La pluie

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Parcours d'un assassin pour réaliser un contrat particulier

Comme toutes les nuits, il était à genoux sur le carrelage de l'Eglise de Verre, priant face à l'autel. Au sommet de son piédestal, la statue de la Déesse Corbeau le dévisageait d'un air hautain, le dominant de toute sa hauteur. Ses dagues et son arc au sol, il avait la tête baissée et les mains jointes, murmurant pour lui-même une prière. La lumière de la lune balayée par la pluie torrentielles illuminait faiblement l'enceinte de la bâtisse sacrée. Les trombes d'eau s'abattaient sur les murs de pierres et les vitraux colorés dans un vacarme assourdissant, le tonnerre tonnait au loin, témoin de la colère des dieux devant les pêchers de la cité.

            Il détestait cette ville pourrie de l'intérieur par le vice. On n'y trouvait qu'alcooliques en perdition, coupe-jarrets et brigands, prostituées perdues dans le sillage de la vie, marchands corrupteurs et gardes corrompues. Seule la Déesse Corbeau, grâce à ses enfants, pouvait rendre la vie meilleure au sein de la cité. Il n'y a qu'une solution pour se débarrasser de la vermine. Il espérait que la Déesse entendrait ses prières et l'enjoindrait de purifier ne serait-ce qu'un peu ce taudis. Mais il n'était pas dupe : la crasse, la poussière et la moisissure finissent toujours par revenir. Il n'y a pas de répit pour les agents du bien.

            Son psaume achevé, il se leva, rabattant le capuchon de sa cape en arrière, dévoilant son visage meurtrie par les brûlures et les cicatrices laissées par ses adversaires. Ceux-ci ont ôté toute beauté à son visage, mais il a su les mettre hors d'état de nuire. Comme toujours. Il ramassa ses armes, fabriquées dans la forge et atelier de l'Eglise. Déterminé, il se rendit vers une petite porte au fond du chœur afin de regagner sa chambre. Il avait bien mérité un peu de repos, la Déesse refusant de lui répondre. Alors qu'il posa la main sur la poignée froide en cuivre, il entendit alors le son de cloche du clocher qu'il avait tant entendu dans sa vie. Bien qu'il ne fût pas permis aux enfants de la Déesse de ressentir les émotions des autres mortels, il ne put réprimer un sourire, et se dirigea vers l'arche de pierre menant au clocher. La cloche d'airain résonnait dans toute la tour et dans son crâne, tel le glas du destin. Il monta solennellement les escaliers de bois qui courraient le long des murs, faisant grincer chaque marche sous ses pieds. Sa cape noir flottait derrière lui, laissant apparaitre son armure de cuir. Il montait les marches avec la dignité d'un membre de la haute noblesse, sachant qu'il appartenait à la classe supérieur des Hommes, celle qui comprend le monde et a le courage d'agir pour son bien.

            Arrivé en haut du clocher, il vit alors l'imposante cloche qui continuait de s'agiter, produisant un son clair, presque joyeux. Elle sonnait l'heure du jugement, et la ville entière le savait. Tous les malfrats, les voyous, les voleurs, les criminels savaient que ce son leur était adressé. Posé sur le rebords de la fenêtre, le messager qu'il attendait et tant appelé avait la tête penché dans l'attente de son destinataire. Le corbeau trempé par la pluie tenait dans son bec un petit rouleau de papier scellé par un nœud bleu marine. L'enfant de la Déesse se saisit du message, et l'oiseau noir s'envola en battant ses ailes mouillées et en croassant son augure face à la ville au cœur noir. Il déroula le petit papier et découvrit son contenu. Un nom. C'était toujours un nom. Mais celui-ci ne le laissait pas indifférent. Qu'importe, il devait être aussi froid que la pierre, aussi dure que l'acier, aussi impitoyable que la mer. Se fondant dans la nuit, il se glissa dans l'ouverture et descendit souplement le long du clocher, noyant ses traces et son ombre dans l'averse. La cloche continuait de sonner pour avertir la cité du jugement de la Déesse Corbeau.

