La rue de Turenne Ch 3
Bernard Delzons
Les Voisines :
Il devait être vingt-heures, quand ils sonnèrent chez la voisine. Licia était seule quand elle les fit entrer dans son salon. L'ameublement était plus que sommaire, Un canapé trois places, une table basse en verre, deux chaises et un pouf. Elle avait néanmoins réussi avec des petits éléments de décoration et un soin particulier à choisir des lampes hétéroclites de couleurs différentes, à donner à sa pièce une atmosphère chaleureuse, malgré ses murs blancs et avec un seul tableau représentant une gitane avec un corsage paille serré à la taille et une jupe longue aux couleurs multiples. Édouard se demanda si c'était un portrait de leur hôte.
Cette fois elle portait un jean et une chemise d'homme. Avec ses cheveux courts on aurait pu la prendre, un instant, pour un garçon, avant de remarquer son joli regard souligné par un léger maquillage. Ainsi habillée, on aurait pu penser que c'était quelqu'un d'autre que la jeune femme qui avait fait irruption dans l'appartement d'Édouard pourtant au premier mot, il n'y avait aucun doute c'était la même personne.
Édouard s'était changé avec ce qu'il avait trouvé au milieu des innombrables cartons, à savoir un jean et un polo groseille. Camille avait gardé ce qu'il avait sur lui, mais tous les deux étaient rasés de près, et sentaient bon l'after-shave.
Elle leur servit un kir à la mûre. Quand on frappa à la porte, elle partit ouvrir en disant : « c'est Magdalena. » Ce prénom disait quelque chose à Édouard, mais il ne se rappelait pas ni où ni quand il l'avait entendu récemment. En voyant la jeune femme, il comprit immédiatement.
C'était la concierge qu'il avait croisé à plusieurs reprises. Que venait-elle faire à cette heure ? Mais il réalisa que c'était l'invitée du diner quand Licia lui servit l'apéritif. Elle ne portait pas sa tenue de travail, composée le plus souvent d'un jean et d'un teeshirt, elle avait mis une robe colorée avec un cardigan fuchsia, ouvert sur le devant. Elle ne ressemblait pas à la femme qu'il avait vu à la loge. Maquillée avec gout, il la trouva jolie. Déjà Licia lui était apparu envahissante quand elle avait débarqué chez lui, mais la présence de la concierge, sans doute avide de commérage comme toutes ses consœurs, lui sembla insupportable. A cet instant il pensa qu'avant d'acheter on devrait pouvoir rencontrer le voisinage et c'est certain, il n'aurait alors pas acheté.
Un instant, il eut honte de ses préjugés, c'est le moment où Licia lui posa une question.
Brusquement sorti de sa rêverie, il se rendit compte qu'on lui demandait ce qu'il faisait dans la vie. Il répondit laconiquement qu'il était journaliste “Freelance” et qu'il travaillait pour plusieurs journaux et magazines. Ses publications paraissaient sous un pseudonyme, mais il ne voulut pas livrer lequel. Voyant que les filles ne posaient pas de questions à Camille, il comprit que celui-ci avait déjà dû expliquer quel était son “job”. Mais la pensée qu'elles le sachent avant ce diner lui traversa l'esprit.
Licia quant à elle travaillait dans une grande librairie et s'occupait de recevoir les auteurs dont les livres avaient été sélectionnés. C'est comme ça qu'elle avait fait la connaissance de Magdalena qui venait de publier son deuxième roman. Elles étaient devenues amies, et quand la jeune femme lui avait appris qu'un logement se libérait ; elle avait sauté sur l'occasion. Édouard, en apprenant que la jeune femme écrivait se sentit encore plus gêné de l'avoir jugé aussi hâtivement, d'autant qu'il repensa au film « le Hérisson » avec Josiane Balasko, qu'il avait tant aimé. Mais il se rassura en pensant qu'une concierge restait une concierge ! Sauf que là devant lui, il ne pouvait s'empêcher de voir l'écrivaine. Lui-même s'était essayé à l'écriture, mais il avait vite renoncé au prétexte qu'il n'avait rien de passionnant à raconter, il n'avait, cependant, pas complètement renoncé, puisqu'il faisait des traductions. Un instant, il fut envahi par un sentiment bizarre d'admiration mêlé de jalousie.
Comme Camille lui demandait comment un si petit immeuble pouvait encore s'offrir une concierge, Magdalena lui expliqua, avec une pointe d'ironie mordante, qu'elle travaillait aussi pour l'immeuble d'en face. Elle avait l'habitude des sarcasmes qui s'échangeaient sur le dos des concierges.
En effet, il n'y avait ici que trois étages, trois appartements au troisième, un très grand appartement au deuxième et deux appartements au premier. Le rez-de-chaussée avait été autrefois un entrepôt, très haut de plafond si bien que l'immeuble était aussi haut que les bâtiments mitoyens qui possédaient pourtant un étage de plus. Le deuxième étage été occupé par un couple de retraités sans histoire, sauf quand leurs petits-enfants venaient pour les vacances.
Au premier, il y avait une infirmière d'un côté, et une institutrice de l'autre. Le studio du troisième était occupé par un steward quand il était à Paris, ce qui n'était pas très souvent.
