’œil quand il est de sortie, le coin est superbe. 

- Quand il est de sortie ?

- Oui, c’est une résurgence, même actuellement on ne sait toujours pas d’où vient l’eau. Elle apparaît soudain pour former un lac en quelques jours puis disparaît. 

- Un café pour moi, un aspro pour lui. Y’a le fantôme qui roupille dans ma piaule. Je vais soigner son réveil.

 Gabriel se précipita vers la chambre du Scipion. 

- Ton grand-père n’était pas un charlot. Le lac existe. Trop conne cette histoire, tonitrua Gabriel tout joyeux d’apprendre la bonne nouvelle à son nouveau pote.

Gordon se leva d’un bond, avala le cacheton que lui tendait Gabriel la mine hilare, déboula dans la salle à manger, serra la louche à Serge sans desserrer les dents pour finalement déclarer avec hauteur à Gabriel :

- Pulpo imbécil, doutais-tu de la sincérité de la famille ?

- Bienvenu, rigola Serge, conquis par l’allure désordonnée de l’hirsute.

- Putain que c’est gonflant, les descendants de héros ! soupira le Poulpe.

Ils s’attablèrent pour déjeuner et Gordon harcela Serge de questions. Après s’être fait raconter trois fois l’histoire du lac farceur, il insista pour aller le voir.

- Va verser ta larme tout seul, on se retrouve où tu sais vers midi. J’ai les méninges qui chauffent, faut que je vérifie un truc, les fouilles reprennent !, annonça Gabriel.

Gordon attrapa sa veste et fila. 

- Salut ! Impatient l’animal. Et on peut savoir où tu vas fouiller ?, demanda Serge.

- Attends, faut que je gratte d’abord, j’ai une idée qui germe ! s’exclama Gabriel en rotant. J’ai un service à te demander, peux-tu un peu mentir jusqu’à ce soir et dire que tu ne m’as pas revu depuis hier ?

- Pourquoi pas. Tu sais que tu me fais l’effet d’un poulpe qui va pondre.

- S’agit que l’œuf sorte. Dis-leur aussi que tu as trouvé un message leur donnant rendez-vous ce soir à 18 heures, ici, chez toi. Ça les calmera j’espère. Je ne peux pas t’en dire plus pour le moment. 

Serge goguenard le laissa partir en jurant son silence. Arrivé devant le lièvre chasseur, Gabriel se rendit compte qu’il était à pied.

- Quel con ! Deux solutions : retourner soudoyer le Belge ou attendre qu’une âme en goguette passe par là. Bon, si elle passe dans les 5 minutes, la journée sera bonne, se calma-t-il superstitieusement.

Il balaya le plateau du regard et eut une pensée émue pour tous les parisiens qui attendaient le métro vers 8 h 30. Ici, tout seul, il n’y avait que la lune à toiser pour tromper son attente et la petite phrase lancée par Serge au petit déjeuner à ruminer. En examinant la bouteille de prune, le Belge s’était exclamé : « Tiens, l’écriture de la mémé ! Toujours un stylo dans la poche, cette vieille ! » 

Et même si Serge avait été incapable d’en dire plus sur cette manie, Gabriel partait maintenant à la recherche de quelques traces écrites dans la maison. L’idée n’était pas fondée mais lui paraissait lumineuse. Alcool et écriture ont souvent fait bon ménage, se réconfortait-il quand il aperçut un papy dans une 4L pourrie qui arrivait à sa hauteur.

- Ce soir, j’ai la solution, lança-t-il à la lune en gesticulant pour arrêter la voiture.

Arrivé au Viala, il quitta le papy sourd comme un pot et il reprit la Mercedes pour rejoindre la ferme de Michel.

- Me voilà au volant d’une journée inspirée, se disait-il en arrivant. 

Il aéra un bon coup avant d’aller droit vers la chambre des vieux pour entamer ses fouilles. Au bout d’une heure, il n’avait trouvé qu’une lettre d’elle, jamais envoyée à une certaine Eusébie Baillac. Le faire-part de décès de son amie était plié derrière la lettre, 17 juin 72, fin d’une correspondance. Elle y racontait ses dernières semaines avec précision, contait ses lapins, ses poules et ses œufs vendus, prévoyait sa récolte de patates, donnait des nouvelles de Michel pensionnaire à Saint-Gabriel et se plaignait discrètement du grand-père. Il dénicha également quelques listes de courses très détaillées où le centime comptait autant que le franc. Maigre butin ! En tout cas, l’argent n’était pas coutumier à cette vieille. Il monta au grenier et derrière une grosse armoire, il découvrit une boite carrée. Certain de décrocher la lune, il fit sauter le petit cadenas pour découvrir à l’intérieur un paquet de feuilles en aluminium destinées à emballer des Roquefort. Et merde ! Un stock d’étiquettes ? Avec des codes barre, ça datait de moins de vingt ans. Jolie trouvaille qui n’éclairait pas Gabriel dégoûté par tout ce Roquefort qui rodait autour de l’histoire. Il verrait ça avec Victor ce soir. 

Le Poulpe continua à soulever des tonnes de poussière durant une heure avant de redescendre vers la cave franchement énervé. Il tenait dans sa main un tisonnier qui lui servait à sonder les hauteurs. Il l’envoya balancer contre les tonneaux, histoire de faire du bruit, sans raison, pour se défouler ou inventer un rythme incantatoire. Soudain au milieu des sons clairs des barriques, il en entendit une qui sonnait mat. Celle qu’il avait sondée la veille ! Il arracha le bouchon en métamorphosant le tisonnier en pied de biche et, rien ne coula. Il trifouilla des doigts l’orifice noir. Joie, il entendit le crissement des feuilles qu’on chatouille. Ça sentait le papier ! Il dégagea la barrique de ses consœurs et découvrit une trappe cachée à l’arrière. Il l’ouvrit, plongea son bras et sortit un cahier d’écolier de l’après-guerre sur lequel était collée une étiquette enfin parlante : 1950-1951. Gagné, la vieille écrivait et pas qu’un peu. Il sortait de leur cachette une cinquantaine de modèles, tous soigneusement datés quand il entendit la voiture de Gordon.

- Je me mettrais bien au chaud, dit-il jubilant en sortant au soleil avec un cageot plein d’écriture. 

Il referma la maison et sauta dans le char en intimant à Gordon l’ordre de trouver un bon petit restau avec une nappe en papier. 

Le Scipion était béat, le lac était de sortie, il l’avait vu, maintenant quoiqu’il arrive l’honneur de son grand-père était sauf. 

- Putain et ça va traîner combien de générations !, s’exclama le Poulpe devant la tirade emphatique du Scipion.

