La rage de vivre (partie 1)
evagreen
Assis avec son habituelle nonchalance , les jambes entrecroisées ,il lisait avec passion et rage un passage du vieil homme et la mer à la classe , d'ordinaire à moitié endormie, mais soudainement réveillée par l’envoûtant charisme de leur jeune professeur de français. Renton le regardait, béat, buvant avec son professeur les mots d'Hemingway et tentant de percer avec lui les mystères cachés derrière l'étrange accoutumance que parvenait à créer l'écrivain envers son lecteur, il était suspendu aux lèvres de son professeur tandis que ce dernier levait ses grands yeux tristes pour sourire à la classe et laisser les mots flotter dans l'atmosphère de cette salle de classe moite et maussade avant de se replonger avec intensité dans la lecture. Sa tête s’enfonçait alors dans le livre. Tout à coup, une tonitruante sonnerie retentit et tous les élèves se jetèrent sur leurs leurs affaires, en toute hâte les classeurs et les cahiers cognèrent les tables et s'enfoncèrent dans des sacs à dos , véritable saccage de fin de classe.
« Et pour conclure, avant que vous partiez, une dernière petite citation de notre, désormais pote, Ernest « Un homme ça peut être détruit, mais pas vaincu. « Ciao et on se revoit demain pour continuer l'étude d'Hemingway ! »
Lorsqu'il tendait l'oreille il entendait parfois au loin un « au revoir Mr Popper ! »
Ziggy quittait le lycée et se dirigeait chez lui. Il traversa la route, passa sous des lampadaires fatigués et clignotants et leva les yeux en direction de l'immense pancarte. Il décida d'une halte au parc avant de rentrer. Il foulait l'herbe verte comme un somnambule , et au milieu des cris et klaxons lointains de la ville, s’essaya sur un banc, ferma les yeux et s'assoupit quelques minutes le temps de retrouver ses esprits.
Le vent était léger et caressait sa barbe mal rasée, le parc sentait bon la fin d'après midi et un soleil orangé agonisant crachait ses derniers rayons sur la parc, réchauffant Ziggy . Il sentait le fer et la furie de la ville lui monter aux narines et fut pris d'une étrange nausée et de tremblements, le froid mordit son frêle corps avec l'éclair de la frappe d'un cobra. Il se leva , transpirant et hagard , manqua de s'effondrer et se raccrocha du banc, il tituba , vacilla et se rua chez lui, vomissant dans une poubelle au passage.
« Vous allez bien ? Dit le concierge, Monsieur Sea, un vieux cubain barbu avec un sourire permanent accroché au visage ,constatant l'inquiétante pâleur de Ziggy
-Oui...Vous en faites pas, ça va...ces foutues crises...
-oui vous m'en avez parlé, quelle saleté !
-je vais vous aider à monter, attendez ! Le concierge, petit et trapu mais le cœur aussi gros que ses muscles aidait Ziggy à regagner son appartement, comme souvent lors de ses crises. Il l'aidait alors à monter les escaliers en colimaçon d'un immeuble ancien, délabré, tagué, mais toujours habitable et le déposait, sorte de paquet humide et quasi-liquide de 70 kilos, sur le palier d'une porte poussiéreuse et glacée avec en son front un paillasson marqué d'un amical « Bienvenue » et d'un mince écriteau en métal annoté « Mr. Popper »
-Merci, c'est gentil..;Ah faites gaffe, j'ai froid, fait toujours trop froid ici....
-Allez, accrochez vous ! Heureusement que vous habitez au rez-de-chaussée hein !
-Oué vous l'avez dit..Ah merci c'est gentil de m'aider, j'ai oublié mes médicaments à la maison..ah quel con... !
-Ah vous en faites, pas, vous êtes malades, mais faites gaffe quand même hein !
-ok..ok..je les oublierais plus..merci encore... »
Et le concierge jetait un bref coup d’œil avant de laisser un Ziggy essoufflé, effaré et délirant, seul , recroquevillé devant sa propre porte, mais, au prix d'un effort surhumain, que le concierge connaissait par cœur désormais, il se leva en s'accrochant à radiateur fracassé, se jeta sur la fenêtre, se tenant désormais debout, respira d'un coup une grand bouffée d'air et se balança contre sa porte pour ne pas s'effondrer. Ce sol crasseux et puant Ziggy le connaissait bien ; il y avait dormi au moins autant de fois que dans son propre lit et il ne savait plus si c'était lui qui était tout imprégnée de cette infâme puanteur ou le sol qui commençait à sentir ce même vieux parfum dont il s'aspergeait chaque difficile matin. Il remuait ses doigts squelettiques dans sa poche et décrit une grimace de soulagement en sentant se secouer un trousseau métallique sous ses doigts tordus.
