La Porte
Antoine Bouchaud
-Alors, est-ce que vous avez des questions ?
Porteuse de cette dernière phrase de ma présentation, ma voix s'était précipitée hors de ma bouche, fendant l'air avec enthousiasme pour résonner fièrement dans la salle. Puis, encore confiante, elle avait regardé de tous côtés et s'était soudain sentie terriblement seule et un peu déplacée. Les cinq mines patibulaires qui composaient le comité de direction se répartissaient dans une mince fourchette d'émotions allant de la déception hostile à l'incompréhension abasourdie.
Je ne m'attendais pas du tout à cette réaction de la part de mes supérieurs. Jusqu'alors, quand j'imaginais le mouvement final de cette présentation, je m'étais toujours représenté des effusions d'admiration et des tapes paternelles sur l'épaule accompagnées de remarques chuchotées avec bienveillance sur le thème de « vous irez loin jeune homme ». Au lieu de tout ça, les pontes du Centre Interplanétaire des Perspectives Métaphysiques m'offraient une belle intégrale de la « collection des expressions faciales déstabilisantes ». Je n'avais nul besoin de pousser plus loin l'analyse pour comprendre que je m'étais complètement planté.
J'étais prêt à essuyer la douche froide de ma vie, à voir le budget de mon équipe de recherche divisé par deux et même à me retrouver affublé d'un sobriquet humiliant pour le restant de ma carrière. Un petit homme, si vieux que même le dôme nu de son crâne dégarni était strié de rides, poussa un toussotement embarrassé. Je ne l'avais jamais vu, mais un petit écriteau en carton, bourré d'initiales tape-à-l'œil, le désignais comme le fameux «Professeur. Es. Mag. Dr. Hon. Ca. J. en Sc. App. Heismann ». Le Directeur du centre finit par rompre à son tour le silence d'une voix assez tranchante pour découper un rayon laser en rondelles.
-Jeune homme, dit il. Vous réalisez l'importance des fonds que le ministère des transports a engagés dans ce projet ?
Je n'étais pas préparé à ce genre de question rhétorique. J'étais persuadé qu'un simple « oui » me ferait passer pour un imbécile, seulement, répondre autre chose eut été un mensonge et ne rien dire n'était pas une option.
Le Professeur Heismann me tira de cet embarrassant dilemme.
-Il est vrai que votre procédé n'a absolument rien d'illogique, cependant le résultat est somme toute assez étonnant.
Terrifié, terriblement seul sur une estrade où mes uniques soutiens étaient un diaporama de présentation et une machine qui ne faisait apparemment pas l'unanimité, une petite voix intérieure tâcha de me rassurer comme elle pouvait. « ‘'Etonnant''… c'est bien ça ‘'étonnant'… c'est toujours plus encourageant que ‘'lamentable'' ou ‘'navrant''. Bon, certes, c'est moins encourageant qu' ‘'encourageant''… mais quand même.»
_Mon garçon, poursuivit le professeur. Auriez-vous l'obligeance de bien vouloir me refaire une démonstration du fonctionnement de votre… votre… prototype ?
Immédiatement, mon cerveau eût la bonne idée de mettre la terreur en attente le temps de procéder machinalement aux paramétrages et à la mise en route de l'appareil, opérations éprouvées, répétées quotidiennement pendant plusieurs semaines, et bien moins angoissantes que toute autre occupation cérébrale consistant à imaginer ce qui m' arriverait par la suite. Tout en initialisant le programme de transfert, je réitérais mes explications.
-Alors, ce moniteur, c'est la poignée de la porte. Je l'actionne pour l'ouvrir.
Au milieu de l'estrade, l'arche de pierre en arc brisé (le designer de mon équipe était un passionné d'esthétique médiévale) se mit à vrombir doucement.
- Voilà, elle est ouverte.
Le comité de direction regarda par reflexe entre les montants et n'aperçut absolument rien, si ce n'est une impression que ce qu'il voyait derrière la porte était légèrement… non, ce n'était bel et bien qu'une impression.
- Donc je vais la franchir, ajoutai-je en me mettant face à la porte, tournant le dos à l'assistance.
Je fis quelques pas pour passer dans l'encadrement.
- Eeeeeet… voilà ! Conclus-je en me retrouvant dos à la porte mais toujours du côté de l'arche par lequel j'étais entré, faisant de nouveau face au comité qui m'adressait la même brochette de figures embarrassées.
- Pourquoi croyez-vous qu'on ait demandé à votre équipe de construire une porte dimensionnelle ? me demanda le Directeur dans un sifflement, les dents haineusement serrées.
- Je… ce n'est pas notre rôle de chercheurs fondamentaux que de se demander ce que vous voulez faire de nos découvertes monsieur…
- Il n'a pas tort, renchérit Heismann. Si les scientifiques se posaient des questions sur les intentions des gouvernements, aucun physicien n'aurait jamais travaillé sur la radioactivité.
- Enfin… cette… chose n'ouvre pas la moindre perspective d'application !
- Vous savez Gérard, quand on y pense… une porte sert plus à fermer qu'à ouvrir en général, ricana le vieillard. L'ouverture est là avant la porte finalement.
- Mais… me lança à son tour le Docteur Feuberg qui donnait, comme toujours, l'impression de s'être réveillé quelques secondes auparavant. Pour un projet de porte financé par le Ministère des transports, vous vous doutez que la finalité de tout ça est tout de même d'aller quelque part. Force m'est de constater que vous êtes toujours au même endroit.
- Et bien quand on y réfléchit, objectai-je timidement, franchir une porte ne mène que de l'autre côté de cette même porte. Seulement, si vous faites la même chose en enlevant la porte, vous êtes toujours au même endroit, vous n'avez fait qu'un pas en avant.