- Oh ça va, et toi ?

- J’ai pêché les écrits d’Euphrasie, la grand-mère. Nous voilà avec de la lecture.

Dans une ferme-auberge, miraculeusement ouverte, il n’y avait pas de nappe en papier mais les restes de la terrine de foie gras du réveillon. Un festin pour ouvrir le cahier 44-45. 

Euphrasie devait avoir la trentaine, elle écrivait peu encore. Deux ans par cahier, c’était le numéro trois. Au numéro 33, vingt-cinq ans plus tard, elle resserrera son écriture et utilisera jusqu’à quatre cahiers par an. Mais en cette fin de guerre, elle notait ses préoccupations de jeune mère qui envisage la rentrée à la communale de son fiston et tombait avec lyrisme dans les sombres désespérances des jeunes femmes délaissées. Les absences prolongées d’Henri la mettaient en peine. Elle revendiquait presque. Elle racontait aussi les nouvelles des hécatombes alentour. Le massacre des FFI aux Infruts semblait recopié d’un article de presse. Elle aurait eu de l’avenir comme correspondante de guerre. Drôle de femme, isolée en pleine nature qui notait sa vie le soir après avoir curé le caillou le jour. Gabriel savourait.

Septembre, rien de particulier, aucune nouvelle d’un trésor en transit. Octobre, Euphrasie était heureuse, Henri lui avait offert une bague, elle n’en revenait pas. Henri était gai, il parlait de la guerre qui s’éloignait, de projets d’avenir : agrandir le troupeau, construire une bergerie. Henri parlait haut et fort, elle ne le reconnaissait pas, elle était ravie, il lui avait fait un cadeau. 

- Tiens donc, intéressant, encore une bagouze qui tourne !… Petite mais avec une belle pierre bleue …, marmonna Gabriel sans entendre les quoi du Gordon.

 Reprise début janvier, l’animation était retombée, Henri avait retrouvé son caractère de dogue. Elle était déboussolée et retartinait trois couches de désespoir. Henri la calmait en lui serinant qu’ils n’avaient pas assez d’argent, que c’était pas la peine de rêver.

- Cet Henri, soit il fait le malin en jouant le faux, soit il a juste trouvé trois bricoles sur le causse et nous, on en fait un fromage, commenta Gabriel déçu par la chute du cahier 44-45. Hep madame ! Vous nous servez le café près du feu ?

- Oui, si vous ne brûlez pas ces vieilleries dans ma cheminée.

- Pas de souci, elles sont précieuses. Faut qu’on lise tout. Vous êtes de la région ?

- Non. Prenez les fauteuils, vous serez tranquilles jusqu’à 5 heures après c’est le goûter des randonneurs. Je vous laisse, bonne lecture !

-T’as trouvé quelque chose ?, reprit Gabriel. Des grosses dépenses ?

- En 47, Henri achète un cartable en cuir au fiston, en 50 un vélo, résuma Gordon.

- Y’a pas de quoi s’ébaudir. 

- Tiens en 52, le troupeau est malade, reprit Gordon. En 53, Henri rachète 40 brebis. Ah ! Ça représente un paquet de fric à sortir d’un coup. 

- Avec l’inflation et les banques consentantes, Il a pu emprunter. C’était son gagne-pain les moutons après tout, fit Gabriel maussade. C’est Gilda qui risque d’en prendre plein la gueule avec notre trouvaille.  Y’a de quoi tirer un roman ! Tiens, Août 61, Michel vient de naître, Euphrasie est ravie, le jeune père et le grand-père s’engueulent, une vieille habitude semble-t-il. La belle-fille s’accroche à ses rêves de Formica et se tait, comme Euphrasie.

- La jolie famille. Dire que le petit a été enterré hier !, coupa Gordon. 

- Sûr, ça pue pas le bonheur. 69, Sylvie et Paul se tuent sur la route de Millau. Tiens, chante-moi un tango, s’étira Gabriel en fermant les yeux.

- …Conozco de tu largo aburrimiento / y comprendo lo que cuesta ser feliz,/ y al son de cada tango te presiento / con tu talento enorme y tu nariz./ Con tu lágrima ausente y escondida,/ con tu careta pálida de clown / y con esa sonrisa entretistecida / que florece en tangos y en canción…* Homero  Manzi.

(*Je sais combien tu t’ennuies / je comprends ce qu’il t’en coûte d’être heureux / et au rythme de chaque tango je te sens / toi, ton énorme talent et ton nez./ Avec tes larmes absentes et cachées / avec ton masque blafard de clown / et ce sourire de tristesse / qui fleurit dans tes tangos et ta chanson)

- Y’a pas, ça me plaît ces chialeries. Au fait, après le baptême y’a la communion. A quel âge, on se la fait celle-là ? Passe-moi les 72-73-74… Mai, juin 74, ça y est, ouais, ouais, ouais, je tiens la chevalière. Ecoute ça… Euphrasie s’offusque devant le vieux bijou trop grand pour Michel qu’Henri vient de lui offrir. D’où vient-il ?, demande-t-elle au vieux qui hausse les épaules… Attends, attends, Henri passe aux aveux un soir d’été où ils se retrouvent un peu saouls tous les deux sous les étoiles. Le lendemain elle a du dégriser, l’écriture devient hachée serrée. Elle noircit furieuse : trente ans qu’il a caché une sacoche près des cades de la Prade et il ne lui a rien raconté, rien confié ! Les cades de la Prade, note ! Le vieux s’est décidé à lui parler uniquement parce qu’il a du mal à pisser et qu’il envisage d’aller chez le docteur pour la première fois de sa vie.

Le Poule rigola de bon cœur.

- Le méat ne coule pas, miction impossible, reprit-il en s’esclaffant. Écoute Euphrasie raconter Henri : « Faudrait pas que je sois malade !  Et si je meurs d’un coup comme le Firmin, faut que tu saches et Michel aussi… Firmin savait, enfin, je crois…  En septembre 44, j’avais mené les fèdes près des Rives, l’eau allait partir… J’ai passé la nuit sous le rocher du Chien, au matin le lac avait baissé de moitié. Une sacoche dégoulinait encore à cinquante mètres devant moi… Je me demandais bien depuis un mois ce que ce type trimbalait. Je l’avais vu sortir de l’eau sans un truc qu’il semblait protéger comme sa vie, il venait de laisser Roger blessé et s’enfuyait… J’ai ramassé la sac, pardi ! Quand j’ai vu ce qu’il y avait dedans, j’ai vite compris et j’ai vite refermé. Valait mieux, le Firmin arrivait… un brave le Firmin, un patriote mais quand il m’a demandé si je n’avais pas trouvé une sacoche, j’ai dit non… Tu vois, j’ai même pas eu l’impression de mentir. Fallait que j’y pense… » Tu m’étonnes papy, toi tu faisais pas dans la résistance !

