La rue de Turenne CH 1

Bernard Delzons

Edouard revoit les images de l'enterrement de Mayra en accompagnant ses parents à Orly

Orly :

 

 

Les cloches de Saint Pierre de Montmartre carillonnent à l'arrivée de la Cadillac gris foncé des pompes funèbres, une « Sedan De Ville » sans aucun doute. C'est un après-midi d'octobre ensoleillé. Édouard porte le costume gris que sa grand-mère de cœur lui a fait acheter lorsqu'il avait soutenu sa thèse de fin d'étude, elle avait fait la grimace quand elle avait vu celui qu'il avait lui-même choisi, trop voyant et de mauvaise tenue comme elle se plaisait à dire. Il avait agrémenté ce costume gris d'une chemise bleu pâle et un foulard qu'elle lui avait fabriqué à partir d'un beau tissu indien. 

Édouard a aujourd'hui un peu plus de trente ans, Il a les traits d'un indien du sud, très fins, très foncés. Il a de beaux cheveux ondulés, noir ébène qu'il se plait à lustrer avec un onguent qu'il fait venir du Rajasthan. 

 

En ce matin d'octobre, il se tient devant la porte de l'église. Quand il veut s'avancer pour retrouver ses parents qui ont accompagné la dépouille, il en est empêché par la présence de personnages qu'il ne connaît pas, mais qu'il reconnaît. Toutefois, il ne comprend pas leur présence. 

Un homme au costume sombre avance en protégeant la Maire de Paris. Elle se dirige vers ses parents qui semblent perdus devant cette manifestation. Édouard comprend leur embarras, ils ne maîtrisent pas suffisamment le français. Il veut s'avancer pour venir à leur aide, mais un policier lui bloque le passage. 

Quatre hommes sortent alors le cercueil et se dirigent vers l'intérieur de l'édifice. On fait signe à ses parents de suivre. Il voit que sa mère le cherche du regard. Elle porte une robe confectionnée dans le tissu d'un sari que lui avait donné Mayra la défunte. Il trouve sa mère belle et lui découvre une ressemblance qu'il n'avait jamais perçue jusqu'ici. Quand elle le voit, elle sourit, soulagée semble-t-il de le retrouver. 

Profitant d'un instant d'inattention du policier, il se précipite pour rejoindre ses parents quand ils passent devant lui. Ils franchissent ensemble le seuil de l'édifice religieux.

 

A l'intérieur, il y a déjà beaucoup de monde. Que font-ils là ? Les orgues font vibrer tous leurs tuyaux pour accueillir sa “Mayra” très chère. Il identifie des musiques chrétiennes, puis il pense reconnaitre une mélodie indienne que lui avait fait entendre Georges, le frère de la vieille dame. 

Ils sont assis au premier rang, mais il remarque que de l'autre côté du cercueil, la Maire de Paris parle au Grand Rabin. Que font-ils là ? se demande-t-il à nouveau. 

Le prêtre fait lever l'assistance. La cérémonie va commencer. 

Le regard d'Édouard est attiré par une belle chevelure et des yeux qui le fixent un instant. Mais à nouveau l'orgue retentit et lance comme un cri de douleur. Tout le monde se fige.

 

Le jeune homme avait prévu de dire tout l'amour que lui avait donné cette femme, mais il se sent perdu après tous les hommages qui lui ont été rendus et qu'il n'est pas certain de comprendre. Il est prêt à renoncer, mais sa mère lui prend la main, la serre si fort qu'il comprend qu'il doit y aller.

 Alors il se lève, il ignore les regards qui le fixent. Il les balaye sans les voir, il est avec elle dans ses souvenirs, Il se lance :

 

“Mayra…ce jour-là tu avais revêtu ton plus beau sari. Tu avais fait du thé et préparé les petits gâteaux que j'affectionnais. Tu m'avais fait assoir devant toi et en me regardant bien dans les yeux, tu m'avais dit : 

« Tu es l'enfant que j'aurais aimé avoir. Tu ressembles beaucoup à mon frère, un jour peut-être tu le rencontreras. » 

Tu t'étais levée et m'avais pris dans tes bras. Je sens encore l'odeur de ton parfum. Mais plus que tout, je revois les larmes qui coulaient de tes beaux yeux bleus…

 

L'assistance médusée l'écoute, il sent que l'auditoire est surpris. Alors, un instant grisé par cette sensation, il se dit que les discours de tous ces officiels sonnent bien creux par rapport à ces mots venant du cœur d'enfant qu'il est toujours quand il pense à elle. Il se reprend, honteux, d'autant que le visage à la belle chevelure s'est tourné vers lui, et ne le lâche plus. Il y perçoit de l'empathie, mais aussi une pointe d'ironie. Pourquoi est-il là ? Se demande-t-il encore. 

