La première passe
jalon
La blanche et la noire
La première passe
Sitôt le client parti, Joséphine s'est pudiquement drapée un boubou avec le couvre lit turquoise et a rajusté ses cheveux crépus et rebelles dans son fichu orange, son fétiche qu'elle ne quitte jamais. Elle a allumé une de ses cigarettes qui ne quittent ses lèvres que quand elle doit travailler. Chacune enrouent toujours un peu plus sa voix déjà presque masculine.
Muguette, elle, s'est aussitôt laissée tomber sur le lit les yeux déjà fermés et les joues écarlates. Est-ce la pudeur attentée qui les a fait rougir ou simplement la trace des efforts auxquels elle vient de les solliciter.
Joséphine tousse sans ôter le mégot puis, s'asseyant aux pieds de Muguette, elle commente la passe de sa voix de rogomme.
- T'avais tort de t'en faire tout un monde, ma poulette. Tu vois que c'était pas la mer à boire.
Muguette ne réagit pas plus que si elle était morte. Joséphine, déçue du manque de succès de son bon mot insiste pour l'expliquer :
-Non, mais tu pourrais rigoler, c'est le cas de le dire, pour un premier, tout ce qu'il t'a demandé , c'était juste une petite sucette pendant qu'il m'aspirait l'oiseau à croire qu'il allait me vider les entrailles et après, c'est pas à toi qu'il y a mis son machin au point que je croyais qu'il allait me le ressortir par la gorge. Je peux te dire que mon oiseau, il battait plus des ailes. C'est pas au fusil qu'il tire, ce militaire, c'est à la grosse Bertha, et avec du recul encore, en plus, il m'a fait entendre le son du canon tellement qu'il poussait
Muguette s'est-elle réellement assoupie et rêve-t-elle à son petit village de Corrèze dans lequel elle se sentait trop à l'étroit ou bien est-ce la honte qui l'oblige à fermer les yeux pour se protéger de ce nouvel avenir qu'elle n'avait pas prévu ainsi ?
Bien sûr elle avait fricoté avec les garçons au pays et on la disait dévergondée, mais c'était avec des petits gamins de son âge et les jeux n'allaient jamais au delà de se montrer l'un à l'autre ce qu'on cache dans sa culotte et quelquefois même, elle acceptait pour un cadeau ou une faveur, quelquefois même pour rien, pour des beaux yeux ou des ébauches de biceps, de laisser toucher son bijou. Mais jamais, au grand jamais plus profond que le bord qui la faisait frissonner et devenir humide.
Elle avait bien pensé fuir à Paris, mais elle était sûre qu'elle y rencontrerait des compatriotes. Ils y partaient tous pour chercher fortune dès qu'ils le pouvaient, alors elle avait choisi Toulon.
Drôle d'idée Toulon, mais, d'abord elle avait souvent entendu ce nom là dans la bouche de ses frères qui suivaient tous les matchs de rugby et elle savait que c'était une ville ; pas une grande, grande , mais pas un hameau où tout le monde regarde tout le monde, comme ici. Elle savait qu'il y avait du soleil et que c'était au bord de la mer. La mer elle ne l'avait jamais vue.
Maintenant elle verra la mer, oui, mais surtout les marins.
Joséphine, elle, c'est une vieille routière de l'amour. Elle ne connaît pas très bien son âge mais de toute façon, elle s'en moque. L'essentiel pour elle c'est de ne se pas se rider trop vite ni trop disgracieusement pour se garder comestible. Elle amasse son petit pécule dans sa cachette secrète pour, le jour venu, partir découvrir la Martinique qu'elle n'a jamais réellement connue et y ouvrir sa propre maison. Elle en avait été exilée très jeune après la mort de ses parents pour suivre son pseudo oncle, le facteur, qui s'était engagé. Il voulait en finir avec les longues tournées à pied dans l'île. Il avait été servi, il était dans l'infanterie et pour marcher, ça il marchait ; c'est comme ça chez les chasseurs à pied. En plus, il était estafette, les nouvelles pour les porter, maintenant il fallait qu'il courre.
