La petite chatte
My Martin
Aéroport, départ
Comptoirs d'enregistrement. Dépôt des bagages. Bag drop ; deux voyelles, cinq consonnes
La foule. Seulement trois sièges
Je suis arrivé en début d'après-midi, j'ai un siège. Près de moi, un couple âgé. Elle, voûtée, lunettes, cheveux blancs frisottés de frais
Elle engage la conversation. Ils vont à Marseille. Puis paquebot, croisière en Méditerranée. Un cadeau de leur fils. Il leur fait toujours de beaux cadeaux
La dernière fois, Dubaï. Tempête, vol annulé. Leur fils (officier de la marine marchande) les a emmenés chez lui, à Ouessant. Un temps épouvantable
Elle est soucieuse. A bord du paquebot, leur cabine sera au quinzième étage
Je dis. Le paquebot est sûr et stable. Quinzième étage, parfait pour la vue
Elle ne répond rien
*
Collées sur le sol, deux longues bandes défraîchies traversent l'aéroport
La noire, vers l'enregistrement
Flèches en sens inverse, la jaune, vers l'embarquement et les commerces
Les voyageurs marchent en file indienne. D'une bande à l'autre, on se regarde
La bande jaune mène à l'escalier roulant, l'étage. Le restaurant. Des panneaux indiquent : plat du jour, tartare anglais
Pour moi, Fish & Chips ; on n'est jamais déçu
A la table voisine, un couple. Quinquagénaires dynamiques. Elle, cheveux courts, lunettes. Lui pantalon clair, polo Ralph Lauren
Interminable attente. Devant chacun, le serveur dépose une assiette. Un parallélépipède rosé, surmonté d'un jaune d'œuf tremblotant. Le tartare anglais
La femme dit. C'est simple
Avec le bord de sa fourchette, elle mélange le jaune et la viande hachée
*
Entre l'océan et la plaine à perte de vue, des collines. Eucalyptus murmurants, cistes luisants
Pedro est éleveur de moutons et agriculteur. Casquette plate, chemise à carreaux, ventre en avant. Il vit avec sa mère âgée
Du lever du jour à la tombée de la nuit, dur avec lui-même, dur avec les autres
Son étang est presque à sec. Au volant de son tracteur bleu, Pedro descend la pente douce, engage en partie le tracteur dans l'eau et remonte la boue. Plus tard, il l'étalera dans les champs
Il recommence. Encore. Encore. Sur la pente, les traces droites s'enchevêtrent
Approfondir la réserve d'eau. La pluie va arriver -l'an dernier, les précipitations ont été moins abondantes que les années précédentes. Pedro pompe l'eau pour irriguer ses cultures sur les collines
La chienne de Franck (puissante race rustique. Ces chiens jadis gardaient les fermes, vivaient dehors). Elle fugue. Elle attaque les moutons. Ivre de sang, elle mord, déchire, s'acharne
Franck se rend chez Pedro. Il s'excuse. Pour la perte de ses moutons, il l'indemnise
Pedro dit. Ne laisse pas traîner ta chienne. Si je la revois par ici, je la tue
*
Franck m'emmène voir un joli village. Colline, l'église en haut, les maisons blanches, le long des rues. Hautes cheminées ouvragées. Les portes et les fenêtres sont entourées d'une bande bleue
Les maisons sont rénovées. Un gourou s'est installé à proximité
Ashram en Inde, résidence à Londres. Il a une importante clientèle (Scandinaves, Anglo-saxons). La spiritualité, le sens des affaires
En 2017, deux suicides. Rumeurs -abus sexuels
La rue est étroite. Franck gare son ancienne Honda Civic noire (1998) proche d'un mur. Je sors par le côté conducteur. Les sièges sont trop avancés, je suis entravé par la ceinture de sécurité, gêné par le levier de vitesse. Je me dégage laborieusement
Je sors de la voiture. A quatre pattes
A ce moment, vient à passer un jeune Anglais, un copain de Franck. Il s'esclaffe
So drunk in the morning !
Si ivre le matin !