Il entra chez lui comme un étranger , flanqua un coup de pied dans le sac qui trônait au milieu du salon, ouvrit en furie toutes les armoires de sa salle de bain, balaya l'intérieur d'un grand coup de main et fit renversa des boîtes de médicaments, tandis qu'un infini arc-en-ciel de pilules multicolores se déversaient sur des carreaux d'un blanc immaculé, il s'agenouilla comme un fidèle pour chercher, les yeux injectés de sang, son Graal.
« Il est où bordel il est où ?! Ah, putain te voilà, allez, ouvre toi..putain ouvre toi ! »
Ziggy balbutiait des bribes de phrase incompréhensibles et remerciait un Dieu invisible pour lui avoir offert les clés de son paradis. Il mit la substance dans une cuillère, la fit fondre en tremblant, se laissa tomber sur son canapé, leva les yeux au plafond et s' injecta son remède,l'univers se mut alors en un immense amas gris constellé d'étoiles luminescentes, bon sang, où est-ce que Johnny Yen avait pu trouver ça ?! Le plafond avala la pièce entière tel un immense trou noir, le sol se liquéfia, l'illusion se propagea et des poulets décapités couraient dans son salon, il ria, ria et ria encore en s'étalant sur le sol, il se releva et cria au vieil homme de sortir de chez lui avec cet immense espadon ! Iggy Pop chantait Lust for Life à moitié dénudé et dans ce vacarme assourdissant Ziggy buta sur son sac et s'écroula. Le soleil s’affaissa en une douce explosion. Lentement la lumière roulait vers l'obscurité , silence et doute enveloppaient l'air, léger et doux, et le délicieux clignotement des étoiles berçait Ziggy avec une ignoble langueur.
Et au milieu de sa torpeur de son délire de nouveau il l'aperçut, cette fois il s'était caché dans la télévision, à la fixer, les yeux plein d'une innocente haine, empli de jugements et de regrets. Alors Ziggy se mit à pleurer et crier qu'il n'y était pour rien ! Que c'était la faut de ces gars, qu'on cherchait à le tuer lui, que le pauvre gosse était innocent, qu’il était désolé et qu'il avait payé sa foutue dette ! Alors le vieil homme à l'espadon lui envoya une droite en plein visage et Ziggy s'endormit....
Ziggy Popper s'était encore un peu plus détruit cette nuit. Et en se levant il admirait la tâche écarlate qui enduisait son salon et se demandait comment il allait pouvoir payer Johnny, mais il fallait déjà laver le sang sur son visage, enfiler une chemise propre et retourner au lycée.
« Les mots sont la plus puissante drogue utilisée par l'Humanité disait Kipling ! « la sonnerie crevait les tympans des lycéens lorsque Ziggy leur jeta cette phrase avant de se retourner pour effacer le tableau noir saturé de craie.
« Eh M'sieur ! J'peux vous poser une question ?
-Oh Renton ! Mais bien sûr ! Si c'est pour le devoir de lundi ne t'en fais pas, je peux avancer la date !
-Non non, c'est à propos d'un bouquin que j'ai lu, euh.;je suis pas sûr d'un truc...pouvez m'expliquer ?
-Mais j'adorerais ! Tu sais je t'apprécie beaucoup Renton, tu es très attentif aux cours et je te vois, passionné au fond de la classe, quand t'essayes pas d'attirer l'attention de Betty évidemment ! Mais c'est quoi ce bouquin
-Ahah... euh... je suis pas sûr d'avoir compris le vieil homme et la mer en fait... le poisson il représente quoi en fait ?
-Ah...content que tu t'intéresse à Hem'... mais j'ai une autre question, pour toi, il représente quoi ? »
Renton restait un moment debout dans la salle de classe devant M. Popper, et leva les yeux au ciel ,fouillant dans ses pensées en essayant de construire une réponse cohérente et sincère. La salle de classe sentait la craie, la transpiration et la peinture moisie et parfois un bout de papier peint déchiré pendait telle une lèvre gonflée et les murs semblaient parfois sourire à Renton et M. Popper.
« ben... je dirais que le poisson c'est lui même, et qu'il se bat à la fin, et qu'il gagne contre lui même...mais j'sais pas trop...
