La rentrée

Olivier Verdy

Les années 30. Le gouvernement élu a mis en place ses premières réformes. Les nouvelles mesures préférentielles sont présentées lors de la réunion parents professeurs.


- Messieurs, mesdames, si vous voulez bien vous assoir, nous allons commencer. Il reste des places vides devant plutôt que vous agglutiner dans le fond de la pièce. N'hésitez pas. On y va. Bonjour ou bonsoir plutôt, je suis madame Mignonnet, je suis professeur d'histoire go et je serai la professeure principale de la 6e C cette année. Merci d'être venus à cette première rencontre parents-professeurs de l'année. C'est une marche importante pour vos enfants que d'entrer en classe de sixième et un changement radical avec l'école primaire ! Mais ne soyez pas déjà inquiets, vous et nous allons tout faire pour que cela se passe le mieux possible. Cette réunion va se dérouler de la façon suivante. Tout d'abord, je vais vous présenter l'équipe pédagogique et les professeurs présents détailleront un peu plus leurs cours. Ensuite, nous pourrons les libérer pour qu'ils aillent se présenter dans les autres classes et je vous présenterai les nouvelles règles mises en place cette année et l'organisation de la classe. Quand vous avez une question, faites-moi un petit signe afin d'éviter le brouhaha. Enfin, nous nous diviserons en 2 groupes pour parler des enseignements spécifiques de vos enfants. Est-ce que cela vous convient ? Merci.


Septembre 2030. La première rentrée depuis la réforme. Et ce, malgré les protestations et les grèves du printemps. Le corps professoral, les lycéens et beaucoup de parents se sont mobilisés afin de tenter de contrecarrer ce changement jugé discriminatoire et perçu comme un retour en arrière effarant. Mais le désormais célèbre article 49.3 est passé par là, accompagné par une répression quelque peu virulente : Il est officiellement toléré que les forces de l'ordre fassent usage de leurs armes quand ils se sentent un tant soit peu menacés. Et il faut bien admettre que des lycéens brandissant des pancartes sont exagérément inquiétants et qu'il convient de se défendre avec un panel d'outils dignes d'un armaphiliste chevronné. Fini de maintenir un semblant d'enseignement pour tous gratuit, il a fallu néanmoins trouver des solutions et cette phase 1 vise à optimiser la gestion financière et prioritaire des enseignements en fonction de critères sociaux, genrés et nationaux. En clair, l'éducation nationale se meut petit à petit vers un modèle plus élitiste, proche des idées parties par le gouvernement en place. Fidèle à sa méthode, le tout a été vendu sur fond d'augmentation de budgets pour l'éducation des petits Français et d'amélioration de la sécurité dans les établissements scolaires.


- Comme vous l'ont détaillé les professeurs de sciences, les enseignements fondamentaux restent en partie communs cette année. Il est prévu que cela change bientôt. Le ministère y travaille et il y a fort à parier que l'année prochaine sera différente, nous avons aussi essayé de regrouper ces cours sur une même journée quand cela est possible afin de limiter les interactions. En résumé, les mardis et mercredis, les cours de mathématiques, sciences physiques, SVT et Art plastiques sont assurés dans la partie commune de bâtiments. Les cours de français, d'histoire, de géographie, langues et sports sont maintenant divisés en deux cours : 1 pour les nationaux et 1 pour les étrangers ou assimilés. Oui, monsieur, vous avez une question ?

- Pourquoi le sport est-il divisé en 2 groupes ? j'ai du mal à comprendre

- Bonne question. La directive ministérielle indique qu'il est nécessaire d'une part de promouvoir et développer le sentiment de cohésion nationale à travers le sport et qu'il est donc nécessaire d'obtenir dès le plus jeune âge une adhésion forte à nos valeurs. Mélanger les Français avec d'autres enfants pourrait conduire à mettre en danger cet objectif. D'autre part, le mélange nécessiterait sans doute des vestiaires différents, ce qui est difficilement envisageable. Les autres cours seront donc divisés à partir de cette rentrée en 2 enseignements distincts avec des programmes différents. Nous aurons d'un côté les cours de français, histoire, géographie et langue pour nationaux et d'un autre côté la version pour étrangers et assimilés. Cela s'appliquera aux journées des lundis, jeudi et vendredi. Les cours pour nationaux sont dans la partie principale du bâtiment, les autres cours se tenant dans l'aile gauche et le préfabriqué. Une nouvelle entrée est en train d'être construite afin que vos enfants puissent accéder directement à cette partie sans devoir faire le tour par les parties communes. Madame ?

- C'est étrange, les enfants vont être séparés et tous les parents sont dans la même salle.

- C'est vrai, je vous l'accorde. Nous avons un peu été pris au dépourvu et puis il s'agit de la première rentrée avec cette nouvelle organisation. La transition vers la préférence nationale est démarrée et il y a encore pas mal d'ajustements à faire. Cela dit, c'est pour cela que nous avons prévu ensuite de nous séparer en 2 groupes par la suite. Je pense pouvoir dire que la prochaine fois, nous serons mieux préparés et qu'il y aura deux réunions différentes.

- Et pourquoi n'avez pas directement créé des classes différentes, ce serait plus simple, non ?