D'ailleurs, elle est belle encore et bien souvent parmi les plus demandées. Une peau foncée mais lisse et douce comme la soie, un corps d'amphore avec des seins bien pleins et fermes, une taille à ne pas lésiner sur le coup de rein et un cul magnifique et accueillant ; rien que de l'ambre et de la nacre rosée.
Malgré ses rodomontades et ses commentaires blasés, elle est presque attendrie d'être le mentor de cette jeunesse qui fait ses premiers pas dans ce monde hasardeux de l'amour vénal. Elle éduque et protège tout à la fois. Pourtant, avec plus de cynisme, plus de dureté et moins de bonhommie elle pourrait facilement être la sous-maîtresse. La patronne le lui dit souvent :
- Il y a qu'en toi que j'ai confiance, t'es honnête, t'es une gagneuse, tu fais ce que tu veux d'elles toutes, mais t'as tout de suite le cœur qui saigne sitôt qu'il faut les punir. Comprends moi, de temps en temps, il faut bien faire des exemples rien que pour les former et pour savoir qui c'est qui commande.
Elle voudrait adoucir l'initiation de Muguette en rosissant pour le lui raconter, le souvenir de la sienne qui fût pourtant particulièrement terrible. Jeune, ignorante, noire, elle avait connu pire que l'esclavage chez une maquerelle de Bagnolet à qui son 'cher tonton' l'avait presque vendue pour s'en débarrasser.
Je t'ai pas raconté mon premier ?
Peu lui importe que Muguette l'entende ou dorme, c'est aussi pour elle même qu'elle raconte. La fiction c'est aussi pour se faire du bien à elle. On n'a jamais que les souvenirs que l'on se fait.
- C'était un blanc, tout jeunot comme moi. Il travaillait aux grands moulins, ça se voyait parce qu'il avait eu beau se faire tout propre pour aller au claque, il avait encore de la farine dans les oreilles et sous les ongles. C'était aussi sa première fois. Quand j'ai été toute nue je l'ai aidé à se déshabiller, j'arrivais à peine à déboutonner sa braguette tellement qu'il était tendu et le dernier bouton devait être mal cousu, il a sauté jusque sous l'armoire. On n'a même pas eu le temps de le chercher. Ce nigaud, il m'a sorti d'un coup un engin plus violet que tes joues et il m'a fait jaillir un jet à éteindre une cathédrale en feu ; comme de la caillebotte, à bout portant droit dans la figure. J'en avais plein les cheveux plein les yeux, plein les lèvres.
J'ai passé ma langue instinctivement, c'était un peu sucré et un peu fade, plus chaud que l'eau avec laquelle on devait se laver les fesses.
Je n'osais pas plus croiser ses yeux qu'il n'osait croiser les miens, mais j'avais envie de rire. J'étais très jeune, quatorze, je sais pas, quinze ans, en tout cas, plus jeune que toi. Tu sais comment on est à cet âge là. J'ai fini par éclater en lui envoyant des postillons de foutre.
Le pauvre, il était si gêné qu'il voulait se rhabiller et partir tout de suite, il pleurait à moitié.
Alors je l'ai amené sur le lit, j'ai délacé ses chaussures pour lui enlever son pantalon, parce que, sans blague, il avait l'air un peu niais de marcher comme ça, les pieds entravés par le bénard en accordéon dégonflé autour des chevilles.
On s'est allongés, je voulais qu'il en ait pour son argent ; qu'il me mette son chose puisqu'il était venu pour ça. Je savais pas encore que chez les hommes ça tire coup par coup et qu'il faut laisser le canon refroidir avant de manœuvrer le chargeur. De toute façon, on était bien là, noués tous les deux. Il n'y avait plus d'avant, plus d'après, rien que de la chaleur et de l'amour.
C'est à ce moment là que la sous-maîtresse est entrée dans la chambre et qu'elle a dit « On s'endort pas là dedans, t'en a eu pour tes vingt sous, militaire, il y a du monde qui attend ».
Allez, dors un bon coup, Muguette. Nous aussi, il y a du monde qui attend.