-Ah...intéressant..tu sais c'est jamais figé la littérature, il y autant d’œuvres que de gens pour la lire et c'est une belle interprétation que tu as Renton, et tu es doué tu sais, ton dernier devoir est brillant...
-je vous remercie, votre cours est passionnant, et je vous trouve vraiment sympa M'sieur vous savez, j'aime beaucoup vos cours...»M. Popper essayait gauchement de camoufler la croûte encore saignante qui s'étalait sur son front et passait sa main dans de courts cheveux blonds, laissant apparaître de grands yeux gris transpercés par le soleil.
« c'est gentil, mais je regrette quand même tes absence répétées et je ne pourrais pas longtemps te défendre face aux autres profs...
« je sais...mais, c'est pas vraiment ma faute...c'est compliqué..vous savez ma mère...
-je sais, je comprends...., mais, hésite pas à m'en parler hein, je suis ton prof, mais je sais ce que c'est que se retrouver dans la galère. Je suis désolé, j'ai un rendez vous important, mais ça m'a vraiment fait plaisir de te parler, n’hésite pas à venir quand ça va pas..;et même quand ça va d'ailleurs ! Tu sais, tu ressembles à un jeune que j’ai connu, vous aviez les mêmes grands yeux,une couleur si particulière...il a pas eu de chance et...Enfin...fais pas le con comme lui...c'est ce qu'il te dirait...
Il esquissait un sourire abattu et joyeux qui trahissait des dents abîmes et cassés et une lèvre décharnée par quelques vagues cicatrices. Il revêtit sa veste, prit son sac et se dirigea vers la porte
« Et pour vous M'sieur, c'est quoi le poisson ?
Il restait silencieux, la respiration figée et dit : «un souvenir»
le pas vif il volait vers la parc, la tête baissée et les mâchoires serrées, il percuta une femme sans s'excuser et fendait la ville comme un coup d'air nauséabond. Les poings et la gorge contractée il pénétra dans la résidence . Ses talons heurtèrent le sol avec une rare rage et il enfonça la porte d'entrée d'un bâtiment pourri, des gars encapuchonnés l'interpellèrent :
« J'viens voir Johnny
« -2eme étage 1ere porte à droite
-Je sais... »
Il gravit les escaliers en hâte, des coups de sueur martelèrent le sol et il avait 'impression que son cœur allait exploser. La cage d’escalier sentait le vomi et l'urine , les rêves pervers et les passés moroses, il s'arrêta une seconde pour reprendre son souffle et toussa, un mince filet de sang s'échappait par sa bouche, il reprit son chemin de croix et tambourina sur une porte en métal.
Un étrange jeune home au visage creux et marqué lui ouvrit, vêtu d'un peignoir rose, un couteau à la main, une bouteille de Gin dans l'autre, ses cheveux en bataille et son regard anarchique paraissaient droit sortis d’une peinture surréaliste, du moins autant que cet appartement, aussi insalubre que puant et ensoleillé.
« Ah ! Ziggy ! Entre ! Comment va ? Alors la dernière came que je t'ai filé, fort hein ? Ah je t'avais prévenu ! Pas pour les petits joueurs !
-Eh mec, tu l'as dégotée où ta liqueur ?
-Pfff...le pote d'un pote, tu sais comment ça marche ! Attends je reviens ! »
il ramenait un pochon rempli de poudre blanche et les déposa sur une table en bambou bancal sur laquelle était déposée des tas de boîtes de médicaments, plus ou moins légales, de l'herbe, un flingue rouillé, un couteau, une pizza moisie et une bible.
-Bon Sang Johnny tu vas pas ça sur une Bible ! Merde t'as aucun respect !
-Roh...fais pas chier Ziggy...Tu sais, j'ai relu le Vieil Homme et la mer, et putain, j'avais plus ressenti ça depuis longtemps...une putain de pépite...j'ai plus rien à lire d'ailleurs, faudra que tu me fils de nouveau titres ! Rah foutu marlin qui m'épie depuis hier, attends je vais fermer les rideaux ! Et à la tienne Ziggy
-putain mec...Enfin bon..
-t'as le fric ?
-Justement …
-Putain mec déconne pas ! On est ami mais essaye pas de me baiser sinon c'est moi qui me fais allumer, ces gars déconnent pas !
-t'inquiète je vais trouver ! T'inquiète !
