La question inattendue

selen-itoka

Elle a dit adieu a beaucoup de choses, dans sa vie, notamment l'amour et le sexe. Mais une question, inattendue, va tout chambouler...

« Tu veux faire l'amour ?

Non. »

Il la regarde un instant, l'air incrédule. Puis reprend :

Allez !

Non !

Mais pourquoi ?

Comment ça, pourquoi ? répondit-elle en se triturant les doigts. Je n'ai aucune raison à te donner. »

L'incompréhension totale qu'affiche son visage semble démontrer le contraire.

« Mais j'ai envie ! gémit-il, avec les trépignassions d'un enfant capricieux. »

Elle le regarde, aussi surprise qu'outrée, mais cherche à cacher son énervement car, chez elle, il s'apparente à des tremblements qui lui donnent une désagréable apparence de fragilité.

« Moi j'ai pas envie.

Mais pourquoi ? répète-t-il une énième fois. Je ne te plais pas ? Regarde-moi ! Je suis pas dégueu ! »

Non, il n'est pas dégueu, bien au contraire mais elle ne peut pas accepter après une telle approche. Elle n'a jamais vu une technique de séduction aussi… spontanée.

« Laisse tomber, ajoute-t-elle.

Hors de question !

Ça ne marchera jamais ! dit-t-elle en criant presque, ce qu'elle regretta aussitôt. Elle avait toujours l'impression d'avoir une voix d'hystérique lorsqu'elle haussait le ton. Pas avec un début aussi naze, continue-t-elle en cherchant à se calmer. Tu te rends compte de ce que tu me dis ? »

Il hausse les épaules d'un air indifférent.

« Au moins, je sais ce que je veux. T'en connais beaucoup, des mecs comme ça ? »

Non, elle n'en connait pas beaucoup. Il a cela pour lui. Mais elle ne lui donnera pas raison.

« C'est pas le problème.

C'est le tien en tout cas, répond-il. Tu ne sais pas ce que tu veux. »

Peut-être, pense-t-elle. Mais au moins, je sais ce que je ne veux plus. Elle veut cesser d'être malmenée. Et quand elle oublie cette promesse, il lui suffit de s'observer dans un reflet quelconque. Elle y retrouve dans chaque repli de peau une marque du parcours chaotique de sa vie. La plus petite déception ou la plus grande désillusion s'y imprime. Chaque échec amoureux ajoute une infime ride au coin des paupières. S'ils faisaient attention, les gens pourraient lire en elle comme dans un livre ouvert : ils n'ont qu'à regarder son visage.

Cette conviction intime qu'elle ne peut rien changer, rien contrôler, se décline sur son corps entier. Ses épaules sont toujours voûtées, comme si elle porte le poids du monde sur son corps trop maigre. Ses mains repliées sur son torse semblent protéger des seins qu'elle a toujours jugé inexistants. Son dos, enfin, tente de compenser sa trop grande taille dans une courbure maladroite.

Elle ne veut plus se voûter davantage. Elle ne souhaite plus ajouter des lignes de fatigue à son visage. Alors elle a tiré un trait sur ces histoires idiotes d'amour et de sexe, et pour y voir clair, elle a classé l'ensemble de ses relations amoureuses en deux catégories.

La première est celle des salauds, que le sentiment de fragilité qu'elle dégage excite sauvagement. L'imaginant faible, ils dégagent une puissante assurance de domination face à laquelle elle résiste rarement, et elle tombe dans leurs bras trop vite entreprenants. Chaque nuit est l'occasion pour eux de renforcer le malaise permanent qu'elle entretient vis-à-vis de son corps. Elle devient l'exutoire de leurs pulsions et se sent prise dans un engrenage irrépressible qui l'écraser de toute part.