- Este hijo de puta,, vomit el Scipion.

- Calme-toi, je te résume la suite. Firmin revient voir Henri au bout de deux ans. Un officier est dans la merde à Londres. Henri se fout de cet officier anglais qui affirme que la sacoche est dans le lac. T’as vu, encore un mot pour ton papy. 

- Carajo . 

- En 53 Firmin est encore revenu le voir après l’achat des brebis. « J’étais coincé dans mon silence », affirme-t-il à Euphrasie.

- Un cabrón, si.

- Oh, y’a prescription, calma le Poulpe, sauf s’il reste des pépettes. Attends, je bouquine.

- Euphrasie ne lui pardonna pas non plus, elle but de plus en plus et se damna dans l’écriture, c’est tout. Et toi ?, acheva Le Scipion fatigué de déchiffrer. 

- Oui y’a plus que ça vers la fin : elle lui reproche de tout et lui ne cesse de regretter le reste : d’avoir raté sa vie, son mariage, d’avoir toujours considéré son fils comme un sombre couillon. Heureusement ou malheureusement, y’avait Michel, plus prometteur. Il ne leur reste que lui et ils s’arrachent son affection. En tout cas, c’est certain, le trésor était pour lui. Pauvre Michel. Suicidé ou pas, Y’avait de quoi en avoir ras la patate après une enfance pareille, conclut Gabriel. 

- Salaud et petit fils de salaud, belle hérédité, que Dieu les damne !, hurla Gordon.

- Mais qu’est-ce que t’as à leur reprocher exactement ? Sans eux tu serais même pas moitié indien. Et moi qui suis pas la moitié d’un idiot, j’te dis qu’il reste du blé sinon son Rocafuerte, macache. Et Victor, Tussy et Gilda, qu’est-ce qu’ils savent au juste ? Bon, on a rendez-vous avec eux dans deux heures.

 

Chapitre 20, Les cades hauts de Noël

 

 

- Les cades de la Prade !, reprit Gabriel en quittant l’auberge.

- C’est quoi les cades et la Prade ?

- Le cade ? C’est un genévrier, genre conifère qui pique méchant et la Prade, j’espère que ça veut dire pré, sinon faudra se renseigner. On va prendre l’air près de la ferme avant la nuit ? Imagine, si on trouvait le trésor comme deux mômes. A mon avis Victor sait, je me demande comment je vais leur lâcher le morceau. Emettre des hypothèses, improviser et… voir ce qui se passe.

Dehors le causse brillait de froid, un désert, minéral, bleuté. Chez Euphrasie, personne, même pas une impression de fantôme. Le Poulpe renifla, un sentiment tenace de proche victoire l’accompagnait. Il ajusta son regard panoramique, plissa les yeux pour concurrencer la nuit qui tombait et se laissa aller. Derrière la première murette qui bordait le flanc gauche de la maison, il aperçut dans le soleil couchant un bosquet gris-vert qui pouvait ressembler à un assemblée de genévriers au garde-à-vous. Il s’avança, une pioche trouvée dans la cave sur l’épaule, contemplant les arbres puis le sol. Une fois de plus le causse ressemblait aux causses : mauvaises herbes et compagnie. Il avait beau faire confiance à son étoile du jour, il hésitait mais quand il vit trois cailloux blancs trop parfaitement disposés en triangle, alors il visa le centre et chopa une suée en un rien de temps. Le Scipion tournait autour des cades en une ronde folle, certainement Alacalufe, et comme en ce jour de décembre le Poulpe virait païen, il redoubla ses coups à la terre dure avec une ardeur de bouc. Gling, métal contre métal, touché. Une belle valise en alu brossé toute neuve, toute grise.

- Pas d’époque, ricana le Poulpe radieux en attaquant la serrure.

- Maniaque et ordonné, constata Gordon en découvrant les piles de petites boîtes savamment rangées et étiquetées.

- Ça c’est du Michel, je commence à le connaître le bougre, dommage qu’il soit mort ! Il tenait de sa grand-mère. Voyons l’intérieur.

Première boîte, des papiers de douanes, ah bon ! La deuxième annonce des galettes bretonnes, raté, à nouveau des emballages aluminium pour Roquefort, tiens donc à creuser ! Troisième : chéquiers, papiers bancaires, planqués sous terre ! Bénéficiaire Michel Bramefam. Méfiant, se dit le Poulpe. Seconde couche, une bien lourde bien que petite, gasp, comme dans les films de pirates ! Trois lingots d’or superposés, gentiment pliés dans des morceaux de tissus Vichy.

- Bingo, s’exclamèrent-ils en chœur.

La cinquième fit de la musique malgré elle et s’ouvrit sur quelques bijoux, en vrac, esquintés.

- De loin, ils ne font pas toc, affirma le Poulpe.

La sixième était une mini boîte à thé, toute petite mais elle se mit à briller de mille feux quand ils braquèrent la lampe de poche vers l’intérieur. Des pierres, diams and Co sur lit de coton hydrophile.

- Hé bé ! Les vieux secrets ont la vie longue. Le flouze des résistants a fini sa balade ici. Je parie qu’il passait ce qu’il voulait dans ses fromages. Et le Victor dans tout ça ? Bon, je garde les deux petites bien lourdes en otage. 

- Dis donc, pourquoi t’embarques le fric ? 

- Pour le rendre à Gilda en temps voulu. Alors comme ça, tu te méfies ? 

- Je suis pas sûr qu’elle y ait droit, bouda Gordon.

- On verra ça plus tard, on remet tout en place et je vais chez Serge.

- Je viens avec toi, imposa Gordon.

- D’accord, on improvise, on observe mais on ne dit rien sur le trésor. Si quelqu’un s’éclipse, tu t’en vas aussi et tu reviens ici. Moi j’appâte puis on ira se mettre au guet à la ferme pour la nuit. Ok ?

Le Poulpe était ravi, il arrivait farci d’informations qu’ils allaient distiller au compte-gouttes et ça l’excitait.

Ils entrèrent sans frapper. Le feu ronronnait, Victor le gratouillait avec le tisonnier. Gilda et Tussy discutaient à l’abri dans le cantou.

- Jean-Mi et Serge sont partis nourrir les bêtes, introduisit Gilda qui s’arrêta net en voyant Gordon.

- Bonsoir, désolé pour hier, répondit Gabriel. Je vous présente Gordon Ferguson, alias le Scipion, un compatriote de mesdames. Signes particuliers : a une tendance mollusque prononcée, adore le style vieilles rancœurs, est à moitié aussi fou que moi… Il est à vous, harcelez-le.