-trois foutus mois que j’entends ça bordel ! Si tu me mets dans la merde j'hésiterais pas à te baiser t’entends Ziggy ! Bon sang, je t'ai arrangé plus d'un coup mais là ça craint tu comprends mon vieux ? « comme tu as fait il te sera fait : tes actes te retomberont sur la tête » tu comprends ce passage de la Bible, je connais par cœur ce satané bouquin, et quand je suis pas défoncé j'y pense tu vois...et ben Dieu il a beau être cool il hésitera pas à nous baiser, et oué mon pote...c'est la Loi. Allez dégage va...après tout....Je dois bien ça hein..depuis cette histoire..
-Oué je sais....mais Laisse tomber, c ' était pas ta faute...
-Si ! C'est moi qu'était visé mec ! Ils pensaient que c' était moi qu'avait leur blé ! Je te dois ça Ziggy...J'te file encore quelques semaines, mais s'teplaît, essaye pas d'me baiser, ça m'briserait le cœur qu'il t'arrive une couille, pas après ce qu'on a traversé toi et moi. »
Ziggy et Johnny était assis sur un canapé sans couleur et sans vie, au milieu d'un immense chaos stellaire fétide. Dans le coin de la pièce gisait une pile de vêtements puants et pas lavés depuis des semaines, la télé avait un impact en plein au milieu de l'écran, sûrement un impact de balle, et une chaussette sale autrefois blanche s'étendait sur la pauvre carcasse d'un vélo rouillé.
« Je peux te taxer une canette Johnny ?
-Oué , et ramène moi une bière aussi tiens, tu sais où est le frigo ! »
-au fait, j'ai plus rien tu pourrais pas....
-je suis en morceaux ok.... mais abuse pas Ziggy...Si tu veux, je peux...te ..con-se-iller..un p'tit gars sympa et réglo, il au-ra...je te file son adresse là...un p'tit gars sympa, un grand gars, tout maigrelet...tout sympa...qui aime les bouquins et tout lui au-ssi...» Avec l'agilité d'un cadavre déjà raide il griffonna d'étranges hiéroglyphes sur un bout de papier et sombra dans son canapé et ses délires, ses mots n'étaient que des syllabes hachés et mal prononcés, une soupe informe et inaudible....
Ziggy s'assit et étendit ses pieds sur la table basse , l'atmosphère , imprégnée d'un silence religieux, résonnait dans cette église-dépotoir sacrée, l'appartement où lui et Johnny avait eu tant d'étranges visions autrefois, dans le fond on reconnaissait vaguement un air d'Iggy Pop etZiggy regardait le profil meurtri de Johnny, marqué de ses bagarres dans les bars et excès en tout genre. Il remarquait sur une commode en ruine un laisse de billets, .peut être 20000 dollars..Le nez aquilin de Johnny et ses yeux pétillants lui donnait cet air élégant et sympathique, quoi qu'on dénotait un état second désormais permanent chez lui de par la lenteur de ses geste et l'inanité de ses paroles. Ziggy quitta la pièce , laissant Johnny nager dans son vomi de délire, chevauchant déjà de bien sauvages chevaux marrons.
Il fila du taudis, claqua la porte et dévala les escaliers quatre à quatre, sous le regard inquisiteur des sombres gardiens encapuchonnés. Il courut avec la furie d'un condamné à travers les rues et traversa la chaussée sans même regarder la couleur de feu, manqua de finir écrasé par une voiture qui se stoppa net devant lui, il éclata de rire, béat et cinglé, sous les yeux ébahis du conducteur ! Il fendit l'air claquant les pas comme des coups de feu, il courut à en cracher ses poumons, à en cracher son âme et à y laisser la peau, il manqua percuter plusieurs fois des passants mais peu importe ! C'est une lutte pour la vie, une lutte pour la mort ! Il se faufila entre les ruelles, passa dans les allées étroites, trébucha sur des poubelles et envoya valser ce qui ressemblait à une mallette, il engueula un lampadaire mal placé et piétina les restes d'un cornet au chocolat. Essoufflé,livide mais faussement placide, il se traînait à l'adresse indiquée, un immeuble en pleine banlieue,aux murs tagués et décolorés, il gravit les marches et frappa comme un damné à la porte, à tel point qu'une femme sortit pour lui demander s'il avait besoin d'aide.
« Non, tout va bien..vous en faites pas, j'ai oublié...je dois voir un ami... »
« -Ok...je ne sais pas qui vous êtes mais vous n'avez pas l'air bien, alors sois j'appelle les flics soit j'appelle une ambulance, mais dans tous les cas dégagez »
une femme, une horrible veille femme en robe de chambre blanche avec ses bigoudis mal mis et son visage cabossé pas tout à fait démaquillée..
