La résonance du ciel

wendy

La résonance du ciel

 

 

 

 

 

Shizuku. Une ville coupée du monde. Un autre univers où les couleurs semblent ternies par cet interminable déluge. Une averse qui crible sans cesse le goudron gris. Couleur identique aux draps brumeux qui surplombent tout ceux qui ont osés se noyer ici, entre les ruelles inondées et les parcs submergés, sous la pluie incessante du monde de béton qui nous emprisonne.

Aujourd'hui était une des ces journées ennuyeuses que j'avais connu depuis les six mois que j'avais passé dans cette maudite ville. Le temps donnait l'impression de s'allonger lorsque je tentais vainement d'écouter ce que le professeur marmonnait, lassé de repasser en boucle le même disque depuis des années, surtout qu'il était difficile d'entendre quoi que ce fût avec les gouttes furieuses qui tambourinaient contre la vitre. Aucun club du lycée n’avait été susceptible de me distraire, de plus qu'il était impossible de pratiquer un sport dehors, à cause de la pluie. Nous, élèves condamnés dans ce lycée pour trois ans, si nous avions du mal à suivre en cours, nous n'attendions pas non plus - je dirai même que ce fut ce que nous redoutions le plus chaque soir - la dernière sonnerie : celle qui annonçait justement la fin des cours. Elle signifiait pour tous les élèves une longue traversée sous l'averse qui nous attendait, impatiente et sadique, tous les jours à la même heure. Il aurait été intéressant de filmer, rien qu'une fois, le lycée à cinq heures, moment où nous sortions notre énième parapluie - pensez bien qu'il avait fallu en changer souvent - pour les plus gâtés d'entre nous, car dans le pire des cas c'était avec le cartable sur la tête que nous chargions dans les rues pour atteindre le plus rapidement possible notre chère maison.

Pour en revenir à ce avec quoi j'avais débuté mon récit, cette journée était un aussi simple que rapide copier coller de la journée d'avant, qui elle-même était une parfaite copie de celle qui la précédait, et ainsi de suite, jusqu'à la création tordue de cette ville, j'imaginai, et c'était même si ce n'était pas la création du monde. Un parfum de crevante banalité vaporisait tous les bâtiments, toutes les places, toutes les personnes, tous les moindres recoins de Shizuku.

Et pourtant, j'eus la sensation qu'en passant dans cette ruelle une fragrance un peu différente flottait dans l'air.

J'étais sorti de l'école en vitesse, comme tous les soirs à cinq heures, mon cartable protégeant ma tête, et regagnais mon appartement alors qu'un orage qui se voulait effrayant grondait au-dessus de nos têtes. Les rues étaient bondées malgré le temps pire que d'habitude ; je me permis de bousculer les passants puisqu'ils faisaient de même. Les quelques abris où j'aurais pu m'attarder me firent soupirer de déception : des hommes se compressaient et se poussaient pour le peu de place qu'il y avait. Je continuais mon chemin en éclaboussant mes vêtements trempés de sueur et d'eau de pluie. Alors que je commençais à m'habituer à cette vie fatigante, un obstacle me barra la route, je ne pus m'empêcher de pousser un cri, excédé, qui se perdit dans le brouhaha. Je n'en avais jamais vu auparavant dans cette ville, mais il fallait qu'on fasse des travaux qui prenaient toute la place qui faisait partie de mon trajet, évidemment pile à ce moment-là. J'avouais qu'ils avaient un sacré courage pour travailler sous cette pluie, à tenter de construire je ne sus quoi, car je me dépêchai de scruter un autre passage des yeux. Finalement, tout ce que je trouvai de mieux fut la ruelle de la mort qui me conduirait, j'espère, le plus rapidement chez moi, les autres chemins me faisant effectuer un sacré détour, et également car personne ne passait dans ce parcours périlleux et étroit, et je compris vite pourquoi.

C'était le genre de ruelle sans vie qu'il fallait grimper sans glisser, entièrement inondée par un courant assez puissant. En réalité, je ne savais absolument pas où elle menait, mais je ne pouvais faire autrement. Je courais, exténué, et cette question que je me posai tous les jours sembla hurler dans ma tête : pourquoi j'avais déménagé ici ?!