Passé un moment de silence, un flot de questions déferla sur l’Ecossais qui prit un malin plaisir à débiter son récit à toute vitesse, dans un argentin bien rythmé, vu la mine concentrée de Victor. Tussy et Gilda ne cessaient de l’interrompre, de s’écrier, de préciser. Gabriel les reluquait et tous prenaient tour à tour des airs éberlués, scandalisés, dubitatifs, hautains, voire rigolards du côté de Victor. Tussy penchait vers le revêche, le méprisant, Gabriel y nota un soupçon d’inquiétude. Gilda oscillait entre l’abasourdi et l’incrédule.

- Voilà pourquoi j’affirme que le grand-père de Michel a volé le mien, termina Gordon en français.

- C’est du délire, s’écria instantanément Victor.

- J’irai même plus loin en disant que du pognon, il en reste, poursuivit Gabriel. Attendez, vous ressemblez à trois méduses qui tombent des nues ! Et je m’y connais.

Tussy se rabougrit, Victor leva la tête au plafond. Gilda bloquait à l’embrayage, elle hoquetait.

- Un flingue marqué d’un F, si ça se trouve égaré dans un champ et vous en faites un roman ?, reprit Victor moqueur.

- Tiens, ça me rappelle un de mes doutes ! Et pourquoi pas, rigola Gabriel. Tussy ? Oui ?

- ¡ Si ! Pourquoi pas ? Ça me rappelle un vieux truc, commença-t-elle hésitante. Il y a quatre ans, au moins, j’ai présenté Michel à Ibrahim, el Libano de la quinze. Un jour, quelques temps plus tard, je suis passée le voir à sa boutique pour changer des dollars quand il m’a dit qu’il était preneur pour les pierres de Michel. Quand j’ai transmis le message, Michel a fait une drôle de tête puis il a ri en bredouillant qu’ils avaient du mal se comprendre, qu’il irait le voir. J’ai jamais su ce qu’il trafiquait… Je l’ai aperçu sortant de la boutique d’Ibrahim plusieurs fois. J’ai reparlé des pierres avec Ibrahim, il a évacué la question d’une plaisanterie. Et avec votre histoire je me demande si Michel ne m’a pas menée en bateau.

- Pourquoi tu ne m’en as pas parlé ?, demanda Gilda.

- Toi ? Les histoires de fric ? Ça t’intéresse maintenant ! Et puis, j’ai pas fait gaffe, c’était pas mes oignons, reprit Tussy soudain furieuse. N’empêche qu’il m’a prise pour une conne, bien payée mais une conne, oui ! Je comprends mieux pourquoi il me tenait à l’écart de la comptabilité.

Tussy se tut, songeuse et agitée.

- T’as raison, le fric m’emmerde mais si toi tu continues à ne t’intéresser qu’à ça, tu finiras sèche et triste comme la Flaca Manuela. Victor, dis quelque chose !, implora Gilda.

- Les filles, on se calme. C’est n’importe quoi ! Je l’aurai su, jamais Michel m’aurait caché ça, cracha Victor. Jamais, c’est pas possible.

Il avait à nouveau l’air déconfit.

- Il a raison, Michel me l’aurait dit, reprit Gilda soulagée.

- Et s’il avait juré le secret à son grand-père ?, glissa Le Poulpe, juste pour voir.

- On ne reste pas des années avec un secret pareil sans en parler à sa femme ou à son meilleur ami, gueula Victor. Et toi Tussy, ça m’étonne que tu n’aies pas fouillé plus loin cette histoire de pierres.

- Ça va, j’suis pas détective ni l’assoiffée de fric que vous pensez, lança-t-elle avec une œillade narquoise vers Gabriel. Moi je suis commerciale, je vends des Roquefort et j’en vends beaucoup. Alors comment Michel valsait avec le pognon, ça m’intéressait autant que tous les autres argentins qui sont nés avec la fièvre du flouze qui tourne. Un coup t’es riche, un coup t’es pauvre. C’est comme ça chez nous. Gordon ? Gilda ? Pas d’accord ? Au fait, ça me revient, les caisses endommagées, il y a six mois, tu te souviens Victor ? Michel était furieux quand il a su que tu ne l’avais pas attendu pour aller dédouaner. Il t’a rejoint puis vous avez passé la soirée à vous engueuler. Pourquoi ?

- Dis donc, est-ce que tu le supportais toujours quand il se transformait en tyran et aboyait après tout le monde ? Et bien moi ce jour-là j’ai pas supporté et on s’est traité de tout. C’était pas la première fois, tu le sais bien. Et dans les caisses, il y avait du fromage, c’est tout !, répondit Victor outré.

- Sûr ?, insista Gabriel en pensant aux emballages alu qui traînaient dans la valise.

- Oh, ça suffit vos conneries, répondit Victor. Je me casse.

- Non, reste encore, gémit Gilda.

- Tu tiens vraiment à alimenter leur moulin et à te mettre à tourner toutes leurs énigmes à la noix maintenant, après sa mort ?, demanda Victor tendrement à Gilda en lui souriant avec des yeux de crapaud mort d’amour.

- Tu comprends rien, coupa-t-elle sèchement. Et moi non plus. Mais tourner les questions, j’ai commencé justement depuis sa mort. Alors quitte à pédaler, je préfère ça au doute et à l’abandon. Le pognon va commencer à m’intéresser, moi aussi. Et toi Gabriel, à quoi tu penses ?

Merci Gilda, les mielleries de Victor avaient le don de l’agacer. C’était le moment de lancer l’appât.

- Michel s’est peut-être suicidé à cause de ce secret trop lourd mais ça m’étonne de vous voir aussi stupéfaits. Il ne vous a jamais fait de confidences ?

Trois Saint Jean bouche d’or le regardaient.

- Mais, bonne nouvelle qui nous éclairera peut-être demain, Gordon et moi, nous avons mis la main sur les carnets intimes d’Euphrasie, la grand-mère. Et ça, vous le saviez qu’elle écrivait ?

- Oui, fit Victor en réfléchissant.

- Moi aussi mais Michel pensait qu’elle avait tout brûlé, ajouta Gilda. 

- Quand il rédigeait un rapport, il disait souvent : « Je tiens ça de ma grand-mère ! », s’attendrit Tussy.

- On n’a pas eu le temps de les lire. Tout est à la ferme, j’ai préféré t’attendre, Gilda, pour commencer la lecture. Demain matin ? Ce soir, nous avons  rendez-vous avec Gordon chez un certain Freychet, un ancien résistant qui a connu Allistair au moment du vol. On fait comme ça ?