-Eho, ouvrez , c'est moi , oh t'es pas là ?! Eheh mon pote est pas là désolé pour le bruit, vous pouvez rentrer je vais bien hein, c'est ok, tout es ok et encore désolé... »
La mégère braquait un œil sévère sur le pathétique Ziggy qui nageait en plein délire, pris d'une crise d'angoisse il suffoquait et manquait d'air. A travers la porte on pouvait entendre « putain j'arrive vous vengez pas sur s'te foutue porte en bois ! »
« Vous voyez il arrive éhéh, encore désolé hein, je voulais..lui faire une blague !
-Moué...Z'avez plus intérêt à venir traîner là sale camé !
-Ok ok..désolé... »L'angoisse se tarissait et Ziggy reprenait son souffle ; il avait évité le pire, du moins il le pensait. Ses crises semblaient s'intensifier, tant par leur nombre que par leur violence...Il se disait qu'il fallait mettre un terme à ça ou crever, mais pour l'instant ses pensées étaient dirigés vers une seule chose : ouvrir cette porte et trouver de quoi le soulager, calmer les tremblements, les nausées, les palpitations, les brûlures d'estomac et les douleurs.
Un jeune garçon coiffé d'un bonnet ouvrit, une cigarette pendant le long de sa bouche
« Putain Mr Popper ! »
Le cœur de Ziggy s'arrête, le silence l'écrasa encore plus fort que la honte et il sentit le sol se liquéfier. Ziggy crut rêver l'espace d'un instant, il pensait que le manque créait en lui un délire encore plus fort que lorsqu'il se droguait, que la lumière allait s' éteindre, l'immeuble s'écrouler et qu'il pourrait de nouveau s'endormir, la sueur glacée qui coulait le long de sa joue lui fit l'effet d'un couperet. Que faire ?! Courir , s'enfuir ?! Jouer le mort ?! Feindre de s'être trompé ?! Un rat ! Il était un rat en pleine vivisection avec lequel jouait d'horribles scientifiques ! Pas d'échappatoires !
« R...R...Re...?! « Toute la honte sépulcrale et immémoriale du monde sembla soudain l'accabler dans un silence tranchant, il vit sa vie se liquéfier et sa tête rouler sur le sol, il se serait bien enterré vivant sous des tonnes de terre et de poussière pour échapper au regard de l'autre, ce regard qui venait de l’assassiner par la violence et la stupéfaction de son jugement, et , dans les yeux de son accusateur il crut , l'espace d'un infime instant, à cheval sur le passé et le présent , le reconnaître, le monde se muait un brouillard informe mais dans son délire il voyait nettement ces grands yeux verts,il en était sûr !..... Et ce n'était qu'un pâle cadavre qui se tenait , vacillant, sur des jambes abîmées. Avec la furie d'un condamné à mort il dégringola les escaliers, sa tête heurtant durement le mur dans un bruit sourd, puis il envoya un grand coup de pied dans la porte de l'immeuble, le soleil incandescent brûla s pupille , il tomba et se releva en s' agrippant aux haies qui entouraient l'allée et courut aussi vite que sa fébrile santé le lui permit pour échapper à sa honte, à son ombre, garder encore intact les morceaux brisés de fierté qu'il conservait comme les derniers témoins d'une vie qui n'en était plus vraiment une.
Le lendemain après une âpre journée de cours il se rua chez Johnny Yen comme un robot au bord de l'implosion. Il gravit de nouveau les mêmes escaliers, subit les mêmes regards étrangers, heurta de nouveau ces murs troués imprégnés d'urine dans des cages d'escaliers aux couleurs désintégrés, il tambourina à cette même porte de métal, il tambourina si fort que la peau de ses phalanges explosa il sentit le froid et son odeur métallique se mêler à l'odeur et à la texture d'un sang noirâtre qui éclaboussait la porte.
« Ouvre putain ouvre ! Vite !
-Putain ! Allez entre !
-Ton visage ? Putain qu'est ce que t'as Johnny ?
-Ta gueule et rentre, et fais gaffe que personne t'aies suivi !
-hein, pourquoi on me suivrait ? » Il l’attrapa par le col et le jeta brusquement dans ce que Johnny appelait son salon, au milieu des odeurs de pizza moisies , d’alcools frelatés, de sang coagulé et de rêves enterrés.
« -Qu'est ce que j'ai, tu me demandes ce qu' j'ai ?! Tu te fous de moi ?!
-Non Johnny, non j'me fous pas de toi !