Je finis par m'arrêter à bout de souffle, mains sur les genoux, haletant comme jamais, seul au milieu de la pluie bruyante qui martelait les dalles de pierre impossibles à distinguer, vu la rivière qui les troublait. Je ressentis l'horrible sentiment d'avoir atterri dans un monde parallèle.

Je rouvris les yeux après avoir rattrapé une respiration comparable à la normale. La surprise se plaqua à mon visage mouillé. La pluie s'était apaisée en quelques secondes. Les gouttes étaient bien moins violentes quand elles éclaboussaient le sol, et même en levant la tête je remarquai un ciel moins sombre, bien que toujours gris. Je comptai reprendre ma route...

Quand un bruit anormal me paralysa sur place. Ma respiration s'arrêta un instant. Ce son résonnait en moi comme un coup de gong. Je fixai la brume au fond de la ruelle, tandis que mes cheveux se gorgeaient d'eau tout en s'égouttant. La même note retentit derechef. Je crus vaciller en arrière, mais un pied tapa le sol pour rattraper mon corps. Ce fut comme si le temps venait de s'arrêter brusquement, qu'il s'était remis en route, et puis qu'il avait de nouveau stoppé son cours. J'entendis mon coeur battre, enfin. Je pivotai sur moi-même par la crainte que quelque chose me poursuive, mais que pouvait-il y avoir dans cette ruelle abandonnée ?

J'estimai avoir imaginé cette musique furtive, la pluie devait avoir tapé trop fort sur mon crâne. Je repris ma marche au même rythme que les gouttes qui jouaient avant d'éclater, au même rythme que la musique qui éclaboussaient mes oreilles. Cette fois-ci je continuais de courir, et plus j'avançais en cet endroit gris et étroit, plus le son augmentait. Je ne pouvais reconnaître la musique, ni l'instrument qui la provoquait ; à vrai dire je n'avais jamais eu de goût dans cette branche mais je sentais que mon coeur battait au même tempo.

Un toit bienveillant me fit signe, au loin, flou à cause du brouillard, je courus à sa rencontre, et l'atteignis. L'averse était revenue à son niveau le plus violent, je décidai de rester un moment sous ce toit de bois en espérant que mes parents ne s'inquiétaient pas trop pour moi. Les notes reprirent de plus belle, mon coeur fit un bond. Elles semblaient éclore juste au-dessus de mes yeux, que je levai sur le petit toit triangulaire, collé au mur sur lequel je m'appuyai et changé en fontaine. Le morceau fluide et entraînant bercèrent mes oreilles, la pluie sembla avoir cessé d'exister. Les gouttes étaient devenues les notes. Je serrai mon sac contre mon torse, yeux fermés, trempés jusqu'au os, mais étrangement serein.

Quand soudain mon corps et mes vêtements alourdis par l'eau chutèrent en arrière. Un éclat d'adrénaline m'effraya, j'atterris sur la matière dure qu'était le sol. Cependant, mes yeux rouverts par le choc semblaient avoir mystérieusement disparu. Il fallu que mon torse se redresse pour me rassurer : je n'étais pas aveugle, c'était simplement une vieille porte en bois fissurée qui s'était écroulée sous mon poids. De peur que le toit invisible tant il faisait sombre ne s'écroule à son tour, je me dépêchai de regagner la rue.

Mais une nouvelle mélodie venait de s'installer et mon cerveau eut un déclic. Mon regard se précipita dans la pièce totalement noire. Le son me parvenait aux oreilles si nettement, à coup sûr cela venait de ce bâtiment. Sans hésiter, je m'aventurai dans le néant.

Je voyais difficilement mes pieds, le son constituait le bâtiment, il formait l'air que je peinais à respirer. La musique m'enveloppait, attirante et mystérieuse.

Un éclair surgit.

Le son s'était amplifié.