L'autre catégorie, peut-être pire encore, est celle des psys, qui ne peuvent pas s'empêcher de « vouloir la sauver ». A peine en couple, ils cherchent à la ramener dans le monde des vivants qu'elle n'a pourtant jamais quitté. La sauver devient une mission sacrée à laquelle ils se consacrent âme et corps, comme pour se laver de péchés antérieurs, sans doute issus d'une ancienne vie de salaud. Elle est une sainte vierge qu'ils n'osent plus toucher, de peur de la blesser. Ils l'écoutent avec une telle compassion qu'elle se croit en phase terminale et chaque discussion se termine en psychanalyse, où ils lui font avouer des traumas d'enfance qu'elle n'avait jamais eus.

Relations tantôt destructrices, tantôt hypocrites, dont elle ne se s'arrache qu'après un drame, une gifle trop violente, une infantilisation trop prononcée. Elle emporte à chaque fois quelques fêlures supplémentaires qui prolongent les anciennes.

Ce qu'elle dégage ne pourrait qu'attirer des personnes qui ne lui conviendront jamais. Mieux vaut aller mal seul, que mal accompagné. Mais les protections qu'elles a placées ne font que renforcer l'impression de mal-être qu'elle dégage, et les spécimens des deux catégories reviennent de plus belle, par désir de domination bestial ou par envie de la sauver.

Elle en était à ce moment-là de ses pensées quand, buvant un verre dans un bar quelconque, elle a croisé le regard de ce jeune homme. Elle chercha instantanément à le placer dans une des deux catégories qui représentaient désormais l'ensemble de l'espèce masculine.

Elle n'eut pas le temps. Il la regarda à peine et sa question jaillie, comme une pulsion incontrôlable.

« Tu veux faire l'amour ? »

Le ton n'était pas agressif. Il ne s'agissait pas d'une banale vulgarité de rue. Ce n'était même pas une technique de drague élaborée sur la surprise. Juste une question qui avait traversé la tête du jeune homme et qu'il n'avait pas voulu garder pour lui.

« Tu veux faire l'amour ? »

Sa tentative de classification stoppa net devant la question abrupte. Elle répondit sans réfléchir.

« Non. »

Il ne s'est pas arrêté là. Il insiste. Insiste davantage. Elle ne s'est jamais faite abordée de manière si frontale, si… naturel.

« Qu'est-ce que tu me veux, de toute façon ? lui lance-t-elle enfin. »

A cette question, les réponses variaient généralement de la pitié la plus humilante au mensonge le plus éhonté. « Je veux t'aider ». « Je veux ton bien ». « Je veux qu'on soit heureux. ». « Je veux qu'on construise quelque chose ensemble ». Elle avait eu droit à tout.

A tout sauf à ça :

« Mais je veux juste te faire l'amour ! »

Les yeux du jeune homme sont écarquillés de surprise à cette question, il a répondu sur le ton de l'évidence absolue. Elle le regarde. Elle n'avait jamais eu cette réponse, jamais aussi sincère. Et elle commence à comprendre quelque chose. D'une voix moins assurée qu'avant, elle demande :

« Pourquoi ?

Parce que tu me plais ! T'es sexy, quoi. C'est quoi ces questions, à la fin ? »

Alors elle comprend. Pour une fois, ses catégories ne peuvent pas tout interpréter. Elle comprend également que sa réponse doit aussi être différente.

« D'accord. Suis-moi.»

*

Ils allèrent chez elle, à côté du bar sans nom. A peine dans sa chambre, il l'embrassa avec frénésie, avec le même naturel qu'il avait au bar. A son contact, elle sentit qu'il bandait déjà, furieusement même. Elle sourit. Un homme, enfin, voulait d'elle uniquement parce qu'il… voulait d'elle. La simplicité de cette érection lui fit du bien et, pour la première fois depuis longtemps, elle se laissa aller, un peu, et le plaqua contre elle pour sentir son corps de manière encore plus franche.

Surpris, d'autant plus excité, il l'embrassa à nouveau, farouchement, et commença à la déshabiller. A chaque vêtement qu'il ôtait, il semblait révérer la peau qu'il révélait, lui rendant hommage par le regard, puis par des baisers avides. Elle frémit. Sa peau entière s'éclairait d'un jour nouveau sous ces assauts impatients.