- Rends-moi les clés, demanda Gilda froidement. 9 heures demain matin devant la ferme. Victor, je redescends avec toi, je suis épuisée. Tussy ?

- Salut, s’écrièrent Jean-Mi et Serge en rentrant rouges d’aise et de froid.

- Raté, on se casse, s’amusa le Poulpe. Jean-Mi, je laisse la Mercedes, voilà les clés, si ça intéresse quelqu’un, j’en ai pas besoin ce soir.

- Merde, tu fais chier !, se désola Jean-Mi. J’avais envie qu’on se fasse un bon petit restau. On me dit jamais rien à moi. Vous en faites une drôle de tête ! C’est encore ce Ferguson, je parie !

- T’inquiètes pas on se le fera ce petit restau, à Panam et je te dirais tout. Passe à la ferme demain matin avant de partir j’ai trouvé de jolis petits cailloux pour toi.

- Fais pas la gueule, minauda Tussy. Moi je suis d’accord pour le restau et pour essayer ta Mercedes. J’adore les voitures.

- Ciao, lança le Poulpe.

- Et nous, on n’est pas invité à la séance de lecture ?, maugréa Victor.

- C’est à Gilda qu’il faut demander, tout lui appartient maintenant, conclut Le Poulpe énigmatique en sortant.

 

Chapitre 21, Les revenus de Tonton Cristobàl.

 

 

- Bon, nous revoilà dehors et ça pèle, constata Le Poulpe ravi.

- Vraiment parfait ! Et c’est qui ce Freychet ?, s’exaspéra le Scipion en sautillant sur place.

- Tu connais pas Freychet ? Moi non plus, rigola le Poulpe. Bon, toi tu fais semblant de partir et tu m’attends derrière le bosquet de buis après le lièvre. Je vais faire un tour du côté de nos amies les bêtes leur emprunter des couvrantes. On va cailler cette nuit à la ferme mais avec cette lune, on verra clair. J’en profiterai pour voir comment ça bouge sans nous là-dedans.

Le Poulpe avait à peine franchi la porte de l’écurie que Gilda et Victor sortirent. Silencieux, ils montèrent dans la voiture et démarrèrent. Sûr, c’était pas un temps à se faire des confidences dehors. Jean-Mi et Tussy suivirent un quart d’heure plus tard.

- Laisse-moi conduire, elle est magnifique ta caisse.

Tussy avait quitté son air maussade, on voyait presque ses yeux briller dans la nuit.

- A une condition, tu me racontes tout.

- D’accord mais seulement quand on sera arrivé au restau et seulement devant l’apéro. Tu verras, ça ressemble à un conte bien de chez nous qui raconte l’histoire d’un émigrant qui charrie de sourdes vengeances jusqu’en Terre de Feu. Mais je te préviens, ce soir j’ai envie de me changer les idées. Que Michel se soit suicidé  ou non, je m’en fous. Il est mort et ce soir je ne veux pas penser à cette conne qui nous pend au nez. 

- Ce salaud, reprit-elle en ouvrant la portière, si ça se trouve ce faux-cul utilisait de l’argent volé et se permettait de me donner des leçons sur comment en gagner toujours plus ! Bravo la vie et vive sa mort.

Elle l’avait raide la Tussy. Il rejoignit Gordon et ils partirent installer leur bivouac à la ferme que le Poulpe avait laissée ouverte.

- T’espères vraiment qu’il va y avoir du mouvement cette nuit ?, ronchonna Gordon en empilant les couvertures.

- Comment veux-tu que je le sache ? A les écouter, Michel a fermé sa gueule. Ça peut se comprendre, à treize ans, il se découvre un grand-père voleur et gardien d’un fabuleux trésor. Un magot qui lui permet de devenir un homme d’affaires tout à fait honorable… Tout dépend des natures… mais l’opulence, l’amour et la prospérité, ça pousse pas au suicide à priori. 

- Oui mais sa conscience ? 

- T’as raison, qu’est-ce qu’elle a pu lui susurrer ? C’est capable de vous envoyer valdinguer n’importe où, cette petite chose, philosopha le Poulpe.

- Pas de menteur ?, s’interrogea Gordon.

- J’en sais rien. Possible !, déclara Gabriel en se glissant dans l’odeur des chevaux. Allez, branche le radar et repos.

Il était trois heures du matin quand Gabriel fut réveillé par le bruit d’un moteur. Il s’approcha de la fenêtre et aperçut une voiture. Il secoua rapidement Gordon. On ouvrait la porte.

- Alors, toujours ces insomnies ?, grimaça le Poulpe, la lampe-torche braquée vers Victor qui blanchit, verdit et détala, mais Gordon et Gabriel étaient gaillards au saut du lit. Ils foncèrent derrière lui et le neutralisèrent avant qu’il n’ait rejoint sa voiture.

- C’est vous ? Quelle peur !, explosa Victor. Lâchez-moi, voyons c’est moi. Qu’est-ce que vous faites là avec ce froid ?

- Merci bichon de tant de sollicitude, fit le Poulpe en le relevant sans ménagement. Et toi que nous vaut l’honneur ?

- Gilda a disparu. Elle est montée se coucher en arrivant, pas moyen de lui tirer un mot. Vous l’avez choquée espèce d’idiots, c’était vraiment pas le moment.

- Ben voyons, continue, s’énerva le Poulpe.

- Vers minuit, je me suis levé pisser, j’ai ouvert sa porte pour la regarder dormir : personne, précisa Victor avec un rictus. Il manquait la voiture d’une copine dans la cour. Je suis monté chez Serge. Pas de voiture alors je suis venu ici. 

- T’as pas réveillé Serge ?

- Non.

- Dommage !, ironisa Gabriel. Bon, on va téléphoner chez toi du village.

Arrivé devant la cabine, Le Poulpe prit le combiné d’office.

- Gilda ? C’est Gabriel.

- Oui. Que se passe-t-il ?, demanda-t-elle ensommeillée.

- Oh rien, c’est juste Victor qui prétend que tu as disparu.

- Quoi ? Quelle heure est-il ? Victor est avec vous ?

- Figure-toi qu’il te cherche à la ferme.

- Mais c’est absurde. J’avais laissé un mot. Je suis descendue au village vers minuit téléphoner à Buenos-Aires. Besoin de parler à Anna, Tussy m’a énervée tout à l’heure. J’ai eu Ibrahim qui m’a confirmé ses transactions avec Miguelito mais qui affirme ne rien savoir d’autre. Et ma famille m’a écoutée, ça fait du bien.

- Bon, je te garde Victor au frais à la ferme. Gordon descendra te chercher. Sinon pas d’autre nouvelle du pays ?