- Je ne saurais répondre à cette question. Ce sont les directives envoyées par le ministère. Nous recevons beaucoup d'informations depuis quelques semaines et nous avons dû un peu en urgence modifier nos plans. Je pense que d'ici quelque temps tout cela va s'estomper et que peut-être, les classes évolueront ; je ne peux pas vous en dire plus actuellement.

- Est-ce que les 2 groupes de la classe ont les mêmes professeurs ? Comment sont-ils notés ?

- Alors, c'est effectivement un sujet. Non, les professeurs sont différents afin de pouvoir gérer les contraintes d'emploi du temps. Et puis, il a été pris en compte le fait que les nationaux devaient bénéficier de professeurs expérimentés. Des enseignants tout aussi compétents, mais plus jeunes ou moins expérimentés assureront les cours des étrangers et assimilés. D'autre part, les objectifs et le contenu de cours étant différents, il y aura deux systèmes de notation et donc 2 groupes. Le groupe F des Français et le groupe A des Autres. On ne peut pas comparer un cours de français en tant que langue vivante et un cours de français pour nationaux.

- Madame, on nous a mis dans le groupe étrangers et assimilés alors que nous sommes Français, comment fait-on pour changer ?

- C'est un sujet délicat. Ce n'est pas nous au niveau du collège qui avons la main sur cette classification. Comment ça se passe ? Quand vous inscrirez votre enfant, nous avons demandé des justificatifs et autres papiers qui indiquent votre nationalité et vos ascendants. Tout cela est transmis au rectorat, nous recevons en retour les affectations de vos enfants. Les étrangers sont facilement identifiables ; pour les autres, il y a un ensemble de règles que nous ne maîtrisons pas. Je sais que c'est lié à la nationalité des parents, voire à celle des grands-parents et au degré d'intégration dans la société française. Si vous n'êtes pas en phase avec le choix effectué, je vous engage à contacter le rectorat ; il y a un formulaire sur leur site.

- Si je comprends bien, nos enfants vont être séparés la plupart du temps ?

- C'est une façon de voir les choses. On peut aussi le voir dans l'autre sens. Ils vont et ensemble la plupart du temps. Par ensemble, on entend ce qui nous unit, entre Français, nous serons plus ensemble que jamais. C'est un progrès énorme que de pouvoir enfin reconstruire cette cohésion nationale. Et puis, cela permet, de plus, de réorganiser l'aspect financier de l'éducation nationale. Vous savez que depuis de nombreuses années, les gens se plaignaient que l'éducation nationale n'avait pas assez d'argent pour fournir un enseignement de qualité à la hauteur d'autres pays ; en consacrant plus de temps et d'argent au développement des jeunes, nous offrons maintenant un service de qualité qui permettra bientôt à la France de rayonner à nouveau.

- N'empêche que nos gamins vont être séparés de leurs copains pendant la journée ! Et comment ça se passe à la cantine ?

- Alors je me permets de rectifier. Vos enfants seront ensemble pendant les cours communs et on a justement réussi en si peu de temps à mettre en place les directives conformément aux engagements pris par le gouvernement, élu si je peux ajouter. Pour la cantine, afin de garantir la sécurité et d'éviter les débordements, les services sont séparés. Les étrangers et assimilés mangeront plutôt vers 13 h, une fois le groupe français reparti en cours. Pour les intercours du matin et de l'après-midi, deux espaces sont disponibles. Vous pourrez être sûr que vos enfants sont en sécurité dans leur cocon et qu'ils ne risquent pas d'être agressés par des membres de l'autre groupe. De plus, cela renforce l'unité voulue par notre ministère. Vos enfants pourront toujours, s'ils le désirent, fréquenter quelqu'un de l'autre groupe en dehors du collège.

- Vous avez parlé tout à l'heure de première étape, on en sait déjà plus sur la suite ?

- Je ne m'avancerai pas sur ce terrain qui est encore assez nouveau pour nous. Ce que je peux vous dire, c'est que les personnes qui ont étudié le système scolaire se sont rendu compte que tous les enfants n'ont pas les mêmes prédispositions et que l'environnement pourrait en partie expliquer les ressauts. Afin de rendre notre pays plus compétitif, un des points possibles serait de fournir un système encore plus personnalisé aux élèves suivant leur potentiel. Les facteurs les plus différenciants tels que le genre ou le quotient familial pourraient alors être utilisés. Si vous n'avez plus de questions, je vous propose de nous séparer, les parents dont je vais donner les noms sont appelés à me suivre dans une autre salle ou nous allons poursuivre sur les moyens éducatifs mis en place pour aider vos enfants. Ici, vous aurez une présentation des règles à suivre dans le cadre de l'éducation de vos enfants. Les agents de sécurité sont présents et pourront répondre à vos questions.


18 h 30. Le groupe français se lève et quitte la pièce en silence. Même les chaises se sont tues et n'ont osé grincer. Ne reste dans la classe qu'une douzaine de parents désabusés. Deux classes en une. Deux groupes distincts. Un avenir encore plus sombre pour leurs enfants. Et quelles seront les prochaines étapes ? Un signe distinctif ? Dans l'autre salle, deux fois plus de gens. Et pourtant, le même silence. Très peu de parents ont l'air réjouis. La plupart sont inquiets, en colère ou désabusés. Que faire ? Se taire et subir ? Se révolter ? Ce n'est pas ce qui était convenu, ce n'était pas le deal. Et pourtant, certains ont voté en 2027.


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