 

Un mot de sa mère à l'aéroport fait sortir Édouard de sa rêverie. C'est en reconnaissant un petit tailleur qu'elle porte ce jour-là qu'il a repensé avec émotion aux obsèques de la vieille dame qu'il a toujours considéré comme sa grand-mère. Celle-ci l'avait donné à sa maman pour son anniversaire, deux années plutôt. 

 

 

Dix-huit mois après cette cérémonie, Édouard est venu accompagner ses parents à Orly. Ils partent au Portugal dans leur maison de l'Algarve pour six mois. Ils l'ont achetée après avoir vendu l'appartement que leur avait laissé leur amie, leur protectrice depuis des années. Ils ne pouvaient en assurer l'entretien et les charges, trop élevés à Paris. C'est Édouard qui leur avait trouvé cette petite maison, dans un petit village calme loin de l'agitation de Faro. Il avait mis du temps à les convaincre qu'en vendant, ils ne la trahiraient pas.

 

Ses parents, très européanisés dans leur aspect extérieur, étaient restés profondément indiens dans leur façon de vivre. Tout le contraire de Mayra qui remettait aussi souvent que possible ses beaux saris, mais vivait comme une vraie Parisienne. Il lui ressemble tant ! 

 

Sa mère lui prend le bras. Elle l'interroge du regard. Alors il explique ce qu'il vient de revoir en images.  

 

Sa mère verse une larme en se remémorant ce moment, puis, se reprenant, elle sourit et demande s'il a des nouvelles de la belle chevelure blonde. Elle sait que c'était là qu'il avait vu pour la première fois Camille. Édouard rougit, puis lui lance un regard affectueux. Sa mère l'embrasse tendrement. Mais c'est le moment de se séparer. Elle ajoute : “On vous attend tous les deux.” Après avoir serré son père dans ses bras, le jeune homme les regarde disparaitre derrière les barrières de contrôle. 

Instinctivement, il touche le pendentif qu'il porte autour du cou et qui représente Ganesh, le dieu éléphant. C'est un bijou très ancien que Mayra lui avait donné à sa majorité, en lui disant qu'il avait appartenu à sa propre maman. Réconforté, il quitte l'aéroport en repensant à cette rencontre.

 

 

Édouard était retombé sur la belle chevelure en sortant de l'église, leurs regards s'étaient à nouveau croisés. Quelques jours plus tard, après un moment de recueillement dans l'église où avait eu lieu la cérémonie, il passa devant un petit atelier d'artiste, dans une rue voisine. Il s'en approcha, attiré par un tableau dans la vitrine, représentant la place de l'église. Un personnage en descendait les marches, c'était un jeune indien… Une ombre à l'intérieur du local fit sortir Édouard de sa contemplation. Il s'éloigna précipitamment.

 

Il revint le lendemain en soirée, certain que la boutique serait fermée. La vitrine était bien éclairée ce qui permettait de voir l'intérieur de la salle. C'était un vrai fouillis, s'il n'avait tenu qu'à lui, il aurait ordonné tous les tableaux qui s'y trouvaient. Pourtant il devait reconnaître que ça ne manquait pas de charme. En dehors du tableau qui l'avait attiré, il y avait essentiellement des portraits avec cependant toujours un arrière-plan représentant une pièce, un jardin, une rue…le contraire de la peinture de la place, pourtant sans aucun doute, ils émanaient tous du même artiste car on y retrouvait le même style. Il n'y connaissait pas grand-chose en peinture, mais suffisamment pour déceler que c'était de l'acrylique. Il chercha une ressemblance avec un peintre qu'il connaissait.  Il pensa d'abord à Van Gogh, mais ce ravisa, c'était trop moderne, Ce n'était pas non plus du Buffet, même s'il y avait une certaine similitude. C'était à coup sûr plus contemporain, très stylisé sans être abstrait. Après s'être assuré, qu'il n'y avait personne à l'intérieur de la boutique, il fit un rapide inventaire de ce qu'il pouvait y apercevoir depuis la rue. 