-Écoute.. »Il s'assit, passa une main pleine de cendres dans ses cheveux gras et en mauvais état et prit une grand bouffé d'air.
-Écoute, les gars avec qui on avait dealé..tu te souviens...Quand le môme s'est fait...
-Je sais oué...je m'en souviens, très bien d'ailleurs..tu sais, j'en fais toujours des cauchemars...
-Je suis désolé...c'était pas lui...c'était moi, je suis désolé..
-Non, arrête Johnny, on sait tous les deux ce qui s'est passé ! C'est moi qu'avait leur fric ! J'ai tout planqué mec ! J'avais pris ce blé pour démarrer une nouvelle vie j'te jure, je m'étais dit que j'te filerais la moitié, on serait allé ...j'sais pas, on serait allé.. Au Mexique tiens, ou en France, ah la France, la côte d'azur et les plages et les filles, on serait devenu des profs réglos, réglos, payées nos dettes, fini la galère !
-Quoi... ?! Qu'est ce que tu me chantes là ?!
-Oué Johnny, ce jour là c'est moi qui étais visé, pas toi, et encore moi ce pauvre gosse ! J'avais piqué leur blé Johnny ! Putain pardonne moi, puisse Dieu me pardonner, puisse ce gosse me pardonner un jour merde ! J'ai dépensé le fric en came ! Je suis rien, je suis trop faible tu comprends ? Pas de pardon pour nous ! » D’un ton solennel, presque religieux, Johnny ressemblait à un curé intoxiqué clownesque en robe de chambre.
«J'ai lu la bible de long en large mon vieux, et si je peux t'assurer un truc, c'est qu'à défaut d'exister Dieu veille sur nous, même nous, ses pires rejetons...Et que même s'il te pardonnera pas, il te foutra son pied au cul avec l'inscription « bon pour la deuxième chance ».
Ziggy se liquéfia et fondit en larmes, se jetant au sol, implorant le pardon de tous les Dieux et tous les Hommes du Monde. Johnny contemplait la scène, assis, magnanime , plein d'une morne pitié ,sur un divan déchiré, il avala sa salive, appuya ses mains sur ses cuisses pour aider sa fine carcasse à se relever, passa sa main sur son front, essuyant d'imaginaires gouttes de sueur, tâtant un nez recouvert d'un pansement sale et ensanglanté et lui dit avec une voix sombre et divine :
« Mais je sais tout ça...je le sais depuis tout le premier jour Ziggy, je l'ai toujours su mais je t'ai jamais rien dit.
-Pourquoi ? Comment ? Pourquoi tu m'as pas buté, pourquoi t'as pas pris le fric, pourquoi ?!
-t'es comme mon frère Ziggy... Je pouvais pas te laisser tomber, mais je pouvais pas non plus supporter de te voir te tuer à p'tit feu comme ça, mais j'tai laissé continuer, j'ai été faible moi aussi, et j'ai jamais rien dit, j'pensais qu'après ça t'arrêterais tes conneries, qu'avec le peu de jugeote qui te restait t'allais te barrer et redémarrer ta vie, moi je me foutais du fric, j'en voulais rien , ça fait longtemps que j'veux plus rien.
-Et on est censé agir comment ?
Ziggy, ces gars vont venir, ils vont nous retrouver, et vont nous exploser la cervelle pour de bon, ma gueule c'est un avertissement, ils m'ont choppé dans une ruelle et m'ont laissé avec ce foutu mot « 1 semaine », j'ai qu'une foutue semaine pour trouver le blé..;mais je vais décamper, bien loin de ce merdier...et tu devrais m'imiter...
-Quoi ? Comme ça ? O...Ok ..mais aller où ?
j'en sais rien Ziggy, loin d'ici, le plus loin possible en fait, j aimerais me semer pour de bon, mais ça...Écoute, ils vont nous foutre la paix un temps, j'leur ai dit , pour le fric, d'aller voir le p'tit con chez qui j'tai envoyé hier, juste le temps de filer en douce pendant qu'ils s'occupent de lui»
Mémoire et lucidité assénèrent alors un violent coup sur son crâne ! Le môme qui lui a ouvert hier ! Aucun doute, maintenant que ses esprits revenaient et que le puzzle de sa conscience se reconstruisait... Il enfonça sa tête dans des mains en charpie et fit mine de prier, son regard cherchant éperdument une lumière dans ce lugubre taudis.
-Tu leur as dit quoi sur le môme ?
-Qu'il avait du fric qu'il me devait, et c'est la vérité..Pourquoi ? Au fait il t'a filé ce que tu cherchais ?
