La rue de Turenne Ch 4

Bernard Delzons

Pendaison de crémaillère

La Crémaillère :

 

 

Cela faisait presque trois semaines qu'Édouard était dans son nouvel appartement. Il avait revu les filles, mais il gardait ses distances. Il avait rencontré les autres voisins et avait sympathisé avec l'infirmière, une jolie bonde de son âge, elle aussi. Elle s'appelait Camille comme son pote. On n'a pas fini avec les quiproquos, pensa-t-il, en l'apprenant. 

 

L'institutrice du premier était une vielle fille mal dans sa peau, du moins c'est ce qu'il crut tout d'abord. Elle avait répondu d'un ton sec et peu amical à son “bonjour” qu'il pensait chaleureux. Il savait par les filles qu'elle s'appelait Antoinette. C'est le prénom qu'elle avait pris avec la nationalité française. Il pensa qu'elle avait la cinquantaine. 

 

Il avait été invité chez le couple de retraités du deuxième, les Delcourt, pour un apéritif. Ils avaient une maison dans le Périgord pas très loin du village où ses propres parents avaient pensé se retirer, avant d'opter pour le Portugal. Ils avaient trois enfants l'ainé un garçon d'origine étrangère, Mirko, qu'ils avaient adopté parce qu'ils ne pouvaient pas avoir d'enfants. Et comme ça arrive quelque fois, ils avaient conçu alors des faux jumeaux un garçon et une fille qui leur avaient donné trois petits-enfants.

 

L'installation d'Édouard était à peu près terminée, mais il serait plus exact de dire qu'il n'y avait plus de cartons. Camille, le peintre, était venu l'aider, mais comme il avait une exposition en cours, il passait beaucoup de temps à la galerie où il exposait, ses visites furent donc assez limitées. Ils avaient, néanmoins mis en place les stores de la cuisine, que Édouard avait trouvés. Il avait choisi un motif beige avec des dessins d'ustensiles de cuisine de couleurs variées, un style rétro qui allait bien avec l'aspect général de la cuisine. Quand ils eurent fini la pose, Camille lui avait susurré au creux de l'oreille : “bienvenue dans les années Trente !”. Un instant Édouard s'était demandé son ami ne se moquait pas de son choix, mais un clin  d'œil affectueux lui fit comprendre que non.

 

 

Le bureau était la pièce dont l'agencement était le mieux abouti, c'était son outil de travail. Il avait laissé les murs sans décoration à l'exception d'une grande photo de Mayra en sari qu'il avait prise trois Noel plutôt. Sur le bureau même il avait placé une petite pendule que la vieille dame lui avait donnée et un petit cadre avec une photo de ses parents. Édouard la regardait quelques instants quand il se mettait au travail et chaque fois, il se demandait d'où venait la ressemblance entre sa mère et Mayra. Ce matin-là, il était installé dans son bureau pour préparer un dossier sur des tables d'hôtes qu'il avait visitées incognito quand il entendit du bruit dans le séjour. Il se leva et trouva Milou installé confortablement dans son fauteuil. Il se retint de crier, s'approcha et le caressa. Il aurait dû dire la caressa puisqu'il se rappela soudain que c'était une chatte. Ça le fit sourire. Sans réfléchir il alla dans la cuisine, remplit un bol de lait et revint dans le séjour. Milou descendit aussitôt. Elle renifla puis lapa la boisson jusqu'à ce qu'il n'en reste rien. Édouard la regarda faire et sourit : Il avait mis le lait dans un bol au motif assorti aux stores.  Alors seulement, il se demanda comment elle était entrée. Par la fenêtre du séjour, il vit que celle de sa voisine était aussi entrebâillée. Elle avait donc sauté d'un balcon à l'autre, il ne fallait pas se louper, sinon c'était une mort certaine.