-Tout de même, renchérit le Responsable Documentaliste depuis une région lointaine de la tribune, isolée derrière une montagne de documentation. Si vous ajoutez une porte à un mur, vous avez créé un moyen de passer dans la pièce d'à côté.
- Mais une fois que vous êtes dans la pièce d'à côté, vous ne pouvez que franchir à nouveau la porte, et donc vous retrouver exactement au même endroit, lui répondit Heismann.
- Exactement Professeur ! m'exclamais-je à mon tour. Voilà le cœur du problème que nous avons dû résoudre mathématiquement, puisque, dans le cas de la porte dimensionnelle, la sortie et l'entrée sont simultanées. Lors de tous nos premiers essais, quand on essayait de la franchir on se cognait contre soi-même.
- Alors dans ce cas, vous aviez créé non pas une porte, mais un miroir, dit le Responsable Documentaliste.
- Enfin, plutôt une fenêtre qui donnerait sur une réalité parfaitement symétrique à celle dans laquelle on se trouve, me défendis-je.
- Porte, fenêtre … toujours est-il que le gouvernement nous a demandé un moyen de transport instantané et qu'après deux ans de recherches et des millions de Crédits d'investis, vous nous présentez un… un vulgaire tour de magie ! pesta le Directeur.
La pièce fut intensément silencieuse pendant un instant au court duquel je battis le record de décibels - catégorie déglutition.
_ Ainsi, celui qui rentre et celui qui sort sont la même personne issue de deux réalités différentes ? m'interrogea le Docteur Feuberg plus par solidarité que par intérêt scientifique.
_ Absolument ! Si on imagine la réalité comme un mur qui sépare les deux pièces voisines que sont notre dimension et la dimension la plus proche de la nôtre dans le multivers, voici une porte qui permet de passer de l'une à l'autre. Vous nous aviez demandé une porte-dimensionnelle…
_ Et comment avez-vous résolu le problème de la symétrie ? Pour arrêter de vous cogner contre vous-même ?
_ Oh, nous avons trouvé un moyen d'annuler les masses des dérivatives matricielles grâce à la corrélaire du paradoxe de Monck.
_ Astucieux ! s'amusa le Maître d'Arithmétique Quantique qui n'avait toujours pas pris la parole. En sommes, vous avez trouvez le moyen de vous dire « après-moi », métaphoriquement. Très amusant !
_ Ca n'a rien d'amusant ! Nous avons dépensé des millions pour un moyen de transport permettant d'aller nulle part ! bougonna le président qui semblait contrarié par la tournure que prenaient les choses.
_ Mais il subsiste tout de même un problème. Dans l'anneau infini du multivers, vous dites que vous allez dans la dimension la plus proche de la nôtre, qui ne diffère que par la position d'une microparticule quelque part. Mais nous avons deux univers voisins, alors cette porte mène-t-elle dans celui de gauche ou celui de droite ?
Enfin une question à laquelle je m'attendais.
_ Et bien les deux, le moi de l'univers de droite va vers la gauche, et vice-versa.
_ Mais ça ne sert absolument à rien !
Le visage du Directeur était devenu tellement rouge qu'il en était presque invisible, enfin sauf pour les abeilles. Une fois de plus, le Professeur Heismann vint à mon secours.
_ Pour que l'entrée et la sortie soient à des endroits différents il faut deux portes Gérard, chevrota le vieillard d'un air amusé. Si je me souviens bien, notre cahier des charges n'en mentionnait qu'une seule.
_ L'objectif était de développer la téléportation… chuinta le Directeur qui commençait à baisser les bras.
_ Si vous voulez, il suffit de faire une deuxième porte ailleurs. Comme ça, on en emprunte une et on fait le trajet jusqu'à l'autre dans l'univers parallèle voisin. Dans la réalité de départ ça peut compter comme une téléportation finalement, tentais-je pour le réconforter. Bien sûr, si une des portes n'est pas mise dans le bon sens, on se retrouve dans un troisième univers de derrière et on ne dispose d'aucun moyen pour s'en rendre compte…
_ Deux portes ouvertes, ça fait des courants d'air ! lança la voix du Responsable Documentaliste étouffée par toute une chaîne géologique de gros livres.
Le Professeur Heismann, le Docteur Feuberg et le Maître d'Arithmétique Quantique opinèrent de concert face à un raisonnement aussi simplement irréfragable.
_ Je suppose qu'on est en droit de vous féliciter vous et votre équipe finit par dire le Maître d'Arithmétique Quantique avec bonhommie. Je propose qu'on double votre bourse et qu'on mette tout de suite votre équipe sur un nouveau projet, ajouta-t-il en questionnant du regard les autres membres du comité. Ces derniers approuvèrent tous solennellement, y compris le Directeur qui, les mains rendues glissantes par un savonneux dépit, avait fini par complètement lâcher le bout de gras.
_Bien entendu, par prudence nous allons devoir désactiver votre création. Ce sera l'occasion d'une petite cérémonie, renchérit Heismann.
_Chouette, j'espère que la réceptionniste nous fera ses fameux cookies ! s'exclama le Docteur Feuberg en se frottant les mains.
_ Savez-vous si vous êtes dans votre univers d'origine ou s'il vous faut le regagner avant le démantèlement de l'appareil ? m'interrogea le Documentaliste depuis les profondeurs mystérieuses d'une forêt de classeurs.
_ Oh… répondis-je. A force de faire des aller-retour en phase de test, j'ai perdu le compte… Mais quoiqu'il en soit, j'imagine qu'un peu de changement ne peut pas faire de mal.
_ Ah, les voyages de jeunesse… vous êtes bien chanceux, conclut Heismann en souriant. J'espère pour vous que les gâteaux de la réceptionniste sont aussi délicieux des deux côtés.