-CE môme, c'est quoi son nom ?
-je sais plus...
-Concentre toi Johnny j'en ai besoin !
-j'en sais rien merde..Rinto..Rento..Renta...
-Renton ? Est-ce que c'est Renton ?! Putain me dis pas qu'il s'appelle Renton ?!
-Tu connais ce merdeux ?
-c'est un de mes élèves Johnny ! Putain..le petit con..j'aurais du m'en douter...Ils viendront quand chez lui ?
-j'en sais rien..... »
La pâle visage de Johnny Yen se vida du peu de sang qu'il contenait encore, même lui se décomposait, horrifié à l’idée qu'il venait de condamner, non pas un vulgaire dealer juvénile, mais la seule lueur d'espoir à laquelle Ziggy se raccrochait ; il resta un long moment assis, à chercher dans les yeux de Ziggy un sursaut d'espoir, une miette de pardon, un débris de lucidité, n'importe quoi pourvu que ce soit de la vie !
« -Écoute, une semaine, ça nous laisse le temps de trouver le blé Johnny, on vendra le reste de la came et on leur filera ce qu'on leur doit !
-Ahahah !
-La came ?
-plus rien
-le blé
-j'le cherche encore
-le délai ?
-trop court ?
-le môme ?
-dans le pétrin.
-nous ?
-moi j'me tire toi chais pas !
-et la vie ?
-nous a bien baisé !
-la rage ! La rage Johnny elle est où cette foutue rage de vivre, nos rêves ils sont où bordel ?! Tu devais redevenir un prof stable et admiré merde ! Elle est où la Rage de vivre ?
-comme le marlin vieux..comme le marlin...et nous on finira pas à dormir dans un hamac au soleil ma poule....
-hein ? L' mar quoi ?
-Bouffé par d'autres poissons, plus gros que lui, le marlin du vieil homme, hop, disparu avant de pouvoir en profiter ! J'me tire, j'suis désolé pour ton élève, mais j'étais au pied du mur ! J'savais pas vieux ! Ils m'auraient buté ces gars ! J'suis désolé...Lui ou moi, lui ou nous, lui ou toi, trop tard, ils vont le zigouiller...Ah putain, j'embarque mes affaires et j'me tire, tu peux rester là mais j'te préviens, ils vont débarquer ici, c'est sur , tu d'vrais t'arracher !
-Je peux encore l'aider, j'peux pas le laisser !
-Faut choisir ! la vie c'est rien qu'une suite d choix foireux...Faut choisir, choisir d'aider le môme, choisir de te barrer, choisir de recommencer, choisir de te racheter, choisir d'arrêter les conneries, choisir d'arrêter de dormir dans ton vomi, choisir la folie, choisir de plus vivre comme un débris, choisir la vie. J'ai 1500 Dollars pour toi, tu prends ça et tu te barres, on se revoit plus jamais et ces gars nous oublient, si tant est qu'ils puissent oublier 70 000 dollars et autant en drogues... et ce môme sera retrouvé par les flics, un p'tit dealer rattrapé par les gros bonnets ! mais si toi tu replonges dans cette merde, ils te retrouveront, et te rateront pas cette fois !
-Écoute, toi et moi c'est p'têtre foutu , mais ce môme j'peux la laisser tomber comme ça. J'ai besoin de toi pour m'aider, juste une dernière fois ! le fric j'te le laisserai , à toi et au môme, il pourra arrêter ses conneries et toi te casser au Mexique, moi je les laisserais me zigouiller, j'men secoue, j'ai peut-être pas droit à une seconde chance mais Renton si !
-Tssss.....Quelle idée de me lier avec des potes aussi cons ! Combien le train que nous avons raté me semble désormais lassant, insipide, banal et stérile ! «
Ziggy et Johnny se ruèrent chez Renton en furie, encore en peignoir Johnny glissa et dégringola les deux étages la tête la première, marquant le mur d'une tâche couleur écarlate aux formes de son crâne, il se releva sans souci et sans douleurs, morphine aide, et les deux fantômes continuèrent leur course contre la montre pour arriver chez Renton avant des invités autrement plus hostiles. Ensanglanté et à demi-nu Johnny se traînait péniblement derrière l'allure effrénée d'un Ziggy survolté auquel il manquait une chaussure, celle-ci ayant volé lors de sa bousculade avec un lampadaire au deuxième pâté de maison ,et avait fini sa course sur la pare-brise d'une splendide voiture de sport rouge arrêté à un feu rouge, déclenchant l'hilarité des deux compères !