Ma mémoire visuelle reformait l'éclat fugitif qui édifiait la pièce. Mon cerveau modélisa vaguement cette sorte de vieux garage entièrement vide, cependant il me fit remarquer une absence de clarté de forme rectangulaire, près d'un coin du mur. Je m'avançais alors vers celui-ci, intrigué par ce manque de lumière, mon cartable à la main, aussi trempé que mes habits qui traînaient sur le sol, laissant un filet d'eau sur leur passage.

Mon pied cogna une matière solide. Mon bras se leva dans le noir, mais ma main n'effleura rien du bout de ses doigts. Il y avait encore une partie vide devant moi, un trou dans le mur. En levant la jambe, je compris que j'avais heurté une marche. Et il y en avait d’autres justes après celle-là. Un escalier que j'escaladai lentement dans un univers inconnu m'étouffa tandis que les notes s'accentuaient, me compressant de plus en plus dans ce couloir étroit. Je ne pouvais revenir en arrière, la lumière avait totalement disparu. Mon coeur battait à tout rompre, je sentais les gouttes qui tombaient de mon visage, ensuite elles se perdaient dans le vide. Je ne pensais à rien, la musique détruisait mes pensées diverses et accompagnaient l'effroi dans un élan d'euphorie. Mes pieds ne s'arrêtaient jamais, ma main gauche frôlait le mur de pierre. Si elle l'avait lâché, j'aurais cru être mort pour de bon car ce toucher me ramenait sur terre. Mon souffle s'effaçait dans cet interminable escalier. Mon corps fut comme inhabité dans cet espace infini. Non, en réalité, mon corps était devenu cette immensité qu'on avait oubliée de prédéfinir. Cette partie de l'univers n'était pas encore terminée, la modélisation du monde s'arrêtait au garage. Après, il n'y avait plus rien.

Je m'arrêtai.

Je redécouvris l'existence de ma tête quand elle heurta un mur. Je pressai ma main contre mon nez à cause de la douleur, puis cherchai de mes doigts une continuité au couloir. Le solide persistait, alors je trouvai un autre moyen d'ouvrir une nouvelle voie : une poignée. Ma main resta un instant bloquée dessus, j'allais peut-être découvrir le mystère de la musique qui n'avait cessée depuis lors derrière cette porte. Je sentis mon corps trembler au moment où j'abaissai la poignée et poussai l'entrée d'une zone inconnue.

Une intense rafale mélodique s'abattit sur moi, je m'accrochai vainement à l'angle du mur, repoussé en arrière. Les notes assourdissantes produisaient un vacarme que mon esprit prit pour une menace, mon coeur était sur le point d'éclater, mes paupières se pressaient fermement à cause du souffle vombrissant, je me sentais partir. La puissance monstrueuse transforma la mélodie d'autrefois en une avalanche de sons s'entassant les uns sur les autres avec fracas, dont je ne percevais que d'effroyables détonations.

Je niais totalement le fait de vouloir m'enfuir à toutes jambes.

Mon esprit devait impérativement résister à cette onde de choc si je désirais en savoir plus sur ce vacarme. Avant de me questionner sur la possibilité à ce que je sois toujours dans le monde réel, je me décidai à aller à la rencontre de celui ou celle qui produisait un tel tapage. Je me mis à clamer.

Malheureusement, mon appel fondit instantanément dans le brouhaha. Je recommençais plusieurs tentatives, en vain. Alors je tentai de m'avancer, yeux fermés et couverts par mon bras droit qui soulevait mon cartable sur le point de s'envoler. Je gagnais du terrain à contre-courant, m'accroupissant petit à petit, pour finir au sol, à ramper sans jamais lâcher mon cartable. Je sentais le tissu de mes habits prêt à se déchirer tant le vent les emportaient en arrière. Cependant la détermination déchiquetait la peur, et les morceaux s'envolèrent pour éclater contre le mur de pierre derrière moi.

Ma main libre toucha une forme de bâton qu'elle n'hésita pas à agripper. Je restai ainsi quelques secondes, serrant le poteau, essoufflé, alors que la rafale de notes continuait toujours. Mon corps était à bout de force, j'allais lâcher prise, je ne pouvais plus avancer, j'étais trop proche du boucan qui détruisait mes tympans. Je me décidai à utiliser le peu de force qu'il me restait dans ce que je n'avais pas encore utilisé. Je respirai tout l'air que je pus et libérai un hurlement de mes cordes vocales :

- ARRÊTE !!

