La petite fille

lullaby

Le succès me fuyait. C'est paradoxal, non?

On part de rien, avec en sa possession un stylo et quelques feuilles de papier. On écrit un livre. Qui se vend à plusieurs millions d'exemplaires. Qui est traduit en plus de trente langues. On est invités sur tous les plateaux de télévision du monde.

On écrit d'autres livres, qui se vendent aussi très bien. On commence à prendre goût à la gloire, on s'achète une plus grande maison, une voiture de luxe. On s'offre les alcools les plus chers, on goûte à la drogue.

Et puis, sans qu'on s'en rende compte, on finit par apparaître plus souvent dans les pages des magazines people que dans les rubriques littéraires . On continue d'écrire, mais la passion n'y est plus. L'histoire n'importe plus, ce qui compte, c'est que le livre rapporte assez d'argent. Plus d'argent. Encore plus d'argent.

Un jour, le livre finit par ne plus être bon. Il ne se vend pas, et ce n'est pas notre image de fêtard incorrigible qui arrange les choses. Le problème, c'est qu'on ne sait plus écrire un bon roman. On a largué notre don au détour d'une soirée trop arrosée...


J'étais épuisé. Cela faisait plusieurs semaines que je ne pouvais tout simplement pas dormir. Par dormir, je parle d'un vrai sommeil, bien lourd, reposant, vide de tous rêves.
J'ai toujours eu de longues périodes au bout desquelles je sors épuisé. Des épisodes durant lesquels chaque nuit m'apporte des songes tellement étranges que je me réveille le lendemain en sueur, en ayant plus l'impression d'avoir parcouru un marathon plutôt qu'avoir passé plusieurs heures dans mon lit. J'étais en plein milieu d'un de ces moments inexplicables.
Une nouvelle crise... avec une petite différence cette fois-ci : chaque nuit, même si mes rêves différaient les uns des autres, je voyais toujours cette petite fille aux yeux tristes. Je ne sais pas si je l'avais déjà croisé quelque part, ou si elle était tout simplement le fruit de mon imagination d'écrivain has-been. Il pouvait se
passer n'importe quoi, elle se tenait toujours assise quelque part dans sa robe de dentelle d'un autre âge, observant calmement les évènements se dérouler. Les premiers soirs je ne faisais presque pas attention à elle. Après tout, les personnages secondaires d'un rêve ne sont jamais ceux dont on se souvient, n'est-ce pas?

Et puis, plus les jours défilaient plus je me surpris à guetter ses boucles blondes au détour d'une rue, quelque part sous les mers, ou même une fois au sommet d'un arbre sur lequel je m'étais réfugié pour échapper à un dinosaure affamé.
Un sentiment de perplexité fit place à mon étonnement. Je me mis à tenir un petit cahier dans lequel je notais tout ce dont je pouvais me rappeler à propos de cette petite fille haute comme trois pommes qui ne disait jamais un mot. Malheureusement il n'y avait pas grand chose à dire. Elle était là, avec ses joues roses et elle ne me lâchait jamais du regard.

Non seulement je ne pouvais plus dormir correctement, mais elle commença
aussi à hanter mes journées. Je me surprenais à scruter le visage de toutes les gamines de ma connaissance pour voir si par hasard aucune d'entre elles n'avait inspiré le physique de ma fillette. Elle devait bien sortir de quelque part, non?


Mais c'était en vain. Je ne retrouvais ces traits enfantins chez personne. Je fis bien quelques tentatives infructueuses pour la dessiner au réveil, mais mes talents en dessin n'égalaient pas la perfection de mes visions.
Fait étonnant, je ne parlais de ma « rencontre » à personne. Pourtant j'avais été le premier à me vanter d'avoir trouvé l'inspiration dans un de mes rêves pour écrire mon meilleur livre. J'aurais aussi pu écrire sur cette fille, mais je n'osais pas. J'avais peur de, comme avec mes dessins, ne pas réussir à la rendre aussi pure qu'elle ne m'apparaissait.
Je ne savais pas qu'il était possible de contrôler ses rêves... dans une certaine mesure. Au bout de trois semaines je commençais à devenir frustré de ne l'apercevoir qu'en arrière plan. Et sans savoir comment, je me mis à marcher vers elle au lieu de suivre le déroulement logique de mon rêve. Je me désintéressais de tout ce qu'il se passait, mon regard fixé dans le sien. Je m'approchais jusqu'à ce que je puisse presque la toucher, et alors, elle disparaissait. Juste comme ça, avec un petit sourire triste, et ses yeux qui semblaient me
reprocher quelque chose... Elle s'évanouissait simplement dans les airs. Cela me rendait fou.