Magdalena occupait un deux pièces en mezzanine. Elle avait pris la suite de ses parents concierges, quand, à la retraite, ils avaient décidé de retourner au Portugal. De l'autre côté il y avait maintenant un atelier de confection.
Devant l'intérêt de Camille pour toutes ces révélations, Édouard se sentit soulagé en réalisant que son ami ne connaissait pas aussi bien les filles qu'il l'avait craint.
Licia leur avait fait des spaghettis à la “carbonara”. Elle n'était visiblement pas une grande cuisinière, mais c'était correct, il n'y avait rien à dire et mieux encore, soulagé le jeune journaliste pensa qu'il n'aurait pas de rapport à rédiger. Le dîner se déroula dans une ambiance sympathique, même si Édouard aurait eu du mal à l'admettre.
Prétextant la fatigue du déménagement, il partit le premier. Il avait espéré que Camille le suivrait, mais celui-ci ne le fit pas. Dépité Édouard se faufila à travers les cartons, se déshabilla, puis se jeta sur son lit et s'enfouit sous la couette.
Alors il entendit un miaulement. Il se releva chercha la chatte et en peignoir il le ramena devant la porte entrebâillée de sa voisine, Il n'y avait aucun bruit, les autres convives étaient donc partis, eux aussi, pensa-t-il. Il lui tendit Milou et rentra chez lui sans se retourner.
Il se recoucha. Il guettait les bruits de cette nouvelle habitation, On entendait comme un murmure, la télévision de l'étage inférieur ? Il percevait le bruit des quelques voitures qui passaient encore à cette heure tardive. Sur ce plan-là, il ne s'était pas trompé, c'était aussi calme qu'il l'avait espéré. A moitié endormi, il entendit une clef dans la serrure qu'il n'avait pas eu le temps de faire changer. Sur le qui-vive, il enfila un caleçon, prêt à se défendre. Il était debout avec un balai à la main quand Camille pénétra dans l'appartement, avec un pull négligemment posé sur les épaules. Il y eu un instant de silence, puis les deux garçons attrapèrent un bon fou-rire.
Le jeune homme expliqua qu'il était parti en même temps que Magdalena. Il avait fait le tour du pâté de maison en fumant une cigarette avant de revenir.
Même s'il était apaisé par la présence de son ami, Édouard ne s'endormit pas immédiatement.
Il repensa à leur voyage dans le Kerala qui avait été le point d'ancrage de leur relation. Ils se connaissaient depuis une dizaine de mois quand ils avaient décidé ce voyage dans le pays de ses racines. Ses parents, d'origine indienne, avaient quitté Madagascar à l'indépendance du pays pour s'installer en France où Édouard était né. Pendant ce voyage, lui et Camille avaient appris à mieux se connaître et leur découverte des us et coutumes des habitants si différentes des leurs, les avaient encore rapprochés. Pourtant rien n'était gagné d'avance, entre lui le garçon à la peau sombre, embourgeoisé et Camille à la peau claire, parfait bohème. Édouard était un beau garçon à la peau foncée des indiens du sud. Il était toujours tiré à quatre épingles. Camille avait l'aspect méditerranéen avec des yeux bleus, toujours habillé de manière décontractée, c'était l'artiste du couple… Ils avaient tous les deux, reçu une éducation judéo-chrétienne, mais depuis leur voyage en Inde, Édouard s'intéressait à la culture et aux religions de ce pays. Pour sa part, ce voyage avait fortement inspiré Camille dans le choix des sujets et des couleurs pour les tableaux qu'il avait réalisés. Édouard avait beaucoup aimé un portait représentant un jeune indien, seulement vêtu d'un pagne et d'un turban aux couleurs assorties, en train de pêcher avec une gaule de fortune devant une forêt de cocotiers. Sur le fleuve on apercevait des joncs avec des voiles écrues. Camille le lui avait donné en guise de cadeau pour la pendaison de crémaillère.
Édouard sombra enfin dans le sommeil. Mais il se réveilla brusquement. Il était terrorisé par un chat noir, trois fois plus imposant que la normale, qui le menaçait dangereusement. Il était en sueur. Comprenant que c'était un cauchemar, il s'assit au bord du lit et regarda Camille qui dormait encore. Comme il faisait déjà jour, (c'était au début du mois de juin), il se leva et fit du café, avec la machine qu'il avait sortie de son carton la veille, une cafetière italienne qui, à son goût, faisait le meilleur café du monde. La boisson finissait de couler quand Camille passa son nez dans l'encadrement de la porte. Ils étaient tous les deux nus quand ils s'aperçurent qu'on pouvait les voir de l'immeuble d'en face. Camille lança : « si la concierge apprend ça ! » Ils en riaient toujours en buvant leur breuvage encore fumant. Aucun des deux n'avait eu le courage de descendre acheter des croissants. Camille proposa de tester le bistro du milieu de la rue quand ils seraient habillés.
Pendant que son ami prenait sa douche, Édouard pensa qu'il faudrait installer des stores rapidement s'ils voulaient se promener à leur aise. Ce sera mon premier achat pour cet appartement, se dit-il, Il savait où il en trouverait.