 

            Il atterri sur un toit pentu et glissant, l'eau ruisselant entre les tuiles d'ardoises. Mais sa souplesse et son agilité de chat de gouttière ne le trahissaient jamais, et il avança comme une ombre. Le regard dur et froid, le dos tendu, le visage concentré, il progressait sur les hauteurs de la ville en grimpant le long des murs, courant sur les toits, s'agrippant aux gouttières, plongeant dans les ombres au moindre garde qui s'approchait d'un peu trop près. Il arriva à destination, dans le quartier marchand. Il glissa le long d'un mur de pierre trempé et se réceptionna au sol dans une ruelle étroite. Il n'y avait pas âme qui vive, hormis une pauvre femme allongée dans une flaque dont seul le léger soulèvement de poitrine montrait qu'elle vivait encore. Il haussa les épaules, indifférent. Il ne faisait pas dans la charité, et la Déesse non plus.

            Entendant un bruit de tonnerre, il leva la tête vers le ciel pour observer l'orage, y trouver des signes laissés par sa maîtresse. Mais il ne vit que les éclairs zébrer le ciel, et la pluie se déversant sur son visage. Résolu, il se dirigea vers la sortie de la ruelle, débouchant dans une rue marchande pavée de briques rouge sang. La tempête approchant a fait fuir les passants et les oiseaux nocturnes, laissant les rues désertes, mis à part quelques gardes en patrouille, mais bien trop fainéants pour s'occuper d'une âme solitaire comme lui. Evitant de trop se cacher pour ne pas éveiller les soupçons à son endroit, il se contenta de marcher au centre de la rue, laissant sa capuche pour se protéger de la pluie, et surtout pour masquer son visage meurtri. Du coin de l'œil, il vit un garde s'approcher de lui un peu trop rapidement. Mais il était seul. Grossière erreur. Le garde rabattit son manteau de pluie pour sortir son sabre en cas de danger. Mais il ne savait pas qu'il allait attaquer le véritable gardien de cette ville. L'enfant de la Déesse se retourna dans un geste fluide, faisant virevolter les gouttes de pluie de sa cape, et fondit sur le garde. Lui sautant dessus comme un torrent sur les rochers, il plaqua sa main gantée contre sa bouche et le poussa au sol de tout son poids. Le regard plein de stupeur, le garde n'eut le temps que d'apercevoir le scintillement de la dague avant qu'elle lui tranche la gorge.

            Laissant le cadavre au milieu de la rue se laisser balayer par la tempête, l'enfant poursuivi sa route, soufflant les lanternes sur son passage. La rue marchande fût plongée progressivement dans l'obscurité, ne laissant que la lumière de la lune éclairer les larges flaques au sol. Il escalada avec souplesse un mur moins lisse et glissant que d'autres, s'agrippant aux fenêtres et aux poutres pour grimper. Il finit par arriver sur un toit en terrasse, totalement exposé au déluge de la nuit. Au loin, on pouvait entendre le son clair de la cloche de l'Eglise de Verre, étouffé par le vacarme de la tempête. Il poursuivi sa route sur les toits, indifférents à la vie macabre des enfants des rues vivant ici, à celle des mendiants venus ici pour mourir. Il fendait l'air sous l'orage, sa course rythmée par les sons de tonnerre. Ses pas tombaient dans les flaques, sa respiration se changeait en buée devant son visage. Il sautait sur les cheminés crachant leur fumée grise, enjambait les murets séparant les maisons, glissait sur les tuiles pour aller plus vite, franchissait les ruelles obscures et sinistres. Galvanisé par l'orage et la lumière grise de la lune au-dessus de sa tête, il courrait et bondissait sur la ville, sachant répandre le bien par la parole de la Déesse Corbeau.

            _ Halte là !

            Il s'arrêta net dans sa course et se retourna, la capuche baissée pour cacher son visage. Nul ne devait jamais le voir avant qu'il livre le message de la Déesse. Un garde le tenait en joue avec une arbalète qui semblait bien lourde, posté sur le toit d'en face. Il regarda avec froideur et dureté le carreau d'acier pointé droit sur sa poitrine. Il roula sur lui-même, sentant le carreau fendre l'air à quelques centimètres de sa tête, se releva au milieu de la nuit et arma son arc en une fraction de seconde. Le regard déterminé, il banda son arme en direction du garde. Celui-ci n'avait pas achevé d'armer son arbalète qu'il s'écroula en arrière, la gorge perforée. Le garde n'avait pu sonner l'alerte, il était mort avant d'avoir mal au dos suite à sa chute. Qu'importe. L'important était d'éliminer tout obstacle entre lui est la mission qui lui était confiée. Toujours aussi résolu, l'enfant rejoignit le cadavre avec grâce, et récupéra la flèche. Pas de gâchis.