Une coupure.

Plus un bruissement.

Mon coeur sembla s'être arrêté de battre.

Ma respiration avait cessée également.

Etais-je devenu subitement sourd ?

J'ouvris les yeux. Ils eurent un mal horrible à retrouver une vue normale, tant l'image qu'ils affichaient était floue. La lumière, la vraie, s'étalait sur un sol dur et poussiéreux. Ma main lâcha ce qui me parut être le pied d'une chaise en levant la tête. Le monde venait de réapparaître en silence. Ce fut le calme plat.

Mon rythme cardiaque se remit en route, tout comme mon souffle.

Une silhouette noire à faibles reflets ternes causés par la lueur d'une baie vitrée me poussa à me redresser. Telle une statue de pierre, elle resta immobile. Ses mains crispées au-dessus d'un clavier avaient l'air d'attendre le retour du temps inanimé. Elle était assise devant un piano sombre, duquel les touches blanches contrastaient légèrement des noires. Je fus contaminée par son état statique, jusqu'à ce qu'une voix féminine me parvienne aux oreilles :

- Qu'est-ce que tu veux ?

Bien qu'un ton agressif, je pris cela comme une douce mélodie, comparée au vacarme précédent. J'en oubliai qu'on m'avait posé une question à laquelle je devais une réponse, alors elle poursuivit sur la même intonation :

- Tu ferais mieux de partir d'ici.

Son regard planait dans le vide. Ses doigt s'apprêtèrent à appuyer sur le clavier de son instrument quand je l'arrêtai en agitant les bras, craintif :

- Heu... Attends !

Ses mains s'arrêtèrent en chemin. Elle attendit une explication que je ne fus capable de donner.

- Que... Qu'est-ce que tu fais ici, toute seule dans le noir ? improvisais-je.

- Ce ne sont pas tes affaires, balança-t-elle sèchement.

- C'est vrai mais... Tu devrais rentrer chez toi, non ? Je ne pense pas que cet endroit soit très fréquentable...

- C'est ici, chez moi.

Je glissai un petit "Ah..." avant de me frotter d'une main le derrière de mon crâne, l'air incompréhensif. Que m'arrivait-il ? J'avais l'impression que la rafale de tout à l'heure était irréelle, de plus que la fille froide devant moi n'avait pas l'air de l'avoir remarquée. Etait-ce possible que ce soit elle qui l'ait engendrée sans qu'elle s'en aperçoive ? Et puis, en observant minutieusement la pièce, je ne voyais qu'un vieux bâtiment sans éclairage, sale. Le seul élément qui aurait pu être crédible si l'on avait été sourd était ce piano au centre de la pièce. Quant à l'élément qui n'avait rien à faire là, c'était sûrement cette fille, et elle m'affirmait que cet endroit était sa maison.

Excusez-moi mais... N'y avait-il pas quelque chose d'illogique ?

Ses doigts souples à quelques millimètres des touches écarlates m'inspirèrent de l'angoisse, mon corps ne put m'empêcher de repousser ses mains pâles hors du clavier. Ce geste déplacé mit la fille hors d'elle.

- Qu'est-ce qui te prend ?!

Elle s'était levé de son tabouret en le faisant grincer sur le plancher abîmé. Sa main s'agitait dans l'air, salie par la mienne. Ma conscience réapparut enfin après une période hallucinatoire :

- Arrête de dire n'importe quoi. Tu ne peux pas habiter ici, il n'y a même pas de lumière. Je n'y crois pas une seule seconde.

- J'en ai rien à faire que tu me crois ou pas ! Va t'en d'ici !

- Allez, sois raisonnable. Tes parents vont s'inquiéter...

- LA FERME !!

Silencieusement, des larmes fondaient dans l'obscurité. A vrai dire, je ne connaissais absolument pas la raison qui me poussait à lui dire cela alors que je venais de la rencontrer, mais quelque chose me dictait de le faire. Je ne pouvais pas la laisser seule ici, je me serais senti coupable de ce crime.