 

C'est un chapeau de paille négligemment posé sur un chevalet qui attira d'abord son attention. Il possédait le même. Mayra le lui avait donné en lui disant qu'il avait appartenu à son père à elle. C'était une sorte de canotier, la seule différence était la couleur du ruban, parme sur celui-ci, bleu-Marine sur le sien.  

Sur le chevalet on devinait le portrait inachevé d'un jeune homme, à moitié couvert par une sorte de blouse que portaient les bouchers pour descendre les carcasses des camions du temps où Les Halles étaient le marché de Paris. Il comprit que les tâches qu'il voyait sur la blouse n'étaient pas le sang d'autrefois, mais des traces de couleur d'acrylique. Les mêmes que l'on apercevait sur la partie visible du visage du sujet. Édouard ne put s'empêcher d'y voir un indien du sud.

 

Sur le mur face à lui, il pouvait distinguer une série de toiles représentant des univers très différents les uns des autres. Sur le premier il voyait deux jeunes enfants jouant sur un tapis qui lui rappela celui qu'il avait récupéré dans l'appartement de Mayra. Le suivant était le portrait d'une dame âgée assise dans un fauteuil. Édouard lui trouva une ressemblance avec la personne qui avait attiré son attention dans l'église. Le dernier était une rue du vieux Paris, Il ne pouvait en dire le nom, pourtant il était sûr d'y être déjà passé. Il était au moins certain que c'était dans le Marais, un jeune garçon s'y promenait avec un chat noir dans les bras. Il se demanda comment un tableau si stylisé, pouvait lui rappeler un lieu précis. C'était comme un zoom sur une image dans une bande dessinée.    

 

Il scruta alors l'intérieur de la pièce et s'aperçut qu'il y régnait un franc désordre. Sur le sol, il vit plusieurs paires de chaussures, un tablier, sur une table un assortiment de pinceaux comme il n'en avait jamais vu. Sur le côté, il y avait un placard ouvert laissant entrevoir des vêtements, empilés plutôt que rangés. Ils semblaient beaucoup plus rustiques que ceux qu'il portait lui-même. Pourtant, il n'y avait pas de doute, ils étaient de bonne qualité. Le sol était couvert de tâches de peinture comme des étoiles sans scintillement. 

De l'autre côté une porte ouverte laissait voir un évier et un coin cuisine. Sur les murs de ce recoin, Édouard remarqua une série de croquis, mais il était trop loin pour en distinguer les détails. 

Il découvrit enfin un fauteuil, la toile était défraîchie, mais en partie, recouverte par un tissu indien qui lui était familier. Il reconnut le fauteuil sur lequel la dame du tableau était assise. Mais ce qui l'étonna le plus fut la présence d'un vieil ours en peluche, vêtu d'une sorte de barboteuse à carreaux, Édouard imagina que ce jouet devait dater d'avant la deuxième guerre mondiale. Il réalisa qu'il l'avait vu peint sur le tableau assis entre les deux enfants.

Enfin sur un guéridon, il remarqua un chat de porcelaine qui, bien que confortablement étalé pour une bonne sieste, semblait le regarder. Édouard se rappela un tableau de Matisse représentant un homme avec deux tâches noires à l'emplacement des yeux et la sensation que le personnage le suivait du regard quand il se déplaçait dans la salle.

 

Soudain, apercevant une lumière s'allumer à l'arrière de la cuisine, Édouard, fit un saut en arrière pour qu'on ne le surprenne pas. Comme un voleur, il partit précipitamment.

Il revint souvent devant cette devanture sans jamais oser pousser la porte. Il regardait le tableau représentant la place de l'église, et repartait. Un jour il s'aperçut que le peintre avait ajouté un chat à côté du jeune indien. Il reconnut le chat de porcelaine qu'il avait remarqué sur le guéridon la première fois qu'il était venu. L'artiste semblait travailler sur plusieurs toiles en même temps et n'hésitait pas à revenir sur ses tableaux pour en modifier des détails. En les regardant ainsi côte à côte, Édouard se demanda s'ils ne racontaient pas une histoire ! 

Enfin, près de deux mois plus tard, il se décida, il devait rentrer dans cet atelier. Mais quand il s'approcha ce jour-là, le tableau qui l'obsédait avait disparu. Il haussa les épaules et décida de s'éloigner. Il avait déjà fait près de cent mètres lorsqu'une belle voix grave le fit se retourner. Il avait devant lui la belle chevelure qui le faisait rêver depuis toutes ces semaines.           

 

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