            La Lune était encore plus haut dans le ciel bleu marine, et la pluie frappait le sol et les toits dans un fracas ininterrompu. Il surplombait la Place Rubis, la plaque tournante de l'économie de la ville. Perché sur le coin d'un toit, il observa les lieux avec l'acuité d'un rapace. Il était proche de son but. S'aidant de débris trouvés sur les toits et dans les murs craquelés, il éteignit les lanternes en les brisant, plongeant la Place dans le noir total. Rendu invisible, il sauta sur les pavés rougis par l'air et le temps, et se dirigea vers une des artères. La rue pavée où il s'engageait était l'une des plus gardée de la ville. Pour cause, on y trouvait les plus riches dignitaires, les plus riches marchands, les plus importants personnages. En somme, les plus grands voleurs et tueurs. Les belles et grandes demeures, les manoirs familiaux et autres pavillons étaient tous gardées par au moins un garde, et il était impossible de passer dans la rue sans se faire interroger sur ses intentions. Cela était encore plus vrai par ce temps et à cette heure avancée de la nuit. Il se dirigea vers une gouttière au coin de la rue et de la Place, et grimpa avec l'agilité d'un singe sur un des toits. Il observa alors les hauteurs de la voie, constatant l'espacement important entre les propriétés. Il vit alors son but : une grande maison, haute de trois étages, au toit abrupte fait de tuiles bleutées. Les fenêtres étaient fermées, les rideaux clos, aucune lumière ne filtrait au travers. Le visage concentré, il avança prudemment sur les tuiles, appréhendant le saut qu'il devrait faire pour atteindre la prochaine gouttière. Résolu, il bondit vers la maison suivante, et se rattrapa de justesse à une tuile légèrement décalé par rapport au reste de la charpente, son corps s'abattant sur le toit dans un bruit sourd. Il s'immobilisa immédiatement, et se prépara à se battre, craignant de s'être fait remarquer. Il entendit les gardes dans la rue s'agiter et rechercher un éventuel voleur, ou pire. Il réussit à se mettre sur le dos, sa cape rêche l'empêchant de glisser, et tira une flèche vers la Place. Les gardes levèrent immédiatement la tête en direction de l'éclat de métal contre la pierre, sans pour autant quitter leur poste. Il se redressa légèrement, et rampa le long du toit, en prenant soin de rester dans la pénombre. Souple comme un félin, il se glissa jusqu'à l'autre extrémité, observant les gardes reprendre leur contenance, pensant surement que le bruit sur la Place n'était qu'une pauvre bête errante.

            Il regarda la demeure voisine, distante de plusieurs mètres. Le saut s'annonçait périlleux, mais il n'avait pas le choix. C'était le dernier obstacle à franchir avant son objectif, il lui faudrait être prudent. Mais il était un des enfants de la Déesse. Son glas continuait de résonner dans la nuit pluvieuse, il ne pouvait que réussir. Il inspira une grande goulée d'air, rassemblant ses forces dans ses jambes puissantes, et il sauta. Il se savait exposé, mais les gardes ne pourraient l'atteindre de là-haut. Mais il avait sous-estimé la distance le séparant du toit, et il se rattrapa de justesse à la gouttière de zinc, se tailladant les doigts. Il ne put réprimer un gémissement de douleur, mais il sentit la conduite de métal se désolidariser de la charpente. Haletant, les yeux écarquillés par la peur et l'effort, il se souleva à la force de ses bras, appuyant encore davantage sur la structure fragilisée. Il n'eut pas le temps de réaliser ce qui lui arriva lorsqu'il vît le toit et le mur descendre à toute allure devant ses yeux. La chute était inéluctable. Probablement poussé par l'adrénaline qui irriguait son corps, il lâcha sa prise pour s'agripper à un parapet dépassant des briques sous une fenêtre. Le bruit sourd du métal tombant sur la pelouse avertit immédiatement les gardes, qui se dirigèrent alors vers le jardin. Il remonta en vitesse sur le bord de pierre et se cacha dans l'ombre, tout contre la fenêtre. S'ils n'étaient pas trop nombreux, il pourrait les tuer sans le moindre bruit.

