La souris chicote
My Martin
L'immeuble vétuste est une "boîte à loyer", la propriétaire appartient à une famille de déménageurs. Elle augmente le loyer, le père fait venir un huissier pour établir "la surface corrigée".
L'appartement au quatrième étage se compose d'une entrée, cuisine sur l'arrière et une chambre avec alcôve, sur la rue. Le lit de Y est en travers, au bout du lit des parents. Parallèle à l'entrée (téléphone noir mural, numéro d'appel 17), un cagibi entre la chambre et la cuisine.
La fenêtre de la cuisine donne sur l'arrière des maisons voisines, des jardins, un cèdre.
Un jour, le perroquet de la voisine -médecin- s'échappe. Le bel oiseau Ara vert vole, ne sait où aller, se perche dans le cèdre.
Sur une étagère, un poste de radio sans son boîtier : des fils, des ampoules, les boutons avec la bande et le nom des stations en décalé sur plusieurs bandes. Un air préhistorique. Un appareil qui transmet le tumulte du monde.
Dans la cour, un cagibi. Des épaisseurs au sol, "Journal de Mickey", albums de Tintin, "Les 7 boules de cristal", "Objectif Lune", ...
Les toilettes à l'extérieur, au premier étage en avancée sur l'arrière, à l'extrémité de deux couloirs à angle droit. Le couloir coupe la fenêtre de la cuisine de l'appartement, au rez-de-chaussée. En passant, coup d'œil.
Puis le couloir se divise en deux, vers deux WC.
Cloisons de contreplaqué, vasistas. Y met du papier toilette brun dans la cuvette de céramique blanche, craque une allumette. Les flammes prennent vie, dévorent le papier qui noircit et se tord. Fumée grise.
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Du bruit dans la huche à pain (sédimentation de quignons, papier mousseline froissé). Une souris ! Le père affronte l'animal à mains nues. Issue du combat incertaine.
La mère, juchée sur la table de la cuisine ! Robe bleue, chaussons aux pieds. Les verres, les assiettes, les tranches de jambon blanc.
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Jouet d'enfant. Souris en tôle, moustaches, peau adhésive qui imite une fourrure rase. Une clé pour la remonter. La souris roule sur le plancher.
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Y est fils unique. Il s'amuse sur le palier. Il a un "tir aux pigeons". Une tige bleue aux trois appuis pliables, dans laquelle s'engage une partie haute, avec quatre branches pliables ; à leur extrémité se fixent des pigeons en carton, reliés aux branches par des chaînettes. La partie haute descend en tournant, Y tire sur les pigeons avec une carabine, les flèches ont des ventouses.
Y relie le tir aux pigeons à l'escalier par un complexe écheveau de ficelle et anime un téléphérique silencieux, qui le captive pendant des heures.
Y descend à cheval sur la rampe de bois. Vitesse folle, ligne des Hunaudières, 24 heures du Mans. Freinage d'urgence, serrer les cuisses, nouvelle descente droite.
Couloir de l'entrée, boîtes aux lettres au mur à gauche. Y a des boules de pétanque en plastique. Il les fait rouler en biais, elles frappent la plinthe à gauche, la contre-marche de l'escalier droit devant, la plinthe à droite et reviennent à Y. Plusieurs se suivent, un train, une mécanique bien huilée qui n'a pas de fin.
Deux camarades, les fils d'un gendarme, viennent voir. Y concentré, les boules se suivent. Ils partent.
Y fait de la trottinette dehors sur le trottoir. Rouge : pompiers, police. Y actionne avec son pied une pédale en T, la chaîne entraîne la roue arrière.
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Au rez-de-chaussée à droite, un couple. Sur le jeté de lit matelassé brillant, une poupée dont la jupe en bandes tricotées est étalée.
Elle, la femme, sourcils dessinés, cheveux mi-longs bruns en rouleaux, aussi sur la tête, mode années 1940, "les rouleaux de la victoire". Gloria Swanson. Elle garde Y un après-midi, elle lui fait une crêpe, épaisse. Une seule, blanche et fade, qui cale.
Lui est chasseur. Dans la cour à l'arrière il a deux chiens de chasse qui n'aboient jamais. Il tue les moineaux. Elle les cuisine en brochette. Des billes sur une tige de fer.
Ils déménagent, s'installent dans la moitié d'une ferme en L, avec grange garage attenante. Une fosse dans le garage, obturée par des planches exactement ajustées. Pratique pour faire soi-même la vidange de la voiture.
Un ouvrier payé au noir rénove l'extérieur. Il tombe de l'échelle, se blesse, procès, lourde indemnisation.
Y s'ennuie lors des invitations à déjeuner chez eux. Il prend une tapette et tue les mouches sur la façade au soleil. Le dimanche, le père ramène Y en ville au cinéma "Les Variétés". Au balcon, fauteuil rouge, film "D'où viens-tu Johnny ?"