En quelques minutes à peine, elle était en sous-vêtements. Soudain, elle fit l'erreur de s'apercevoir dans un reflet de vitre. Elle vit ses seins trop petits. Ses hanches trop fines. Cette taille trop élancée. Elle vit son corps, qu'elle avait l'habitude d'ignorer poliment lorsqu'elle le croisait dans un miroir. Il revenait au premier plan. Il était dévoilé par un garçon, devant un garçon… avec une crainte qu'elle ne parvint pas à dissimuler, elle se tourna vers lui, dans l'attente d'une réaction.

« Putain, fit-il, admiratif. T'es vraiment trop bonne. »

Et toi, t'es vraiment pas futé, pensa-t-elle en souriant mais cette phrase, si vulgaire, si idiote, lui fit un bien fou, et déclencha une prémisse de désir. Elle cessa de réfléchir, quitta son reflet des yeux pour avoir pour unique miroir les yeux luisants de désir de l'homme en face d'elle. Sourire aux lèvres, d'un geste rapide, elle dégrafa son soutien-gorge qui tomba au sol.

« Putain… », siffla-il à nouveau, et il se précipita pour embrasser ses seins avec passion.

Elle sourit. Elle ne pensait à rien. Ne calculait rien, pour la première fois depuis longtemps. Chaque seconde qu'elle vivait l'attisait, rendait hommage à ce corps qu'elle avait depuis longtemps effacé de sa vie.

Il descendit vers sa culotte qu'il chercha à enlever mais elle l'en empêcha. Elle était désormais assez sûr d'elle pour prendre les devants. D'une main, elle le plaqua au lit et grimpa sur lui, l'embrassa avec passion, tandis que son corps presque nue se frotta contre le sien, encore alourdit de vêtements.

« Enlève-moi tout ça, murmura-t-elle à son oreille » et, hâtivement, il lui obéit. Elle dirigeait la situation et elle aimait ça. En quelques secondes, il n'avait plus qu'un caleçon, qui semblait sur le point d'être arraché en deux par la fantastique érection qu'il masquait à peine.

C'est moi qui lui fait cet effet-là, pensa-t-elle, et un nouveau frisson la parcourut, mélange de désir et d'orgueil. Elle l'embrassa à nouveau avec encore plus de passion, pour le remercier de l'avoir abordée aussi stupidement, de la désirer aussi directement, de bander aussi naturellement, pour elle.

Profitant de son corps élancé, de cette taille qui longtemps l'avait contraint, elle commença des ondulations de chaque partie de son corps retrouvé, sur l'ensemble de son corps à lui, et leurs peaux roulèrent, se collèrent, s'échauffèrent, pour terminer dans les frottements crépitant du tissu de leurs sous-vêtements pressés l'un contre l'autre.

« Enlève » chuchote-t-elle et, frénétique, il arrache presque son caleçon, révélant enfin sa somptueuse érection.

C'est pour moi, pensa-t-elle. Ce membre tendu, c'est pour moi. Elle s'en approcha. Elle voulait le remercier d'avoir cette si franche excitation et, saisissant ce sexe d'une main, elle l'embrassa délicatement, puis le glissa dans sa bouche. Elle ne lui faisait pas de cadeau. Elle acceptait, au contraire, son hommage.

« Putain, c'que c'est bon » gémit-il, la tête rejetée en arrière.

Jouis en silence, joli cœur, pensa-t-elle, tandis que sa bouche maintenait un étau de chaleur contre ce sexe et que sa langue se pressait contre ce gland. Les propos du jeune homme devenaient de plus en plus incompréhensibles à chaque nouvelle plongée de sa bouche entourée de son membre.

Ne t'avise pas à tout lâcher maintenant, mon salaud. J'ai encore besoin de toi, et soudain elle est sur lui. Elle l'étreint d'un nouveau baiser langoureux. Les mains du jeune homme courent sur son string, caressent avec avidité ses parties intimes encore masquées ce fin tissu. Elle lit la supplication dans le regard et laisse passer quelques secondes d'une délicieuse attente. Puis, avec un léger sourire, elle acquiesce imperceptiblement. Il roule pour se retrouver au-dessus d'elle et, en joie, fait descendre le dernier vêtement jusqu'à ses pieds.

