La pleureuse
misamanson
Étrange rencontre que celle-ci. Je me rendais dans un parc voisin de ma faculté pour déjeuner seul comme j'en avais l'habitude. La foule de la cafétéria m'opprimait et les caquètements incessants qui y retentissaient m'étaient des plus désagréables. La sociabilisation n'avait jamais été mon fort. Peut-être était-ce mon visage fermé ou mon silence perpétuel mais on avait tendance à ne pas tellement m'approcher. Sans doute n'était-ce pas plus mal. Je ne devais rien à personne et menais mon petit train de vie. Lorsque je n'étudiais pas, j'aimais errer dehors. Appeler dehors « nature » aurait été hypocrite ; elle se résumait à quelques arbres, un rien de verdure et une poignée de bosquets fleuris perdus au milieu du béton et des tours. Ce parc où je me rendais souvent avait tout d'une oasis de plénitude dans une ville sans cesse en mouvement. Là, les sirènes des ambulances, les klaxons des impatients et les pétardades des moteurs se voyaient remplacés par les chants des mésanges, les bruissements des feuilles et le frottements du fusain sur le papier. Je pensais que nous étions les seuls à connaître ce havre de paix, lui et moi. Notre première rencontre avait été surprenante et inattendue pour chacun de nous. En nous voyant mutuellement, nous nous étions figés, ne semblant pas y croire. Un autre, en ce lieu, nous paraissait quelque chose d'inconcevable. Au fil des jours, des rencontres, des mois, nous nous étions rapprochés. Lui était étudiant en lettre et venait chercher l'inspiration. Moi, je désirais seulement m'évader le temps d'une ou deux heures. Il devint ainsi l'une des rares personnes auxquelles je me confiais et avec qui j'échangeais. Jusqu'à ce qu'il se fasse faucher. Ce déjeuner était le premier que je prenais au parc depuis cet accident. Avec appréhension, je l'avais repoussé de peur de m'effondrer en revoyant cet unique banc où nous avions usés nos jeans et nos voix pendant des heures. Cependant, lorsque je m'approchais, je distinguai la silhouette assise d'une toute jeune fille. Dans son minuscule poing, un mouchoir roulé en boule. Ses cheveux blonds collaient à ses joues couvertes de larmes. Ses petites chaussures noires brillantes ne touchaient pas le sol. Surpris comme inquiet, j'allai à sa rencontre et m'accroupis auprès d'elle.
« – Eh… Ça va petite ? Tu es perdue ? »
Ce à quoi elle répondit d'un hochement de tête à ma première question, et d'une secousse à la seconde. J'avais cependant du mal à y croire. La manche de son gilet était toute humide.
« – Qu'est-ce qu'il se passe ? » lui demandai-je de nouveau. Encore une fois, elle secoua la tête. Cette fois, je respectai sa volonté de ne pas parler et m'assit à côté d'elle. Je sortis de ma sacoche ma boîte de déjeuner. Rien de bien extravagant, une salade de tomates au vinaigre balsamique. Alors que je mangeais, je repensai à lui, qui détestait les tomates, les larmes montèrent à mes yeux. Je les refoulai. Ce ne serait pourtant pas une petite fille qui me jugerait. Et tandis que je repoussais mon envie de fondre en pleurs, celles de la gamine reprirent de plus belle. Sans un bruit, sans un reniflement, les gouttes dévalaient ses pommettes et ses joues pour finir par tomber de l'arête de son visage à son cou. Rien n'entravait leur chute. La fillette n'essayait pas de les retenir. Il y avait quelque chose de fascinant à voir ces perles salées rouler sans entraves sur ce visage poupin et impassible. J'évitais toutefois de la fixer trop longuement et recommençai à manger. Les minutes passaient, en silence. Pensif, je revivais ces discussions passionnées que j'avais eues avec lui sur ce même banc. Il me sembla remarquer que les pleurs de la jeune fille s'atténuaient jusqu'à cesser totalement. Elle essuya son visage et descendit du banc, la mine plus sereine. Avant que je ne puisse la questionner, elle partit sans un regard en arrière. L'esprit plein de questions, je quittai le parc quelques temps après elle et terminai ma journée à la fac. De retour dans mon modeste studio, je racontai cet évènement surprenant à ma seule compagnie, une petite souris blanche. Posée sur mon épaule, elle m'écoutait. Tout du moins aimais-je à le croire. Il ne passa pas un jour durant lequel je ne repensais pas à cette enfant. Qui était-elle ? Pourquoi pleurait-elle ? Et pourquoi pleurait-elle ainsi, en longs sanglots tranquilles ? Sans doute est-il inutile de préciser que je ne la revis pas. Une semaine passa, puis un mois. Je ne l'oubliai pas.
Un dimanche, j'eus enfin le courage de me rendre sur la tombe de mon camarade. Je déposai naïvement un roman qu'il avait attendu sans pouvoir finalement assister à sa sortie. Aurais-je été seul, aurais-je lu pour lui. Mais je ne l'étais pas. Il y avait une pierre dressée nouvelle où se recueillaient une femme d'une quarantaine d'années et un jeune homme, peut-être son fils, probablement de mon âge. Et derrière eux, effacée, une petite blonde en larmes, le regard fixé sur la famille endeuillée. Cette fois encore, ses traits puériles n'étaient pas froissés par le chagrin. Il aurait été maladroit de l'aborder en ce lieu de repos et de silence. La famille resta immobile encore un peu puis partit en laissant derrière elle une gerbe de fleurs fraiches et odorantes. La petite fille attendait, je fis de même. Quand elle décida de tirer sa révérence, je lui emboitai le pas. Les grilles passées, je me permis de l'aborder, non sans appréhension.
"– Excuse-moi ?
– Oui ? »
L'entendre me laissa interloqué. Sa voix était claire, adulte, non affectée par son chagrin. Je ne puis formuler ma demande. Fort heureusement, elle prit la parole.
» – Tu étais ce garçon au parc ? Je me souviens de toi. »
Je hochais la tête et parvint à articuler
» – Je ne pensais pas te voir ici.
– Pourtant, je viens souvent. »
Dit-elle, songeuse. Mes mains se mirent à trembler. Non, ce n'était pas possible, je ne pouvais pas l'avoir en face de moi ! Elle…ça ne pouvait pas être une petite fille ! Et pourquoi pleurerait-elle ? Non non, ça ne pouvait pas être ça. Il fallait que j'en ai le cœur net. Mal assuré, je la questionnai.
» – Tu…tu es la Mort ?
– Non.
– Mais alors…
– Pourquoi je viens souvent ?
-Oui. »
Avec un sourire emprunt de bienveillance, elle me murmura :
» – J'aide les gens à aller mieux. Je suis un réceptacle à leur tristesse. Je pleure pour eux. Je pleure pour ceux qui n'y arrivent pas. Je sens ces choses, et l'eau coule de mes yeux en emportant avec elle toute la douleur.
– Mais…si tu ne pleurais pas, que se passerait-il ? », ne pus-je m'empêcher de penser à voix haute? Beaucoup de monde, en voyant sangloter une petite fille, aurait envie de la réconforter. Moi le premier, j'avais essayé, sans être pourtant quelqu'un de tourné vers ses semblables.
» – Les Hommes s'enfonceraient inexorablement dans le chagrin, jusqu'à s'y perdre… »
Dans un élan de reconnaissance pour elle, son courage et son altruisme, je voulus la serrer contre moi. Mes bras se fermèrent dans le vide.