Tête baissée, poings fermés, droite comme un piquet, la fille colérique pleurait sans bruit.

Bon sang, qu'est-ce que j'avais fait ?

Je me décidai à m'excuser pour je ne savais trop quelle faute, quand une douce chaleur inattendue me fit frissonner. Elle s'étala dans mon cou, traversa mes vêtements trempés, se glissa entre chacune de mes mèches de cheveux jusqu'à atteindre progressivement l'intérieur de mon corps pour réchauffer mon coeur.

Cette sensation étrangère et nostalgique m'engourdit tout à coup. Cette brutalité délicate m'empêcha de faire le moindre mouvement. Derrière moi s'étendaient les rayons du paradis.

Une chaleur inlassable. Que je n'eus pas le temps de contempler, à mon grand malheur.

Quand j'eus trouvé la force de pivoter vers le soleil que j'accueillais à bras ouverts, celui-ci s'éteignit.

La lumière avait disparu. J'en restai sans voix, car la pluie venait de reprendre son cours habituel, comme si ces quelques secondes avaient formé un rêve délicieux. Un rêve éphémère.

Des yeux agressifs, figés sur moi, me firent découvrir le visage hargneux de la fille. Son index faisait pression contre une touche grave de son piano. Les larmes séchaient sur sa peau. Alors que je m'attendais à un cri de fureur de sa part, elle raccrocha à l'ancienne discussion sur un ton ferme :

- Je n'ai plus de parents.

Je me mordis la lèvre inférieure, maladroit et désolé.

- Et tu sais pourquoi ?

Pas de réponse de ma part.

- C'est à cause de lui, répondit-elle à ma place en désignant le piano.

J'observai l'instrument aussi noir que la pièce, embarrassé. Je ne savais plus quoi lui dire. J'avais vraiment cette envie de partir de cet endroit macabre, désormais. Mais la fille voulait me faire regretter ma venue, visiblement, alors elle entama son récit :

- Je vais te raconter une histoire. L'histoire d'une petite fille qui ne pouvait plus supporter de voir ses parents se disputer sans cesse, à longueur de journée. Les repas étaient toujours soumis à une tension. Les jeux en famille n'existaient pas. Rentrer à la maison signifiait cris et douleurs. Alors, un jour, la petite fille décida de faire quelque chose pour rendre ses parents heureux, pour que le bonheur règne dans la petite famille. Elle réfléchit longtemps, et trouva finalement une idée en passant dans la rue qui menait à l'école. Une école de musique berçait ses oreilles à chaque fois qu'elle passait devant, car tous les soirs on jouait du même instrument qu'elle trouva merveilleux. Avec du courage qu'elle s'était forgée en plusieurs semaines, elle proposa à ses parents d'apprendre le piano. Ainsi, lorsqu'elle en jouerait à la maison, elle espérait que ses parents l'écouteraient calmement et s'entendraient à nouveau. Elle suivit donc des cours de piano, et en acheta un qu'elle installa dans le salon. Elle en jouait tous les jours, elle s'entraînait pour s'améliorer. La petite fille s'aperçut que son idée avait marché. Ses parents s'entendaient de mieux en mieux, juste parce que la musique du piano rendait l'atmosphère agréable.

Elle parlait avec grâce, d'une douce voix nostalgique avec un petit sourire triste.

Puis elle marqua un temps et prit un ton plus mélancolique.

- Cependant, ils remarquèrent quelque chose d'étrange peu de temps après. Le temps... La pluie fréquente. Tous les jours à la même heure.

Mon coeur se serra, mes yeux s'écarquillèrent.

