La Réunion
bigtof
La réunion
21 Janvier 2004
Il fait bon. Presque trop chaud. Malgré moi mes yeux se ferment. Je me sens glisser dans un sommeil affranchi de toute préoccupation. Je sais qu’il faudrait que je résiste mais vraiment, la volonté me manque et le week-end a été long.
Un laïus se poursuit en bruit de fond. J’entends les mots distinctement. J’en comprends même le sens. Suffisamment en tous cas pour choisir de me laisser glisser.
Les spatules de mes skis sortent à peine du manteau neigeux. Une pluie de lumière se soulève à chaque virage et tourbillonne longuement avant de retomber en un voile. L’air glacé n’a aucune odeur et, sauf le froissement de mon anorak à chaque torsion du buste, l’harmonie est parfaite.
Les virages s’enchaînent sans effort. Mon rythme est bon : la trace sera belle. Surtout que sous les vingt cinq centimètres qui sont tombés cette nuit, la neige est plus compacte et ne s’enfonce pas sous mon poids. Le soleil réveille les paillettes, les arbres sont blancs.
C’est le silence soudain qui me réveille. Je regarde mes collègues autour moi. On attend une réponse. Je regarde On. Il me regarde. J’attends, je n’ai rien à dire. Je n’ai même pas entendu la question. Il le sait.
Mais je suis tranquille. Si je dors, c’est de sa faute. C’est l’orateur qui génère le sommeil. En l’occurrence, On.
Et puis notre président est célèbre pour ses sommes. Personne ne se moque de lui pourtant. Tout d’abord, c’est notre président. Ensuite, ses réveils se ponctuent toujours par la question qui gêne. Celle qu’on a voulu éviter. Celle qui témoigne qu’il a tout entendu.
J’aimerai pouvoir dire que j’en suis capable, mais non. Du coup, je dors moins bien.
On vient rarement à nos réunions. On préfère d’autres équipes plus malléables. La notre lui offre une résistance passive, une inertie qui doit être décourageante. Ça n’a pas été progressif, d’ailleurs. L’inertie n’est pas progressive. Une sorte d’indifférence immédiate.
A huit heure trente, On devait parler quelques minutes. Expliquer les dernières orientations stratégiques. Il s’en faisait un plaisir.
Je sais maintenant que le siège ne décide rien. C’est On qui dicte la politique du groupe. Naturellement, sa modestie lui interdit de nous le dire aussi crûment. Et notre Président est un homme discret. Mais nous ne nous y trompons pas. Il prend ses recommandations directement auprès de On. Ce dernier est de tous les projets, de tous les groupes de travail, de toutes les nouveautés.
Mes yeux se referment mais il me guette. Son BRUSQUE CHANGEMENT DE TON me fait rouvrir les yeux.
Je jette discrètement un regard sur ma montre. Plus de deux heures de monologue. On a décidé de battre un record personnel et je le comprends. Si je prenais autant de plaisir à m’écouter parler, je n’arrêterais plus. Et pas question de déclamer seul, sans témoin. Un acteur ne donne son meilleur qu’en présence d’un public. Que celui-ci soit captif et ne puisse fuir une telle avalanche loghorythmique importe peu. L’idée me fait sourire. On, abandonné seul dans la salle pendant que nous sortons tous pour aller enfin travailler.
Pour avoir l’air éveillé et me faire un peu oublier, j’observe les autres participants. Chacun s’occupe comme il peut, griffonnant des notes qui seront jetées aussitôt après, faisant des listes des clients à contacter… Elle est impassible, le regard tourné vers On. Ses yeux vides ne trompent personne, même ouverts. Elle aussi est perdue dans son rêve.
Un instant, je me demande à quoi elle rêve. Seule femme de l’assemblée, elle s’est peu à peu blindée face aux traits d’humour pleins de tact qui caractérisent notre fine équipe. Même très amusant parfois, il est nettement situé sous la ceinture. Elle s’accommode des meilleurs mots et tire à vue sur les plus lourds . Nous devons nous habituer à avoir une femme parmi nous. D’ailleurs, depuis qu’elle est avec nous, les réunions ont un peu changé. En plus des humoristes, les râleurs se méfient : ses réparties saignantes commencent à faire leur effet et plus d’un homme ici en a été la cible. J’en ai moi-même fait les frais une fois ou deux. Ses piques sont rares. Mais elles sont les seules fois où elle intervient dans nos réunions. Elle les fait généralement avec un sourire dont la suavité n’a d’égale que la moquerie. Mais le charme joue quand même. Moi, je commence à la connaître et je m’amuse beaucoup à deviner le moment exact où elle va parler pour la première fois et clouer le téméraire qui a juste oublié quand s’arrêter. Maintenant, je gagne presque à chaque fois que je joue : Je vais aussi loin que je peux, et je m’arrête quand je la sens prête à intervenir. Mais c’est facile, j’ai remarqué qu’elle souffle toujours une ou deux fois avant d’entrer dans l’arène. Comme un taureau.
Quoiqu’il en soit, elle n’aime pas parler d’elle. Elle sait aussi d’instinct, ou d’expérience, qu’une femme seule dans une équipe ne doit pas trop se confier, et que les confidences sont souvent des boomerangs. Mais son air pensif de ce matin montre aussi une certaine euphorie que je prends plaisir à attribuer à un week-end torride. Elle se sent observée, se tourne vers moi. Je lui fais un petit sourire, complice. Elle arque un sourcil interrogateur.
Les effluves de la cuisine du restaurant du rez-de-chaussée nous parviennent. L’appétit l’accompagne. Je continue mon tour d’horizon mais je remarque que On continue de parler. Cet homme est d’une rare constance. J’en viendrais presque à l’admirer.
J’essaie de deviner le menu. Difficile. La climatisation brouille les odeurs. Cela sent le fromage et la sauce tomate. Des lasagnes sans doute. Moi qui voulais manger léger, je sens ma résolution s’affaiblir. Lasagnes. Avec une salade, alors.
Elle se tortille un peu sur sa chaise, pour changer de position. De plein profil pour moi. Un pli de son chemisier laisse apparaître une dentelle blanche entre deux boutons. Une jolie rondeur. Je détache mon regard indiscret et me replonge dans ma torpeur.
Je n’arrive plus à skier. La dentelle a chassé la neige. Ma main passe sur sa peau douce. Elle est allongée et je la caresse. Sa peau reflète les flammes. Je suis toujours au ski. Le chalet qui nous abrite doit être confortable, mais le feu de cheminée est délicieux. Les images s’enchaînent. je la rejoins dans ses rêves.
Les chaises bougent. Tout le monde se lève pour la pause. L’envie de sortir est palpable : Café.
Je me réveille enfin et me tourne vers On. Il semble satisfait de son intervention. Moi aussi