La Retenue
mauro
_ Mais quelle idiote tu fais ma fille !
Le fait qu'elle en arrive à se parler à elle-même n'avait rien de bien surprenant, Rose n'était pas comme toutes les autres. Fille trop introvertie pour un monde trop extravagant, Rose n'avait rien d'une fleur mais s'avérait plus proche de l'éponge... Au-delà du triste fait de servir régulièrement de Kleenex aux hommes torturés et de s'évertuer à absorber leurs peines, elle incarnait l'animal aquatique à merveille de par son silence mais surtout ses capacités d'assimilation. Elle s'imprégnait de tout ce qui l'entourait quitte parfois à ne constituer plus qu'un avec le décor et faire office de meuble. Rose n'avait décidément rien à voir avec le subtil mélange de douceur et d'érotisme qu'évoquait son prénom. Toujours effacée en société, s'il avait fallu à tout prix lui affubler une couleur pour définir son essence même, c'eut été noir sans l'ombre d'un doute. Le noir n'est d'ailleurs pas une couleur à proprement parler, c'est l'absence de couleur, de lumière plus exactement. Il absorbe toutes les radiations lumineuses et n'en renvoie aucune. Sombre Rose ne laissait jamais paraître aucune émotion à personne et on ne peut pas dire qu'elle réfléchissait vraiment. Jamais son visage ne s'illuminait ou n'irradiait la moindre chaleur à ses interlocuteurs. Elle n'avait tout simplement jamais trouvé quiconque qui soit sur la même longueur d'onde qu'elle, jusqu'à ce jour peut-être...
Le rythme de Rose était réglé comme du papier à musique. Levée tous les matins à 8h00 par les retentissants accords de l'acte II d'Il Trovatore de Verdi, Rose d'une discipline de fer, ne flemmardait jamais dans son lit. Elle se dirigeait immanquablement vers sa minuscule salle de bain. De marbre l'espace d'un instant lorsqu'elle constatait le travail du temps sur son reflet, elle déposait ensuite son pyjama Chantal Thomass sur le sèche-serviette. Sous la douche, Rose se frictionnait systématiquement l'ensemble du corps à l'aide d'un gant rugueux et de crèmes blanchâtres pour essayer de palier l'effet peau d'orange de sa trentaine approchante et retrouver son teint de pêche originel. Après s'être séchée, coiffée, avoir revêtu l'un de ses sempiternels tailleurs qui lui conférait cette élégance distinguée que les autres lui enviait secrètement, elle soulignait son regard bleu cristallin d'un trait d'eye-liner. Elle se vaporisait alors un zeste de Kouros à la base du cou et de la paume droite, se frottait par la suite les deux poignets avant de venir les appuyer délicatement sur ses mâchoires d'acier. Une fois sa serviette en cuir ramassée et ses effets rassemblés, Rose dévalait les escaliers de béton de son appartement parisien situé à deux pas de l'angelot d'or de la Bastille et enfourchait son scooter.
A cheval sur l'engin tout fraîchement préchauffé, Rose était sur le départ. Le temps était chaud et humide. Elle n'avait donc pas trouvé nécessaire de mettre la capote de son deux-roues et filait cheveux flagellant au vent en direction de son agence de créateurs ; rue des Mauvais-Garçons. La circulation était bien fluide et l'on pouvait s'insérer entre les voitures sans trop de difficultés. Elle actionna son clignotant et commença à s'engager à droite, comme à l'accoutumée. L'habituel Starbucks où elle s'arrêtait tous les jours prendre un petit Caramel Macchiato apparaissait déjà dans son champ de vision et la faisait saliver d'avance. Mais soudain, elle contrebraqua. Le va et vient de son poignet sur l'accélérateur laissa place à un mouvement sec d'une détermination innée. Bille en tête, elle se précipita tout droit. Rose pensa alors à se retirer de la file mais il était trop tard. Emportée par un élan explosif qui la dépassait totalement, elle s'enfonça plus profondément dans le boulevard. C'était à n'y rien comprendre, les autres conducteurs avaient fait de même. Tous happés dans la même direction, les questions taraudantes avaient laissé place à une obsession presque mécanique mais surtout effrénée. Le chemin était tout tracé pour les faire aboutir sur un plus vaste élargissement. La route se distendait et débordait sur le trottoir. Les étals des marchands, le mobilier urbain, les immeubles, tout paraissait se confondre, s'estomper, s'unir, fusionner. Le macadam semblait rougir et se dilater sous l'effet de l'humidité fertile et de la chaleur environnante. Les véhicules avaient disparu. Des centaines de milliers de personnes s'étaient engagées. Luc, le gros vendeur au copy shop du coin malgré ses 140 kilos filait plus vite que tout le monde. Le jogger dopé aux hormones perdait de la vitesse, pendant que Rita la conseillère matrimoniale doublait notre petit bouton de Rose. Rien n'était pour autant jouer d'avance.
Rose en était persuadée, elle avait filé en quasi ligne droite, elle avait remonté la rue du Temple et s'attendait à déboucher sur République. Elle connaissait pourtant bien les rues de Paris, elle avait d'ailleurs passé toute son adolescence dans le Marais. Sa confusion fut immense lorsqu'elle réalisa qu'elle se trouvait face à la Géode. Plutôt que de la freiner de stupeur, l'immense circularité qui s'offrait à elle la fit onduler de plus belle. L'assemblée de 50 à 100 millions d'âmes surexcitées serpenta jusqu'à la sphère de Madeleine à une vitesse effarante. L'immense globe semblait flotté. Luc fut le premier sur l'objectif. Un petit groupe suivit. Rose arriva avec la seconde vague. Tous essayaient de pénétrer l'enceinte sphérique, la surface était molle mais une fine pellicule empêchait toute insémination. L'effervescence était digne des plus grand champs de bataille, le suspens à son comble. Son flagelle frétillant n'arrivait pas à procurer à Rose une force de perforation suffisante. Le jogger était désormais en place, la répétition de ses coups de béliers hélicoïdaux avait commencé à entamer le film protecteur. Sa tête était à moitié rentrée. D'autres progressaient rapidement - Thibaut, l'étudiant en arts cinématographiques, Alexandra, la mordue de shopping. La situation devenait critique pour Rose et virait au drame. Impossible de se projeter à l'intérieur comme dans l'avenir. Elle venait à peine d'entamer la pellicule lorsque le flagelle de Rita disparut progressivement à l'intérieur de l'ovule et vint apporter un dénouement tragique à cet heureux scénario. Le sort en était jeté. Adieu Thibaut, Alexandra, le jogger ou encore Luc. Adieu Rose. Tu n'en viendras jamais à éclore, avortée devant l'œuf.