- A chaque fois que je me mettais à jouer du piano, le soleil disparaissait. Puis il était remplacé par une pluie tenace. (Elle releva les yeux vers moi avec un visage noyé de larme, mais qui pourtant souriait) C'est absurde, n'est-ce pas ? Personne ne pourrait y croire. Un piano qui invoque la pluie dès qu'on pose les mains dessus. Et pourtant... Mes parents devenaient fous de jour en jour. Ils se mirent à parler tous seuls, nerveusement. Quand je les entendis dire ce qu'ils pensaient réellement de mon instrument, je n'y croyais pas. Je leur ai proposé d'en jouer, ce qu'ils ont fait. Et la pluie n'est pas apparue. Nous étions soulagés, nous pensions que tout reprendrait son cours normal. Mais... Tout recommença. A chaque fois que je jouais du piano, la pluie arrivait. Mais quand je jouais sur celui de la salle de musique, à l'école, le soleil restait dans le ciel. J'ai alors compris le lien entre ce piano et moi. Pour qu'il pleuve, il faut que je joue de ce piano, moi seule, et pas d'un autre. Quand mes parents ont fini par admettre cela, ils décidèrent de me faire changer de piano. Cependant, je refusai.

- Pourquoi ?! m'exclamai-je.

- Parce que ce piano m'appartient, m'affirma-t-elle droit dans les yeux, Nous sommes liés, lui et moi, nous ne pouvons pas nous séparer.

- Quoi... ? Mais... bégayai-je en secouant la tête, C'est absurde ! Tu n'as qu'à le garder mais en jouer d'un autre, tu ne peux pas continuer... Pense à tes parents !

- Ils sont morts, lâcha-t-elle froidement, Suicidés. Je n'ai plus rien à penser d'eux. Ils ne pouvaient pas comprendre ce que ce piano représentait pour moi. C'était le cadeau qui avait su réconcilier mes parents, et lui et moi avons un merveilleux pouvoir.

- Quel pouvoir ? Celui de faire s'abattre un déluge mortel sur cette ville ?!

Par quel changement aberrant avait-on pu passer de la petite fille généreuse à cette folle égocentrique ? Elle parlait de ses parents défunts avec une telle indifférence, alors que dans ses lointains souvenirs ils comptaient tant pour elle. Comme s'il y avait les parents d'avant, et les parents d'aujourd'hui... De même, la fille d'avant avait été engloutie par celle qui effleurait délicatement la carcasse du piano.

J'avais cette impression, en étant arrivé dans cette pièce lugubre, d'avoir été appelé par ce que l'on nommait le destin. Peut-être devenais-je fou à mon tour. Pas étonnant vu ce qui se présentait devant moi.

Elle tournait autour de son piano en sifflotant un air sinistre à mes oreilles. Mon corps immobile tremblait, imbibé du désir de s'acharner sur cette maudite personne. Sachant que prévenir quelqu'un m'autorisait un aller simple pour l'asile, je profitai de cet instant de silence pour réfléchir sur mon devoir.

Je ne trouvai rien de mieux que la menace pour la faire réagir :

- Ce piano t'a rendue folle à un tel point que tu ne te soucies même pas du sort de tes parents que tu aimais tant. Et comme tu n'as pas l'air d'accorder beaucoup d'importance à cette pluie incessante qui pourrit cette ville, je vais gérer moi-même ce problème. Demain, à la même heure, je reviendrai ici. S'il pleut toujours, je promets de détruire ce piano à coup de hache ! Et je sais que si tu essaies de t'enfuir, toute seule, tu n'iras pas bien loin avec un objet aussi lourd.

L'expression d'horreur qui claqua son visage pâle me creva les yeux. J'en eus des pincements au coeur, si brutalement qu'aussitôt des remords déchirèrent ma conscience. Un lourd sentiment de culpabilité m'envahit tandis que la raison surgit de mes innombrables pensées. Elle attaqua mon coeur et finit par le vaincre. Ainsi, je quittais le bâtiment noir de chagrin et rejoignit mon habitat. Une maison chaleureuse qui m'emplit d'une bouffée de nostalgie. Des parents inquiets, une ambiance joyeuse, un désir profond de rester chez soi, et de ne plus jamais ressortir. Une chance incroyable que de vivre ici, me dis-je étalé dans mon lit, jusqu'à ce que mon regard croise la vitre avec qui la pluie jouait du tambour.

Elle jouait encore.

Allait-elle prendre en compte ma menace... ou n'en ferait-elle qu'à sa tête, comme elle l'avait toujours fait ?