- Anna m’a rappelé un truc que j’avais complètement oublié. Le jour de la mort de Miguel, Victor et elle sont allés à la séance de 16 heures. Ils avaient prévu 14 heures mais Victor était en retard. Loca que soy, je me mets à gamberger sur tout le monde maintenant. C’est comme pour Tussy, j’ai essayé de téléphoner à sa tante de Santé Fé, mais là personne. Pas la peine que Gordon vienne, j’ai une voiture pour monter. J’arrive. 

- T’inquiètes pas. Apporte du café ou du maté.

Le Poulpe raccrocha.

- Alors ?, trépigna Victor, pas un pet à l’aise.

- Sortie faire un tour. T’as pas vu le mot qu’elle t’a laissé ?

- Non mais me voilà rassuré. Bon, je vais rentrer. Vous savez que vous êtes sacrement effrayants au milieu de la nuit surtout quand on ne s’y attend  pas, répondit Victor un tantinet faux-cul.

- Mon pauvre chéri. Ta gueule. Tu restes avec nous, on va te faire la conversation monsieur l’insomniaque, gronda Le Poulpe.

- Mais Gilda ?

- C’est arrangé. Zou, on rentre et tu vas nous dire ce que tu venais faire à la ferme vu qu’il est 4 heures du mat et que Gilda est rentrée vers 1 heure.

- Mais…

- Peut-être mais tu aurais pu inventer autre chose.

- Je n’ai rien inventé du tout. Vous faites chier.

- D’accord mais nous, on a quelque chose à te montrer.

Ils tarabustèrent le Victor qui s’enfonça dans des borborygmes n’ayant rien à voir avoir avec ses intestins, non, il maugréait velu, se plaignant en vrac de l’attitude de Michel, de cette nuit abracadabrante, de leur accueil, de leur violence. Le Poulpe laissait couler.

Quand ils s’installèrent à nouveau dans la cuisine de la ferme, Victor se saisit d’un carnet.

- Je peux ?

- T’es pressé ? T’attends pas ta chère Gilda ?, fit le Poulpe avec un sourire jaunâtre.

- Oh pardon, c’est vrai. T’as raison.

- T’es bien nerveux mon gars !, tonna le Scipion qui s’était composé pour cette nuit blanche un masque de chaman pas rassurant. L’Alacalufe et les monstres de tous les lochs lui prêtaient main forte pour parfaire sa gueule des grands moments. Il tapa en mâle l’épaule du Victor qui paraissait de plus en plus manquer d’air et qui dérivait vers des horizons marécageux.

- Vous êtes bizarres, j’ai l’impression que vous me soupçonnez, éructa Victor qui avait lui visiblement l’art de prendre des airs idiots.

- Bizarres, nous ? Voyons, mais non, on ne te soupçonne pas. Pourquoi ? T’as quelque chose a te reprocher ? Y’a quelque chose que tu ne nous aurais pas dit ?

Victor haussa les épaules sans mot dire alors le Poulpe explosa en lui balançant son poing dans la gueule.

- Je dis pas que c’est pas injuste, je dis que ça soulage, précisa le Poulpe au Scipion tout en envoyant une seconde mandale dans le mou du ventre de Victor qui lui hurlait d’arrêter. Le Scipion laissa faire en rigolant sans comprendre l’allusion.

- Tu vois c’est con mais je ne sais pourquoi je suis persuadé que tu nous caches un truc, se calma le Poulpe en cessant de le rudoyer.

Victor tremblait, le Scipion dans un grand élan de compassion lui approcha une chaise. Le Poulpe levait à nouveau son gauche quand Victor l’arrêta :

- Stop, d’accord, je me doutais bien de quelque chose mais pas d’une histoire aussi dingue. Cette Tussy rien ne lui échappe. C’est vrai, il y a six mois, j’ai eu une drôle de surprise en inspectant les caisses endommagées. Une petite boîte en plastique blanc dépassait d’un Roquefort. Les douaniers n’avaient rien vu et j’ai planqué instinctivement la boite dans ma poche.

- Une manie française ?, rigola le Scipion.

- Quoi ?… Michel était nerveux quand il est arrivé. En quittant la douane, il a voulu m’expédier chercher Tussy en me disant qu’il se chargeait du transport des fromages vers l’entrepôt. C’est là que devant lui j’ai sorti la boite et découvert trois saphirs dans du coton. Michel me les a arrachés des mains. J’étais sur le cul et lui furax. Je lui ai demandé ce qu’il trafiquait mais il m’a envoyé au diable. Je l’ai harcelé pour en savoir plus, il ne m’a rien dit, je vous le jure. Et c’est vous qui m’avez donné le fin mot.

- Autre version, poursuivit le Poulpe, six mois plus tard au moment de sa mort tu étais toujours à chercher à en savoir plus et à vouloir en croquer. 

- Y’avait mon nom sur les papiers de douane, c’est normal que je veuille savoir à quoi il m’avait mêlé, non ? Qu’est-ce que t’aurais fait, toi ?

- J’y étais pas et c’est tant mieux, fit-il à la chinoise.

- Oui et bien moi je suis curieux de nature et je tenais absolument à ce qu’il me raconte le fin mot de ces saphirs. Je le voulais au nom de notre amitié, lança Victor avec défi. Ce n’était pas une raison pour le tuer. On s’est engueulé parce qu’il ne voulait rien me dire et c’est vrai que ça ne m’a pas plu du tout.

- D’accord, concilia le Poulpe avant d’aller renifler un autre terrain. Au fait, tu peux m’expliquer ce qui t’a mis en retard pour aller au cinéma avec Anna le jour de la mort de Michel ?

Victor se remit à flotter.

- Y’avait une grève des taxis, répondit-il à la va-vite.

- Erreur hombre, intervint le Scipion. C’était la veille, je m’en souviens bien, je me suis fait avoir le vendredi mais le samedi tout allait bien.

- T’as eu de la chance parce que moi impossible de trouver un taxi, sourit le Victor en camarade vers le Scipion.

- Putain quel lèche-cul cet enfoiré, y m’énerve, maugréait le Poulpe intérieurement.

- Et tu venais d’où ?, continua le Scipion.

- Du centre et j’avais rendez-vous sur Corriente rejoindre Anna. Je lui ai même offert un foulard ce jour-là. Vous pourrez vérifier, c’est d’ailleurs ça qui m’a mis en retard. Au fait qui t’as parlé de tout ça ?, retourna Victor au Poulpe.

- Gilda. Est-ce qu’elle est au courant pour les saphirs ?

Le Poulpe eut à nouveau une drôle d’impression de flottement chez Victor qui répondait avec des accents de sincérité surprenants pourtant démentis par ses yeux affolés. Impossible de savoir s’il était mort de peur ou en plein délire imaginatif.