 

Il allait renvoyer la chatte chez sa propriétaire, puis se dit qu'après tout, elle ne le gênait pas. Il revint dans son bureau et se remit à écrire. Quand il se leva plus tard dans l'après-midi, pour fermer la fenêtre, ayant senti le froid sur ses épaules, la chatte avait disparu. Il fit un rapide tour de l'appartement. Milou était nulle part. Il regarda alors à l'extérieur et l'aperçut sur son coussin sur le balcon voisin. En se penchant, il découvrit une sorte de corniche d'une quinzaine de centimètres de large, bien suffisant pour servir de chemin pour un chat. Ainsi, elle n'avait pas sauté, comme il l'avait, d'abord, pensé. En le voyant la chatte leva la tête et émis un petit miaulement, comme si elle acquiesçait !

   

Il avait appris que son appartement était resté fermés de longues années après la seconde guerre mondiale. Puis Il avait été occupé par des jeunes étrangers jusqu'à ce que lui-même l'achète. Pendant cette période, il était mis à disposition d'étudiants en fin d'étude par la mairie de Paris en échange d'un appartement dans leur pays pour un ressortissant parisien. 

 

Édouard organisa une petite fête pour officialiser son installation. Camille lui avait dessiné une crémaillère pour l'occasion. Ils allaient donc la pendre avec les voisins, après l'avoir fait avec des amis quelques jours plutôt. Même l'institutrice accepta, à la grande surprise d'Édouard. 

Il avait appris qu'elle était d'origine russe, qu'elle se trouvait à Orly au moment où Rudolf-Noureev avait décidé de rester en France. Elle avait profité de la confusion générale pour le suivre et demander l'asile politique en même temps que lui. Les autorités françaises de l'aéroport l'avaient prise pour la petite amie du danseur. D'abord surpris, Rudolf, comprenant la situation, avait laissé faire. Mais contrairement à lui, Antoinette n'avait aucune notoriété et s'était retrouvée bien seule, quand elle avait pu retrouver sa liberté. En Russie, elle était professeur de français. Heureusement, elle avait trouvé rapidement un travail de traductrice. Puis pendant quelque temps, elle avait servi les services secrets français, jusqu'à ce qu'elle soit repérée par l'URSS. Alors on lui avait trouvé ce poste d'institutrice. Avec ce salaire et les traductions qu'elle continuait à faire, elle vivait confortablement. 

Elle avait été mariée à un Russe blanc qui l'avait quittée après six mois de vie commune. Sa famille lui manquait terriblement. Profitant de la pérestroïka, elle avait réussi à faire venir un neveu. Elle lui avait payé ses études, mais il était parti aux États-Unis dès qu'il avait eu ses diplômes en poche. 

Quelques jours avant la petite sauterie, elle aborda Édouard dans l'escalier pour lui dire qu'elle viendrait à sa réception. Elle roulait les “R”, mais son accent était savoureux. “Appelez-moi Tania.” Avait-elle dit.

 

Dans son carton d'invitation, Édouard avait spécifié que ce serait simple et qu'il ne voulait ni fleurs ni couronnes. 

Le premier à sonner fut James le steward. Il l'avait invité par pure politesse, parce qu'il ne l'avait jamais vu.  Édouard lui donna une trentaine d'année, comme lui. Il n'était pas vraiment beau, mais il avait beaucoup de charme. Il faudra que je surveille Camille pensa-t-il. Sans réaliser que c'était peut-être lui qu'il faudrait surveiller ! Après s'être présenté le jeune homme, ajouta : “Je me suis permis d'emmener ma petite fiancée, je vous présente Pari.” C'était une belle jeune femme, elle aurait pu être d'origine indienne se dit Édouard, en raison de son aspect et de son accent. Il était évident qu'elle n'était pas française. Mais James ne l'était pas non plus, il était écossais. La jeune femme portait une robe noire agrémentée d'un foulard en soie, coloré. Le garçon portait un polo et un jean. Édouard, en fin connaisseur, avait remarqué que c'était des vêtements décontractés, mais de marque. 

Très volubile, presqu'en riant, avant même de pénétrer dans l'appartement, James raconta qu'en apprenant par un ami comment celui-ci avait pu loger avec un autre écossais dans l'appartement d'Édouard, quelques années plus tôt, le temps de leurs études à Paris, il avait espéré bénéficier du même privilège, avant que la mairie ne lui annonce que l'appartement était en vente. On lui avait proposait un autre logement, mais il avait vite compris au vu de son cursus universitaire, qu'il ne pourrait pas espérer avoir droit à un appartement de prêt, alors il s'était rabattu sur le studio qu'il occupait aujourd'hui. 