Le plafond blanc de ma chambre reprit le contrôle de mon champ de vision. Je m'endormis après l'avoir fixé longuement.

***

- Hé, toi, là-bas ! C'est à toi de jouer !

Je décrochai mon dos du mur d'un air las et rejoignis le terrain de football afin de remplacer un membre de mon équipe. Comme d'habitude, l'intérieur du gymnase était bondé. Nous devions nous partager la place à trois classes, tous les bancs collés aux murs étaient pris alors je me réservais toujours un bout de mur où personne ne viendrait me gêner pendant mon demi-sommeil, jusqu'à ce qu'on m'appelle, étant donné que j'étais toujours le remplaçant. Je finissais toujours par me demander à quoi cela avait servi de construire un terrain de basket dehors. L'herbe avait plus besoin d'être arrosée qu'un goudron polluant.

La sonnerie retentit au milieu du brouhaha infernal de la salle.

Il n'y avait que mes oreilles pour s'être entraînées à discerner l'annonce de la fin des cours. Je sortis du terrain en enlevant mon maillot alors que tout le monde continuait à jouer avec acharnement.

En repartant seul au vestiaire, il me sembla que cela faisait des années que je n'avais pas pris plaisir à courir après un ballon. Enfin, je ne me souvenais même plus si j'avais ressenti cette sensation un jour...

Sans l'accord du professeur, je sortis dehors. Sous la pluie. Il était cinq heures.

Exaspérant. Qu'allais-je faire maintenant que je savais que la fille n'avait pas pris la résolution d'abandonner son piano ?

Il était évident que je n'avais pas emmené de hache avec moi, comme je lui avais dit. Autant devenir aussi fou qu'elle...

Ce parfum d'ennui qui éclaboussait la ville m'arma de la flemme. Je décidai de suivre mes pas lents et de m'abandonner à mon inconscient. Heureusement qu'il était toujours présent, lui, sinon je serais tombé sur le sol noyé et je me serais endormi. Oui, je m'en pensais capable...

Lorsque je relevai les yeux, je me crus aveugle. Il fallut ramener ma capuche en arrière pour m'apercevoir que mon champ de vision comptait également une ruelle inondée. Le trou noir devant moi, je le reconnus. Et la pluie ne me tombait plus dessus : un toit en bois un peu plus haut me protégeait.

J'étais revenu devant la pièce sombre, sans m'en apercevoir. Sympa, l'inconscient.

Ce qui signifiait qu'il y avait un escalier au bout de la salle, et qu'à l'étage supérieur se trouvait la fille et son maudit piano. Avais-je vraiment le droit de reculer après en être arrivé là ?

La pluie fine s'écrasait autour de moi, tout paraissait chuter, et rien ne me donnait l'envie de fuir. Une sensation étrangère prit place dans mon coeur. Et mon cerveau, enfin, me fit comprendre la raison.

Il n'y avait plus de musique.

Même les gouttes d'eau semblaient silencieuses, aujourd'hui. Pourquoi ?

L'adrénaline me poussa à courir vers la réponse. Je lâchai mon cartable, chargeai au fond de la pièce noire, grimpai les escaliers quatre à quatre, défonçai la porte sans même en chercher la poignée et débarquai en trombe, en sueur, dans la fameuse pièce vide.

La baie vitrée éclairait à peine. Le sol poussiéreux m'invita à prendre part à la triste cérémonie qui se produisait devant moi. En haletant, j'esquissai quelques pas, les yeux rivés vers ce spectacle enclavé par le silence de mort.

Le piano, au centre, et la fille assise sur son tabouret, immobile. Telle une statue de glace, toute aussi froide et frêle que le jour précédent, elle patientait.

Lentement, je m'approchai.

Un rayon de soleil. La liberté, le bonheur et la chaleur qui s'imiscia à l'improviste dans la pièce. Je crus pouvoir revivre, tout comme hier, la renaissance. Cependant, l'éclat du soleil ne passa pas sur mon corps trempé.

Seulement sur le sien. Seulement sur la statue de glace qui égouttait, mouillée elle aussi.