Ziggy pénétra l'immeuble, sauta les marches quatre à quatre et enfonça la porte une rage inouïe , y laissant une clavicule mais la porte refusant de s'ouvrir, Johnny suivait, haletant et cadavérique, son peignoir rose tâché d'huile et de sang et ses pieds meurtris par le bitume. Il cogna la porte comme un damné. Renton ouvrit et Ziggy se propulsa à l'intérieur sous les yeux ébahis de Renton, Johnny suivit , mouton boiteux, avant de s'effondrer dans le vestibule en gémissant.
« Wohhh ! Mr. Popper ! C'est quoi ce bordel ! Johnny ?! Putain c'est quoi ce merdier faites quoi là ? Pourquoi z'êtes plein de sang, ?! Vous vous êtes battus ?!
-Ouep mon p'tit ! Battu pour la vie ! Écoute, on doit se barrer, se barrer vite fait, bien fait, des mecs pas cool arrivent et ils plaisantent pas !
-Quoi ?!
-Tu dois du blé à Johnny et Johnny doit du blé à des gusses enragés, donc ces gusses enragés veulent te retrouver !
-Désolé p'tit gars, dit le cadavre de Johnny gisant au milieu de la pièce, rampant vers ses deux acolytes,j'avais pas le choix !
-Putain enflure ! Et en plus...Putain c'était vous la dernière fois ?! A ma porte ?!
-Oui, enfin ce qu'il restait de moi ...Bref il te reste quoi ?
-Quoi Quoi ?
-Comme daube ?
-Bah.., Rétaline, Méthadone, Crack, une feuille ou deux d'herbe, de l'Oxycodone et de la Javel.
-Javel ?!
-Oué j'ai réussi vendre ça à un gars un jour en le faisant passer pour une drogue expérimentale...
-Bien joué p'tit ! dit Johnny dans un sursaut de vie.
-t'as de quoi défoncer une armée entière, alors on va se tirer et tu vas laisser ça là !
-Quoi ?! Me tirer ?! Mec ma daronne est à l'hosto et c'est pas vous bandes de foutus camés qui allez payer ses soins ! Enfin si....en fait c'est vous d'une certaine manière !
-mais putain depuis quand tu deales ! J'tavais dit d'pas déconner pourtant Renton !
-Eh z'avez ps de leçon à me donner hein !
-Mais ta mère...je croyais qu'elle travaillait...
-A l’hôpital oué...mais elle y bosse pas vraiment...Elle y vit... en attendant les soins.
-Merde..je..je savais pas...mais ?
-Aucune aide, pas l’État qui prendrait les frais en charge, puis faut bien se démerder hein ! C'est un pays libre, vous le dites tout le temps en cours !
-Désolé d'interrompre votre candide séance émotion mais dois-je vous rappeler que des dealers chevronnés en quête des 70.000 dollars que nous -toi compris Renton désormais- leur devons sous quelque jour ? Dit Johnny, se raclant la gorge après avoir avalé ce qui ressemblait à un fond de whisky ou de javel qui reposait au fond d'un verre poussiéreux.
-Y a qu'à vendre tout ça !
-Quoi ? Z'êtes encore plus cinglé que j'pensais, mais moi je m'en fous de votre merdier, pourquoi ils me feraient chier, z'êtes vraiment des ordures de m'avoir balancé ! !
-Eh Renton ! Johnny savait pas que t'étais mon élève, et on a merdé dans le passé, mais ça s'est le passé, même s'il revient frapper à notre foutue porte..mais on va s'en sortir, on va vendre ça et on en tirera assez pour se tirer.....ou espérer amasser suffisamment d'argent pour qu'ils nous foutent la paix s'ils nous retrouvent ! Je suis vraiment désolé Renton ! Tout va s'arranger, j'ai un plan tu vas voir, j'ai un plan !
-Mec tu comprends rien, ils veulent pas de ton fric, ils veulent te descendre ! Ils savent qu'il n'y aura rien à tirer de nos carcasses, ils veulent juste les voir brûler, leur fric ils l'ont presque oublié depuis!
-Johnny a raison, alors écoutez, vendez votre merde et dites leur de me foutre la paix !
-Impossible, ces gars sont têtus, en plus d'avoir un sacré penchant pour la violence....
-File moi ça, on va tout arranger, pour de bon cette fois, c'est où ?
-Les deux sacs de sport rouges là.
-Ok, j'ai une idée.
-Johnny prends en un, Renton et moi on vendra l'autre.
-En une semaine ?
-Faudra bien ! »