Voilà, pense-t-elle en déglutissant. Ça, c'est moi.

Mais « ça » semble lui convenir parfaitement. Avec dévotion, il la caresse, l'embrasse, la lèche de partout, sans retenue, sans inhibition, comme s'il perçait les secrets d'un nouveau territoire de la pointe de sa langue. Enfin, semblant ne plus tenir. Il la prend avidement dans ses bras, elle enroule ses jambes autours de sa taille. Il la fixe, contient de plus en plus difficilement le désir ardent qui le fait trembler de tout son corps. Il attend et elle prend plaisir à le faire attendre. Ce contrôle décuple son désir et son orgueil. Elle n'a jamais rien expérimenté de tel auparavant et veux dilater ce moment au maximum.

D'un lent mouvement de la tête, enfin, enfin !, elle acquiesça.

Mais tempère immédiatement :

« Doucement. »

Avec une presque vénération, il s'enfonce en elle. Il a du mal à se contrôler et elle ordonne une nouvelle fois :

« Encore plus doucement. »

Ses vas et viens sont lents et elle savoure chaque étape de la pénétration, les sensations frémissantes de son sexe, ce membre fort, grand, preuve de ce qu'elle peut inspirer. Lui, à chaque mouvement, lutte pour se contenir.

« S'te plait ! gémit-il. J'en peux plus

Chuuut… dit-t-elle. Fait un effort. »

Il obéit, et le plaisir de cette obéissance est tellement fort qu'elle manque de jouir sur le champ. Elle aussi se retient. Lui n'en peut plus, elle le sait. Pourtant, il tient. Après quelques interminables et délicieuses minutes à cette lenteur lascive, alors qu'il semble au bord du gouffre, au bord des larmes, elle s'approche et murmure à son oreille :

« Vas-y de tout ton cœur. »

Ses muscles se tendent et dans un râle de plaisir, il s'enfonce à nouveau en elle, puissant. Il ne retient plus rien. Ses mouvements sont nerveux, amplifiés par l'interminable attente du début, mais contrôlés. Il veut rattraper le retard. Se donner à fond. A chaque fois, il s'y met entièrement et le plaisir monte en elle, un plaisir uniquement physique cette fois, intense, brut, décomplexé de toutes ces questions qu'elle se pose normalement à chaque fois qu'elle couchait avec quelqu'un. Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il veut vraiment ? Cette fois, elle sait exactement ce qu'il veut. Pourquoi il le fait. Pourquoi ils le font. Elle n'avait qu'à profiter de l'instant, de ce grand bloc de présent qui s'offre à elle, ce qui ne lui est pas arrivé depuis une éternité. Alors elle se cambre pour accélérer la pénétration. Elle oriente les doigts de l'homme vers son clitoris pour décupler ses sensations. Ses mains se plaquent contre les fesses masculines pour ne faire qu'un avec lui, tandis que leurs râles se joignent, que leurs respirations s'accordent, s'accélèrent et qu'ensemble, crispés, ils jouissent.

Après l'explosion, il retombe sur le côté. Elle sourit toujours.

« Merci, murmure-t-elle.

Pourquoi ‘'merci'', demande-t-il ? Je voulais coucher, tu voulais coucher, on a couché, c'est tout.

Je sais, répondit-elle. Merci. »

Il souffle de satisfaction et ajoute :

« Putain, t'étais trop bonne. Qu'est-ce que j'ai kiffé. »

Elle sourit. Elle a aimé, elle aussi. Mais cette phrase qu'il venait de sortir lui rappela qu'elle a une dernière chose à faire, pour que ce moment soit parfait et qu'elle ne tombe pas à nouveau dans l'engrenage.

Elle se tourne vers lui et lui dit en souriant davantage :

« Et maintenant, joli cœur, tu prends tes clics et tes claques, et tu t'en vas ! »

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