Mouillée de sa propre eau colorée qui me fit frissonner dès qu'un rayon révéla la luminosité de ces gouttes.

- Oh mon dieu...

Mes pas s'accélèrent tout à coup. Une de mes mains agrippa son épaule pour placer son buste face au mien. Mes yeux s'arrêtèrent de chercher l'élément intrus.

La statue planta ses pupilles vertes dans les miennes.

Je crus qu'on me broya le coeur.

- Tu vois, me dit sa petite voix, Maintenant, je ne ferai plus de mal à personne.

Plic.

Une larme se décrocha de son visage pâle.

Ploc.

Sa source de vie s'incrusta dans les fissures du plancher.

Batam.

Un objet lourd glissa sur ses genoux pour heurter le plancher.

Cet objet monstrueux trancha mon esprit comme il avait tranché la pianiste. J'avais prononcé le nom de cet objet hier, j'avais osé l'inclure dans mon semblant de menace. Qui aurait cru que cette fille inconsciente prendrait mes paroles au sérieux ?

Mes mains griffèrent mon visage. Qu'est-ce que j'avais fait, bon sang...

La hache ensanglantée qui traînait à ses pieds me repoussa violemment. Je reculai, tremblotant, terrassé par la culpabilité. La fille pleurait toujours en silence au-dessus de son piano. Elle tremblait de tout son corps fragile... De tout son corps...

Mon pied écrasa un élément étrange de la pièce, je n'osai pas baisser les yeux en sentant un craquement atroce sous ma chaussure. En cet instant, je priais pour que tout cela ne soit qu'un épouvantable cauchemar.

Un éclair violent surgit à travers la fenêtre. Mon regard garda l'intenable scène en tête. Le flash laissa sombrer la longue trace de sang qui s'acheminait vers le piano. Celle qui reliait les os brisés sous mes pieds.

Les deux mains de la pianiste.

Ecrasées sous mon poids.

Et le reste du corps sur le tabouret.

Le piano était toujours intact.

La voix de la fille réanima la salle soudainement :

- Demain, je quitterai cet endroit. Tu ne me reverras plus jamais.

Je n'eus pas la force de répondre.

- Je ne te demande qu'une seule chose.

Elle se releva lentement en prenant la précaution de ne pas tâcher son précieux instrument. Puis elle longea sa trace de sang pour me passer à côté et s'arrêter le temps de prononcer ses derniers mots :

- Laisse mon piano dans cette salle que tu fermeras. Je veux que personne n'y touche. Tu peux bien exaucer ce voeu, non ?

Sur ces paroles, elle reprit sa route en délaissant un filet de sang rouge vermeil derrière elle.

Mon inconscient hurlait de la rattraper. Mon coeur battait à tout rompre. Elle se dirigea lentement vers la porte, sûre d'elle.

Mes pieds restèrent plantés dans le sol. Mes mains bien à leur place ne quittèrent pas mes yeux. Elle finit son tableau sombre sur le sol.

Mon corps s'enracina dans le plancher. D'insoutenables marteaux tambourinaient contre mes tempes. Elle passa le seuil de la porte.

- NON !!

Disparue.

Trop tard.

Il n'y avait plus que ses mains agiles gisant sur le sol.

Mon esprit ne tint plus en place. J'agis sans vouloir. Je ramassais ses petites mains sanglantes et les posai délicatement sur le petit tabouret. Elles resteraient à jamais avec leur piano.

Plus jamais il ne plut à Shizuku. Plus un sombre nuage on n'aperçut, on pensa bêtement qu'ils se faufilaient au-dessus des buildings par crainte du resplendissant soleil. Notre soleil à nous. Naquit la bonne humeur et la joie de vivre ici ; disparurent l'humidité et l'ennui.

Et pourtant... Malgré les rayons chaleureux et le ciel bleu qui s'étendait à perte de vue, il manquait quelque chose dans cette ville. Quelque chose qui avait formé sa réputation autrefois. Quelque chose qui avait pour la première fois animé mon coeur.

Quelque chose comme... une petite mélodie.

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