*
Dans les entreprises de la restauration, du bâtiment, des Sikhs au turban caractéristique, sont employés
Les filières sont opaques. Ils sont souvent exploités sans vergogne. Sous-payés
*
La nuit, je sors contempler le ciel
L'habitat est dispersé. La nuit, profonde
Craquements. Les eucalyptus dégingandés oscillent, se touchent, grincent. Les chiens se répondent. Les cloches des moutons et des chèvres. Un moteur vrombit
croac croac
Un héron
Les étoiles clous fixent l'étoffe de la nuit sur la voûte du ciel
L'immensité opaque. Les étoiles en semis. Taches, alignements, courbes, signes
Trop d'étoiles. Je ne repère pas la Grande Ourse -la grande casserole, de profil. Puis depuis le bord de la casserole opposé au manche, compter sept fois, pour localiser l'étoile Polaire
J'ai mal au cou. M'allonger sur la terrasse du gîte, pour voir plus commodément. Pas le courage
Première nuit. La Lune, haute en quartier. Lumière morte
Seconde nuit. La Voie lactée est floue, en transversale, plus claire
Dernière nuit. Cinq heures. La Voie lactée, somptueuse nuée de points
Je suis émerveillé
*
Franck et Greta aiment les animaux
Pour les œufs, ils ont quatre poules. Elles sortent sur le terrain, mangent les mille-pattes venimeux. Les restes de repas -grains de riz, petits bouts de légumes-, jetés dans l'herbe après la vaisselle faite à l'extérieur
Deux chiens -une chienne et son fils, plus gros qu'elle. Ils gardent la yourte, éloignent les rôdeurs, les renards, les mangoustes égyptiennes qui feraient des poules, un carnage
Une chatte. Elle a donné naissance à une portée de six chatons. Dominante blanc, taches rousses rayées. Il en reste trois, difficiles à caser. Ils éloignent rats et souris
---
Les chiens sont dans un enclos
La chienne fugue et fait des bêtises. Elle n'écoute rien
Le chien fugue aussi. Changer d'air, l'aventure. Il part explorer les maisons voisines, pour manger les croquettes des chats. Il écoute, revient lorsqu'on l'appelle
De temps en temps, Franck ouvre le portail de l'enclos. Oreilles en bataille, le chien déboule à toute allure. Son plaisir, effrayer les chats qui se débandent d'un bond, poils hérissés
Bruit, odeurs. Jeune, tout feu tout flammes, le chien s'engage jadis dans les broussailles. La laie surgit comme un autobus, pour défendre ses marcassins. Elle tamponne le chien au poitrail. Désormais, avec sagesse, il aboie pour signaler. A distance
---
Cet après-midi, Franck et Greta me rendent visite au gîte. A leur habitude, les chats suivent
Franck et Greta repartent
Plus tard, j'entends miauler dehors. Les chats sont restés là. Je les appelle, les reconduis sur le chemin. Ils se poursuivent, jouent dans les buissons avec le chat du gîte -Alphonse, leur père. Bientôt stérilisé (retrait des testicules). Les chatons sont sur son modèle, en miniature
La nuit, je sors pour voir les étoiles. Une ombre surgit, se frotte contre mes jambes. Lisa, la chatte, tout excitée. Destinée à être adoptée en Allemagne
Je la caresse, elle ronronne. "Allez, ma belle, va chez toi"
Lendemain matin. La chatte est toujours là. Perdue, apeurée, elle miaule. Dès qu'elle aperçoit une porte ouverte, elle se faufile. Je verse du lait dans une tasse, que je dépose sur le carrelage. La chatte lape le lait, se calme. Elle s'allonge, pense avoir trouvé un nouveau foyer. Je la prends dans mes bras. Légère, fragile
Sur son ventre, les points noirs de suture. Elle a été récemment stérilisée dans une association. Ablation des ovaires. L'anesthésie a été trop forte ; par la suite, les chatons ont vomi. Le matin, une petite chatte était morte
Je m'engage sur le chemin de la yourte. Presque arrivé. Ligne droite. Au bout du chemin, un énorme chien noir. Je suis sous le vent, il ne me sent pas
S'il voit la chatte dans mes bras, quelle sera la réaction ? Je la dépose vite sur le sol, la pousse vers les broussailles. Elle est à proximité de la yourte. Elle va se cacher puis rentrer chez elle. Je retourne au gîte
Plus tard dans la matinée. Je vais à la yourte. Lisa miaule, sort des broussailles. Elle est revenue en arrière, vers le gîte. Je la prends dans mes bras, l'installe sur mon sac en bandoulière
J'improvise une chanson
Elle est mignonne, la petite chatte, la petite chatte, la petite chatte
Ça oui, elle est mignonne, la toute petite chatte
Oui, elle est mignonne, elle est mignonne, elle est mignonne
La petite chatte, la petite chatte, la petite chatte
...
Un brin répétitif (modulable à volonté) ; Lisa s'abandonne, ferme les yeux
Je la ramène chez elle
*
Aéroport, le temps du retour
Des chicanes (poteaux, lanières) canalisent les voyageurs jusqu'aux comptoirs d'enregistrement
Un jeune progresse, seul dans sa file. Il porte un paddle dans sa housse noire. Il négocie les virages avec précaution
Devant les distributeurs de confiserie. Un jeune, avec une courte planche de surf (bodyboard). Dans sa main droite, une paire de palmes vertes et noires
Autre file. Solitaire, une femme, avec sa valise cabine. Elle la pousse du pied, pour la faire passer sous la lanière de la chicane suivante. Virage, elle rejoint sa valise, de nouveau la pousse latéralement vers le comptoir. Cadre géométrique, pas de deux harmonieux
Une famille. Les parents, deux enfants. Sur un chariot, un amoncellement de valises. Le père dépose une valise rose à terre, l'ouvre, en tire une valise noire. Il ouvre une autre valise, brasse les affaires (trousses, poches en plastique, vêtements pliés), les répartit différemment entre les contenants. Puis accroupi, il pèse de tout son poids pour refermer les valises. Il Ies replace sur le chariot
*
Des bus circulent, pleins ou vides. Tracteurs tirant un train de chariots à bagages. Tracteurs repousseurs à long bras
Un technicien fait le tour du Boeing 737-800, procède aux vérifications d'usage. Le haut de son corps disparaît dans le train d'atterrissage. Les sondes Pitot (mesure de la vitesse de l'appareil), Les bords des ailes, les réacteurs
Les portes qui donnent sur les pistes sont fermées. Attente, massés debout, avant d'embarquer
Devant moi, un homme ouvre un sac. Il en tire un tee-shirt, qu'il revêt
Un autre. Puis un autre. Encore un autre
Cinq. Six
Il est boudiné. En sueur
*
Embarquement. Dans l'avion
Coupe-vent brillant, pantalon clair, sandales plates à lanières, casquette à visière. Je ne vois pas son visage. Ses grosses fesses me dominent, se rapprochent, je crains pour ma sécurité. Il se laisse tomber sur le siège voisin
Il mâche son chewing-gum avec détermination
Tête baissée, il est assis de travers, les genoux contre le siège devant. Il est plongé dans un livre de poche, Prix du Livre de Plage. Par-dessus son épaule, coup d'œil
Meurtres. De temps en temps, léger sexe en piment
Meurtres. Sexe. Sa mâchoire ne change pas de rythme