Mais aussi plus tard en catimini, "Belle de Jour", de Luis Buñuel, avec Catherine Deneuve et Pierre Clémenti.
Lui, chauve, béret. Il trompe sa femme avec une cousine. On n'aurait pas dit.
Il peine à avaler. Diverticule dans la gorge.
Elle âgée, en maison de retraite tenue par des religieuses. Les parents lui rendent visite. Trop tôt. Elle n'est pas "visible".
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Au rez-de-chaussée à gauche, un couple. Lui parle peu. Elle parle pour deux, langue de vipère et bon cœur.
Deux fils. Ils peinent à les élever, alors une belle-sœur qui ne peut avoir d'enfant, prend en charge l'éducation de l'aîné : réservé, bien habillé, raie sur le côté. Avenir tout tracé.
Son frère resté sur place est rustique, vêtements en désordre, cheveux en broussaille.
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Dernier étage sous le toit, vit une dame âgée. Elle ne demande rien à personne. Une seule pièce, un rideau dissimule le lit dans l'alcôve. Marie. Elle gagne un peu d'argent en pliant des violettes en plastique, qu'elle fixe sur des couronnes. La mère de Y lui monte des crêpes, de temps en temps.
Puis la chambre est relouée à deux ouvriers portugais, venus travailler en France. Ils ont un tourne-disque et un disque.
Hervé Vilard, "Capri c'est fini".
Capri, c'est fini
Et dire que c'était la ville de mon premier amour
Capri, c'est fini
Je ne crois pas que j'y retournerai un jour
Ils l'écoutent en boucle le dimanche. Dans la cour, Y lance sa balle, la fenêtre là-haut est ouverte. La balle parfois retombe dans la chambre. Les ouvriers viennent à la fenêtre, sourient, se penchent, relancent la balle.
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Les rues convergent à l'entrée de la ville, devant le jardin public.
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Le carrefour est bloqué par les agriculteurs, manifestation, les tracteurs sont dans tous les sens, les klaxons retentissent.
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Circulation interdite. Une Alfa Romeo Giulietta 1300 verte surgit à toute allure, un numéro noir sur la portière dans un rond blanc. Rallye de Monte Carlo.
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Marilyn Monroe, ses mains retiennent sa robe blanche qui vole. Belle pour toujours.
Andy Warhol démultiplie l'image à l'infini, reflet dans le Palais des glaces.
A la morgue. Visage marbré de noir, cheveux raides plaqués en arrière.
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Le bruit court sur la ville : ils ont tiré sur le président des États-Unis, ils ont tué John Kennedy !
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Un cosmonaute avance, tenue blanche, raide, engoncé mais plus léger que sur Terre. Il marche sur la Lune. L'image est un peu floue, le son fait faux.
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Le collège en été héberge une colonie de vacances. Y est moniteur. Il est arrivé en avance, personne encore. Il s'installe dans une chambre, quatre lits superposés. Lit du bas.
Une souris dans la cloison. La souris chicote ; chicoter, verbe gentil : la souris déchiquette un peu de bois, arrange les débris en un lit douillet, se met en boule et s'endort.
Pas du tout. Elle chicote toute la nuit. Le bâtiment silencieux amplifie le bruit. Obsédant. Y tape sur la cloison, la souris s'arrête. Puis reprend.
Attention à l'eau. Tous les étés, sécheresse, problème. Faire des analyses, ne pas boire l'eau.
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Y emmène les enfants en promenade à Belcastel. En chemin, ils admirent une large cascade qui ruisselle doucement entre les herbes dans la forêt.
Belcastel est abandonné, au pied de son château en ruine. Rues pavées en pente. Un vieux pont de pierre fait le dos rond sur l'Aveyron.
L'architecte Fernand Pouillon rachète le château, le rénove avec art. Les maisons sont restaurées, le village reprend vie, bien reposé après un long sommeil.
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Le château de Bournazel est occupé par une maison de retraite. Maisons anciennes, four à pain arrondi.
Henri de Bournazel fut un officier qui s'illustra lors des "guerres de pacification du Maroc". "il combattait vêtu de sa veste rouge. Ses adversaires le reconnaissaient de loin, "L'Homme Rouge".
Tout de même, une veste rouge... Le capitaine de Bournazel obéit aux ordres et recouvrit sa veste rouge, d'une djellabah.
Il reçut plusieurs blessures et âgé de 35 ans, mourut le 28 février 1933 dans le djebel Saghro, à l'Ouest de Ouarzazate.
Y achète une bouteille de limonade à l'épicerie du village. Chaque enfant boit trois gorgées.
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Y a une idée. Il va occuper les enfants, monter un spectacle. La base sera constituée par les vers de Charles Baudelaire
-"Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre"-,
que Serge Reggiani cite, au début de sa chanson "Sarah"
Si vous la rencontrez, bizarrement parée,
Se faufilant, au coin d'une rue égarée,
Et la tête et l'œil bas comme un pigeon blessé
...
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