- Non, je n’ai pas encore osé lui en parler. J’ai failli le faire dans la voiture mais je n’ai pas su. J’attendais demain, fit Victor piteux.

- Ce n’est plus qu’une question de minutes, répondit le Poulpe qui étala sur la table le contenu de ses petites boites. Tiens, regarde ce qu’on a trouvé.

- Ça alors, merde, fit Victor, d’où vous sortez ça ?

- De dehors, répondit le Poulpe laconique. Ça brille, hein !

- Incroyable ! fit Victor médusé.

Putain ce con avait l’air sincèrement surpris.

- Et Tussy, tu crois qu’elle en sait plus que ce qu’elle a bien voulu nous dire ?

- Possible. C’est une fouine matinée de hyène.

- T’es pas tendre, souligna Gabriel.

- Elle non plus, répondit Victor les sourcils froncés.

A ce moment là, Gilda arriva. Victor troqua son air apeuré contre un solide sourire qui l’accompagna durant ses trop longs discours sur Michel et leur indéfectible amitié. Il tartinait, brodait des sentiments loyaux, beaux et nobles. Le Poulpe luttait contre son aversion provoquée par l’attitude lécheuse de cul de Victor envers Gilda. Il était obligé de reconnaître que ce baveux s’était fort bien sorti de l’interrogatoire malgré les mandales et les intimidations et qu’il suintait la crédibilité. Gabriel interrompit ses épanchements :

- Cadeau patronne ! Regarde ces jolis cailloux dont Victor a juste oublié de te parler. Ils sont à toi.

Gilda prit les pierres dans ses mains la lippe en cœur, les quinquets en extase. Victor était livide mais quand Le Poulpe en rajouta en arborant un rictus fielleux dans sa direction, il ne se contrôla plus et se mit à le cogner en hurlant au salopard. Victor avait attaqué en premier, méchant, alors le Poulpe s’en donna à cœur-joie et tapa avec volupté sur tout ce que le forcené lui laissait atteindre. Blanc de rage, le Victor essayait d’avoir le dessus mais sa soudaine montée d’adrénaline l’handicapait plus qu’elle ne le dopait. Gabriel quant à lui, se sentait vif comme son frère le poulpe en parade nuptiale. Un festin, il ridiculisait son adversaire à coup d’esquives théâtrales, de directs précis sans être meurtriers. Mais le pauvre hère n’abandonnait pas, il écumait et s’accrochait au Poulpe comme une sangsue, bavant sa force lente et désordonnée. Le Scipion rigolait toujours et encore tandis que Gilda leur hurlait d’arrêter. Le Poulpe voulut galamment obtempérer le premier et essaya de calmer le jeu mais au moment où Victor paraissait s’être ressaisi, il reçut un direct en pleine poire qui le médusa un bon moment. Le Scipion intervint et coinça l’enfoiré.

- Laisse-moi t’expliquer, implora Victor.

- Lâche ce merdeux, laissa tomber Gilda.

Gabriel sourit conquis, Victor se releva, regarda un instant Gilda avec haine puis il se recomposa tant bien que mal une tête d’agneau et se mit à bêler ses justifications à coup de grands trémolos. L’attitude de Gilda se durcissait imperceptiblement et elle commençait à tamponner avec son mouchoir le nez douloureux du Poulpe sans grand ménagement.

- Miguelito me disait de toi : « On finira fâchés, je ne sais pas pourquoi mais on se fâchera. ». Je répondais que non comme une imbécile heureuse. Mais maintenant je crois que vous vous êtes finalement fâchés. Avoue-le.

- Non Gilda, je voulais savoir, c’est tout.

- Je comprends ça, confirma le Scipion.

Mais pas Gilda. Elle se raidissait de plus en plus mais avait fort heureusement lâché le nez du Poulpe pour serrer les poings.

- Depuis que Miguelito décollait avec son projet de Rocafuerte, tu cumulais les vestes en affaires. Tu ne peux pas le nier. Et maintenant que j’y repense, vous vous évitiez les derniers temps.

- Je te le jure Gilda, on s’est engueulé, il m’éloignait de lui mais je l’aimais.

Gabriel imaginait les piles d’auréoles dont Victor tentait de se parer. Il bouillait mais n’intervenait pas pour ne pas détourner Gilda de sa rage montante.

- Je ne sais plus, fit-elle soudain adoucie.

Victor rassuré, s’approcha d’elle et lui prit les mains au grand dam de Gabriel.

- C’est toi la grande chance de Michel, bien plus que ce maudit trésor dont il ne nous a jamais parlé. Tu es si merveilleuse et je t’aime peut-être autant que lui.

Il draguait ce con !

- Lâche-moi, je n’ai jamais supporté que tu me touches, répondit Gilda sèchement. 

Elle était à son tour prise de fièvre, ses yeux lançaient des éclairs de mépris et elle se frottait les mains comme pour se laver d’un contact écœurant.

- Gilda, gémit Victor, ne nous déchirons pas maintenant, je suis ton ami, nous allons remonter la pente ensemble.

Si elle n’avait pas envie de vomir, elle en avait tout l’air.

- Sûrement pas. Vois-tu, je t’accueillais parce que tu étais le seul ami d’enfance de Miguelito mais tu es prétentieux, sans envergure, macho et mielleux avec les femmes. Je n’ai jamais compris ce qu’elles ont pu te trouver. Jamais je ne t’aimerai, jamais.

Premier round, KO, les jambes écartées, Victor luttait pour garder son équilibre. Gilda toisait l’assommé, le Poulpe en profita pour placer son grain de sel.

- Mauvais temps play-boy. Elle te plaît vraiment, hein, peut-être la seule ? et elle te snobe. Son mari, ton grand ami n’avait pas ton magnifique sens de l’amitié. Tu voulais peut-être qu’il partage tout : sa femme, son fric ? Et les affaires qui capotent, besoin de liquidités peut-être ? Avec quelques saphirs de plus, toi aussi, tu pouvais sortir de tes dettes. Avec sa femme en rab, tu aurais été le plus heureux des hommes. T’es de la race des rêveurs, toi ! T’as pas essayé de le faire chanter, des fois ? Oh tu sais, tu l’as tué sans le faire exprès, parce qu’il se foutait de ta gueule, il voulait pas te lâcher le morceau. T’es tellement dans la louze mon gars que c’en est une pitié. T’es pas beau à voir.