 

Ils étaient encore sur le palier quand Camille, son pote, arriva avec la concierge. Le couple de retraités suivit et enfin Licia sonna à la porte. Cette fois elle portait une robe longue, noire avec un joli collier de perles artificielles de couleurs multiples, elle portait sur les cheveux un bandeau des mêmes couleurs. Il la trouva bien jolie et pensa que Camille devrait faire son portait.  Presque tout le monde était là, Édouard servit une coupe de champagne “Dom Pérignon” à chacun, le préféré de Mayra. Puis, il commença à ouvrir les cadeaux qu'on lui avait apporté. Chacun avait respecté sa demande en n'amenant que des petites choses sans grande valeur. Quand il ouvrit le paquet de l'institutrice il fut décontenancé. Il reconnut à la présentation un article qu'il avait écrit, bien qu'il soit traduit en Russe. Comment pouvait elle savoir que c'était de lui ? se demanda-t-il. Elle expliqua : “ Je sais que vous êtes critique gastronomique, j'ai imaginé que ça vous amuserait d'avoir un article que j'ai traduit.” S'agissait-il d'une simple coïncidence ?

 

On sonna à la porte, c'était Camille l'infirmière qui avait prévenu qu'elle serait en retard. Elle portait un petit paquet qu'elle tendit à Édouard en riant. Il l'ouvrit, c'était un petit livre intitulé : “les mystères de la rue de Turenne.” Mais il y avait une dédicace mystérieuse qu'il ne comprit que des mois plus tard.

Les invités avaient admiré la peinture de Camille, représentant un jeune indien pêchant. Sans en dévoiler la provenance, Édouard avait réussi à faire, discrètement, un clin d'œil complice à son ami. Il faillit s'étrangler quand Licia avait demandé si c'était lui, adolescent. 

 

Heureusement une sonnerie à la porte lui évita de répondre. C'était le traiteur qui apportait l'assortiment de petits fours, sucrés et salés, qu'il avait commandés pour la circonstance. Si sa mère avait été à Paris, il lui aurait demandé de préparer des petits « chappattis » farcis, avec une sauce à sa manière, mais elle était au Portugal.

 

Après quelques coupes de champagnes supplémentaires l'atmosphère se fit très détendue et la soirée se termina joyeusement. 

Son ami Camille proposa d'aider à ranger l'appartement. Trop content il accepta avec empressement. Peut-être trop pensa-il. Les derniers verres lavés et séchés, ils allèrent se coucher. 

Pas plus tôt allongé Camille s'endormit, mais Édouard resta éveillé un long moment. Il se demandait si tout-ça n'était pas trop beau. Tous ces gens se connaissaient et même Camille n'avait pas paru si étonné de retrouver sa camarade de lycée. C'était lui qui lui avait donné l'adresse de l'agent immobilier qui lui avait dégoté cet appartement. Il se demanda un instant s'il n'avait pas été manipulé, puis il se dit qu'il devenait paranoïaque. 

 

Malgré tout, il était content de la soirée, les voisins avaient apprécié cette rencontre, pensa-t-il et curieusement ils avaient beaucoup aimé cette grande bibliothèque dont il avait hérité en achetant l'appartement. C'était visiblement un meuble fait sur mesure car unique en son genre, d'un côté, fonctionnel, de l'autre exotique, avec des motifs d'animaux que l'on retrouve parfois dans les meubles venus d'Inde. Tania avait tout de suite remarqué la ressemblance avec le bureau que lui avait laissé Mayra. Il s'était, lui-même, fait cette remarque, mais pendant cette soirée il n'avait fait aucun commentaire. 

 

Il avait soif, sans doute avait-il bu trop de champagne. Il se leva alla dans la cuisine, sourit en regardant les stores que Licia avait adorés. Après avoir absorbé deux grands verres d'eau, il se recoucha. Il pensa, alors, à la visite d'un nouveau restaurant prévue le lendemain et il s'endormit brusquement.

 

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