La photo

selen-itoka

Il y a cette photo. Usée, lustrée, rapiécée, ternie par l’âge, frottée par le temps, polie par l’usage, les gens, par les passages de mains en mains des personnages, dont chacun a imprimé sur l’image sa pliure, sa voilure, son cornage.

Dans un coin corné justement, il y a cet homme. Il n’est ni au centre de l’attention ni au centre de la photo. Mais il est là, avec son fauteuil. Et avec sa tête de travers, ses yeux entrouverts, sa bouche tordue, ses mains flasques, pendues, ses mains larvées sur les maigres accoudoirs de ce fauteuil de fortune, de ce fauteuil hors de prix, le piteux trône de ce triste sire, ce roi sans couronne et sans colonne.

Mais il y a ses yeux.

Surtout, il y a ses yeux.

Autour de lui il y a d’autres gens bien sur. Des  gens aplatis par le noir et blanc de la photo. Pour tous le sourire est d’occasion. Mais le sien, à lui, est  d’origine. Même si eux ont  des jambes, et des bras et des expressions faciales. Même si son sourire à lui est tordu, sa tête penchée, ses mains mortes, son corps fripé, cassé, fracassé. Car à la surface du visage, au milieu d’une mer de plis de peau, il y a ces yeux. Pétillants, flamboyants, avec pour seule usure le terne de la photo.

Dans ces yeux, il y a sa vie. Sa vie d’avant, sa vie d’argent, sa vie dorée, dorée par le soleil du sud. Loin de la grisaille négative du tirage. Sa vie de flambeur, d’allumeur, qui a pris fin d’un claquement de doigts, d’un craquement de nuque. Le plus dur était la chute. Après il n’a plus rien senti. Après, tout était en dedans. En huis clos. Un huis clos sans colonne.

Dans cette cloison de chair, tout d’abord, a commencé la haine. Le flambeur était toujours là, à l’intérieur et se consumait, et bouillonnait d’injustice et de dégoût, de rage et de désespoir. Une envie de meurtre, une envie de mourir. Une envie de tuer et de s’ôter. Une envie d’incendier et de s’éteindre. De se venger et de s’étouffer. De battre en retraite ou de prendre les armes. De prier ou d’insulter les Dieux. Au dehors cela provoquait, au mieux, une larme dans les yeux.

Après, la cloison hermétique a tué la flamme. Elle s’est éteinte, il était vide. La vacuité totale, petite mort, immobilité mentale autant que celle du corps, à espérer encore, et encore, et encore, la conclusion finale, le dernier accord, dernier raccord, la délivrance, plutôt que ces lambeaux d’errances internes et inertes de vie.

Et puis, lentement, au fond du gouffre est apparu un second souffle. D’abord léger, fragile, qui vacille, puis qui s’est amplifié et a gonflé ces membres fripés et repliés.  Une envie de dévorer la vie même s’il ne peut plus rien avaler. De sentir le vent faire frissonner son corps immobile. De s’accrocher même s’il ne saisit plus rien. De vivre intensément ce qu’il reste, ce qu’il lui reste. Alors sa soif de vie a gargarisé ses faibles veines, et nourrit son cerveau d’un bouillonnement d’intelligence qui jaillit désormais dans ces yeux.

Ces yeux qui sont pétillants, flamboyants. Qui éclatent à la surface de ce corps effacé.

C’est pour cela que, de cet homme, avant tout, il y a ces yeux.

Et que sur la photo, avant tout, il y a cet homme.

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