            Trois gardes firent irruption dans le jardin, examinant le conduit de ferraille au sol, puis ils levèrent les yeux vers le ciel, n'apercevant que l'obscurité et la pluie battante. Ils ne s'attendaient pas à voir jaillir de la pénombre deux éclats d'acier qui transpercèrent la gorge à deux d'entre eux, ni une ombre fondre sur le dernier, dont le cou fut tordu dans un mouvement habile. L'enfant de la Déesse prit à peine le temps pour contempler son travail avant de cacher les corps à l'arrière de la maison dans un buisson. Il récupéra ses dagues qu'il essuya sur les pans du manteau d'un des gardes, et se dirigea vers la dernière propriété par le jardin. Il en avait presque fini.

            Il arriva à l'arrière de la maison, et analysa le mur. Au deuxième étage, il repéra la fenêtre de la chambre de la destinatrice de son message. Du message de la Déesse Corbeau. Il escalada avec agilité la façade de brique, et ouvrit délicatement la lucarne. Il se glissa dans la chambre tel un serpent dans les fourrés, et s'approcha du lit. Il distingua dans l'obscurité la silhouette d'une jeune femme, éblouissante de beauté même dans le sommeil. Une jeune femme qu'il connaissait. Sa respiration apaisée faisait se soulever doucement et régulièrement les draps qui la recouvraient. Il regarda la fille dormir quelques instants, puis il lui tapota doucement l'épaule. Il fallait qu'elle reçoive son message en total état de conscience. Elle ouvrit les yeux. Elle découvrit le messager d'abord avec étonnement, puis ses yeux s'écarquillèrent dans la pénombre. Elle voulut hurler, mais il lui plaqua la main contre la bouche, et la poussa contre ses oreillers avec douceur. Il n'aimait pas le travail mal fait. Dans un mouvement lent et mesuré, il sortit de sous sa cape une de ses dagues, la fit danser entre ses doigts. Il admira l'éclat de la lune sur le tranchant, et se dit qu'il n'était pas l'heure d'avoir l'âme sensible. Il posa la dague sur la gorge de la belle fille, plongea son regard dans le sien, et il trancha. Le sang jaillit des carotides de la jeune femme en une gerbe épaisse, recouvrant les draps et coulant sur le sol. Il essuya délicatement son arme sur un bout de tissu, et disparu dans la nuit et l'orage.

 

            Il regarda le jour se lever sur la ville pourrie jusqu'à l'os. Elle l'était un peu moins ce soir. Grâce à lui. Grâce à la Déesse Corbeau. Perché sur le haut d'une taverne, il se prit à se demander ce qu'avait fait la jeune femme pur mériter ce sort. Mais il n'était que le messager, pas le juge. Il ne lui appartenait pas de décider de ce genre de chose. Il avait le sentiment du devoir accompli, et cela lui suffisait.

            Il descendit de son perchoir improvisé et se décida de se promener un peu dans le centre de la cité. Partout, les crieurs de rue, les gazettes, les passants parlaient de la mort de Liz de Faradel, fille de grands marchands de tissus à travers la province. Elle aurait été retrouvée égorgée dans son lit le matin même par la gouvernante de la maison. Un meurtre inexpliqué et inexplicable. Qui donc voudrait la mort d'une femme comme elle ? Qu'importe Il se dit que les raisons de la Déesse Corbeau ne pouvait qu'être bonne.

            Comme à son habitude, il se dirigea vers la Place du Marché, le cœur battant de la ville, où tous les négociants se rendent pour vendre leur camelote. Il prit une chope de bière dans la même taverne que d'habitude, un morceau de pain à la même boulangerie que d'habitude, et s'installa tranquillement sur le même banc que d'habitude. Et il l'attendit. Elle venait tous les matins le voir, lui parler, le rassurer. Ils s'embrassaient sous les branches de ce vieil arbre, profitant de la liberté et de la discrétion offertes par la foule. Le soleil poursuivait sa course dans le ciel, les passants se succédaient sur la place. Les ombres finirent par s'allonger sur les pavés usés par le temps et les gens. Toujours aucune trace d'elle.

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