la pièce de 50 centimes
Zizza Ny
Et bien voilà ! Maintenant, j'y suis !
J'use quotidiennement mes talons aiguilles sur le macadam. Cette longueur de trottoir dont je connais chaque grain, chaque irrégularité, chaque fissure, chaque dénivelé. 288 pas aller, 288 pas retour.
Un soir de grande solitude, je me suis amusée à les compter, comme l'enfant comptant les moutons pour des rêves innocents.
Je ne prononce jamais le mot qui désigne mon métier. Je ne veux pas l'entendre sortir de ma bouche. Il mettrait trop de réalité à ces cauchemars nocturnes.
Oui, j'exerce un métier, qui ne connait pas la crise.
Ce métier, si sale selon les grands moralisateurs bonimenteurs. Ceux-là même qui affament et dépossèdent de toute dignité l'être humain. Ceux-là même, qui injectent dans nos veines que le bonheur c'est d'Avoir.
Non, je ne prononce pas le mot qui désigne mon métier.
Pour y mettre de la poésie, je me répète sans cesse que je vends du plaisir à ceux qui n'en ont plus.
Petit à petit, je me suis décrassée du regard pourri de ces pauvres gens heureux.
Pourtant, avant d'en arriver là, j'avais une autre vie, j'avais d'autres rêves.
J'ai travaillé, milité, combattu l'adversité, refusé la fatalité. J'ai manifesté dans les rues, hurlant de toutes mes forces des slogans dénonçant la déshumanisation.
Parce que moi je croyais en l'humain, à sa force et à son courage.
J'y croyais et œuvrais pour l'amour de l'humanité.
Je croyais en l'Amour tout court.
Aveuglée par mes utopies !
Terrassée par la cupidité matérialiste d'une poignée d'hommes individualistes et gangrenés. La peste noire a triomphé !
Pourtant ils étaient si peu, et nous étions si nombreux.
Sans même m'en rendre compte, j'ai glissé comme tant d'autres vers le ruisseau nauséabond où l'on se retrouve entre vrais humains.
Précarité ! Expulsion ! Errance !
Tout est allé très vite !
Je pensais vivre un cauchemar. Que le réveil allait sonner et me sortir de ce chaos.
Mais le réveil n'a jamais sonné !
J'ai commencé par faire la manche mais mon bras était trop court, trop fragile, et ma main trop fine.
50 centimes dans mon écuelle, même pas de quoi me payer un café.
Non, j'ai dit NON !
J'ai arrêté mais la faim, le besoin de survivre m'ont poussé à sortir le soir.
La nuit c'est différent. La nuit les gens sont autrement. Les gueules cassées, les écorchés, les expulsés vivent et s'expriment librement.
Un soir, un homme est passé et il s'est arrêté. Nous parlons. Il est gentil, affectueux, il écoute. Il me parle de lui, de ses voyages, je lui livre mes bagages.
Pendant quelques heures j'ai rempli ma tête de sa poésie, installée confortablement sur son épaule droite.
J'avais de nouveau l'impression d'exister.
Nous faisons l'amour naturellement, équitablement.
Au petit matin, il s'en va. Il me glisse un billet dans la main.
Dans ses yeux, je n'ai vu que l'humain.
Je crois qu'il était black, mais je ne me souviens que de sa poésie.
Et c'est comme ça que tout a commencé !
Pour me donner du courage, parfois je bois, juste ce qu'il faut pour accrocher un sourire sur ma tête de gondole.
A l'aube de chaque jour, je ferme ma boutique. J'éteins les lumières, tire le rideau.
J'ôte mon costume de scène, j'efface le rimmel de mes yeux cernés de bleus.
Tout est automatique, un rituel obligatoire avant de quitter la scène.
Là, je dévoile le miroir, me regarde, me souris et je me dis
« Bonjour ».
Zizza ny