J'avais comme cette impression de pouvoir toucher du bout des doigts ce que j'avais toujours cherché et pourtant je ne pouvais pas l'atteindre... Je la sentais qui m'observait tout au long de la journée. Je savais qu'elle m'accusait de quelque chose, mais je ne parvenais pas à savoir ce que c'était.
Je mangeais à peine, je ne sortais plus de chez moi, je laissais le répondeur enclenché. J'avais prévenu mon agent que je me remettais à écrire et que je ne voulais surtout pas être dérangé. Bien sûr, je n'écrivais pas puisque l'inspiration me fuyait toujours. Je ne faisais rien à vrai dire. Rien qu'à attendre que la nuit vienne et que je puisse la revoir, essayer de la toucher, de la saisir, de la sortir de ces rêves absurdes auxquels elle n'appartenait certainement pas.


Et puis un soir...
Je me tenais dans mon fauteuil depuis plusieurs heures, perdu dans mes pensées lorsque j'entendis une petite voix, presque un murmure.


« Tu m'as oubliée. »


Je me redressais, parfaitement calme pour la découvrir au pied du fauteuil. Elle était encore plus minuscule que dans mes rêves. Sa robe était beaucoup trop longue pour elle et trainait misérablement au sol, mais elle semblait ne pas y prêter attention tout simplement parce que tout son attention était focalisée sur moi.
« Tu m'as oubliée. », répéta t-elle d'un ton accusateur.
« Je t'ai oublié? », répondis-je.
« Tu m'as oubliée. »
Elle me tourna le dos et commença à marcher vers la porte.
« Attends, attends! Ou vas-tu? »
Elle se retourna lentement.
« Je m'en vais, puisque tu m'as oubliée. »
Elle semblait si triste, au bord des larmes. Sans penser à l'étrangeté de cette scène, je m'agenouillais prés d'elle sans la quitter des yeux.
« Aide moi à me souvenir, s'il te plaît ».
Elle acquiesça lentement, puis me fit signe de la suivre. Elle sortit de la chambre et m'emmena dans la pièce d'à côté. Cette pièce qui avait été ma plus grande fierté autrefois, et dans laquelle je ne mettais plus les pieds depuis bien longtemps.

Ma bibliothèque.


J'avais oublié à quel point je l'avais voulue grande et lumineuse. J'avais oublié le nombre incalculable d'ouvrage qui la remplissait du sol jusqu'au plafond. J'avais oublié que cet endroit, pour moi, avait eu autrefois un goût de paradis.
Elle se retourna une dernière fois pour me lancer un autre regard. Mais celui-ci n'était pas chargé de reproches comme tous ceux que j'avais vu auparavant. Il y avait quelque chose... Quelque chose qui ressemblait à de l'espoir. Avant que je puisse ne faire un geste, elle disparût.
Je me précipitais à l'endroit où elle s'était tenue pour la dernière fois, mais je n'avais pas pensé à allumer la lumière, et je ne vis pas la pile de livres au sol. Je trébuchais en pleine course et après un vol plané pas très artistique, allais finir ma course dans une étagère, qui s'effondra sous mon poids. 

Sonné, recouvert de livres, je tentais tant bien que mal de m'extirper de cette situation. Et c'est alors que je la vis une nouvelle fois.
Dessinée sur la couverture de ce roman à moitié caché par d'autres. C'était exactement elle, elle qui m'avait poursuivi dans mes rêves tout ce temps. Je m'emparais, incrédule du livre poussiéreux afin de voir qui en était l'auteur.


C'était moi. C'était le premier livre que j'avais écrit, celui qui m'avait propulsé sur le devant de la scène. En feuilletant les pages, je me souvins soudainement de l'histoire. Elle racontait exactement ce qu'il venait de m'arriver, comment un homme qui avait perdu tout espoir dans la vie se faisait aider par une mystérieuse apparition. J'avais créé de toutes pièces cette histoire et il m'avait fallu tout ce temps pour m'en souvenir.


Accablé, honteux, je restais assis là à méditer sur ce que j'avais fait de ma vie. La gloire et le succès n'avaient
fait que me pourrir. Bien décidé à inverser de nouveau le cours des choses, je décidais tout simplement de reprendre ma plume et de tout reprendre à zéro...

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