 Le Poulpe déversait son fiel avec aisance. Victor le hérissait, ses roucoulades perturbaient ses oreilles et ses jérémiades auprès de Gilda le rendaient fou mais la hargne de la belle le tranquillisait pleinement. Le dénouement  lui paraissait aussi évident que dans une série B. Victor avait un regard si laid que Gilda qui n’était pas à un enterrement près, lui porta le coup de grâce en murmurant  : « Minable ! » sur un ton polaire.

 Victor passa du vitreux au vitriol en un instant.

- A 20 ans, c’était moi qu’il badait, j’étais beau, il ne l’était pas, les filles c’était pour moi, les études encore moi, les belles paroles, n’en parlons pas. Mais depuis toi, il a commencé à me narguer puis à m’humilier et maintenant tu t’y mets ? C’est facile de m’enfoncer parce que je passe une période difficile, mais ça ne durera pas, je remonterai la pente.

- T’es encore plus nul que j’imaginais, tu délires mais tu ne me fais pas rire. Miguelito, lui savait le faire, répondit Gilda de plus en plus méprisante. Tu l’as tué, c’est toi. D’un coup, ça me semble clair.

- Tu m’effraies. C’est toi la folle, normal avec le choc que tu viens d’avoir.

 Gilda le fusilla du regard.

- Nous sommes amis depuis cinq ans Gilda, poursuivit-il, et tu fais confiance à deux inconnus plus jobards l’un que l’autre ?

- Oui mais nous on a les mains propres, lança le Scipion en fouillant le fond des prunelles de Victor de ses iris bleus glacés.

- Et moi, depuis hier je cultive une tendance mystique et la lune m’a dit que tu étais une lopette. Gilda a ajouté : minable et elle arrive aux mêmes conclusions que moi sans qu’on ait eu besoin de parler. Tu l’as tué. C’est pas beau ça ? 

L’empaffé tenait bon, il n’avouait toujours pas. Un têtu celui-là, et si la lune s’était trompée ? 

Brusquement, Victor ouvrit le tiroir de la table, en sortit un vieux couteau rouillé, se leva, recula, tenant la lame contre son poignet en tentant de s’ouvrir les veines. Gabriel, d’un coup de pied dans la main fit voler le couteau, le Scipion le rattrapa. Victor s’affaissa livide, à peine égratigné mais vaincu.

- J’en peux plus ! Je n’ai jamais su garder un secret, Michel le savait… et… oui… je l’ai tué… pardonne-moi Gilda… je ne voulais pas, c’était un accident… il se foutait de ma gueule, il riait en  refusant de m’avancer du pognon. Une petite avance de rien du tout, 120 000 francs, il pouvait… Son coffre était ouvert, il astiquait son vieux revolver et il riait, il riait, alors je lui ai arraché son arme… quand j’ai vu la peur dans ses yeux … je l’ai visé… Le revolver était chargé… J’étais redevenu le plus fort. J’ai hurlé qu’il me file le pognon sans condition, qu’après ça je ne parlerai jamais des trois saphirs ni de rien, que je l’aiderai dans ses trafics, que maintenant on aurait un secret tous les deux et ce con a recommencé à rire… tout s’est brouillé… j’ai tiré, au hasard, je le jure. La balle a atteint son cou et Michel s’est mis à saigner si fort… je n’ai rien pu faire.

- Dis plutôt que tu as soigneusement maquillé le tout. Si les flics ont conclu au suicide, c’est que ton camouflage était réussi. Né ?, siffla le Poulpe. Il a bien fallu que tu le tripotes ton vieux copain pour qu’il est l’air d’un suicidé ?

- Quoique les flics chez nous, ils ont vite vu : ils vont au plus simple selon les circonstances, ponctua le Scipion.

- Jamais je n’aurais pensé à toi. Salaud, comment as-tu pu ?, lança Gilda.

Figée, elle gardait les yeux secs mais à l’intérieur elle hurlait, rage, haine, surprise, impuissance mêlées.

- T’auras pas mis longtemps à te déballonner, le liquida le Poulpe. T’es vraiment minable, enfin, je m’en fous, je voulais juste savoir moi aussi. Pour me dire : là c’est pas de la salade, j’ai vérifié l’assaisonnement. Ta conscience, elle est à toi, elle te regarde et tu vois, amener ta bavure jusqu’aux flics, je m’en fous aussi. T’as tué ton pote et t’es dans la merde, c’est con comme la vie peut basculer.

- Tu vas me dénoncer ?, souffla Victor en fixant Gilda d’un œil de cochon qui sent la mort.

- Même pas envie de t’arracher les yeux, lui servit Gilda sur un glaçon vert. Tu as tué Miguelito. Il est mort et je te hais brusquement, définitivement, totalement. Quant à te dénoncer, je ne sais pa. J’ai pas encore réfléchi à ce qui peut être plus dur que la prison mais fais-moi confiance, on a de l’idée côté torture dans mon pays. T’auras la vie dure salaud. Putain, dire que j’avais raison de ne pas croire à son suicide, j’en ai marre de ne pas me tromper plus. Tu vas connaître l’horreur.

Gilda se redressait, soulagée par la vérité, elle venait de trouver un nouvel os pour mordre la vie. Un long fémur merdeux. 

- Vous vous préparez un sale enfer. Fais gaffe à la haine Gilda.

Elle s’assit et contempla le feu des cailloux précieux.

- J’en veux pas, s’écria-t-elle soudain. Ils appartiennent à qui au départ ?

- Aïe, vaste débat !, s’exclama le Poulpe. As-tu vraiment envie de faire un don à l’état français ?

- J’aimerais bien récupérer la sacoche, osa presque timidement le Scipion.

- D’accord et… tenez, ça c’est pour vous. Je ne veux rien vous devoir mais allez-vous en maintenant. Tussy, Jean-Mi, vous voilà enfin, s’exclama Gilda.

Le Poulpe empocha sa part sans broncher et le Scipion avala ses politesses pour en faire autant. Il tira sa révérence en sifflotant Solo se trata de vivir   et ils sortirent respirer. Ils quittèrent ce pays moitié mongol le lendemain. Le ciel était devenu plus gris qu’à Paris.

 

Chapitre 22 Épilogue.

 

 

- Dernier appel pour les passager du vol AA 2121 en direction de Buenos-Aires.

Le Poulpe leva le bras vers le Scipion qui passait la douane.

- Au fait, faire croire à Victor que t’en pinçais pour Gilda jusqu’à  le rendre fou et qu’il craque, c’était fin. Bravo !

Le Poulpe encaissa sans répondre et reprit le chemin du Sainte Scolasse.

- Ah te voilà, toi, ça va ?

- J’ai les doigts qui puent.

- T’as le cul qui gratte ?

- Non, j’ai trop fouillé la merde. Passe-moi le journal.

 

 

 

 

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