La Statue et le Grand Canyon
Geneviève Padovani
Nous visitions l'ouest américain en voiture : Françoise, Michel, Pierre et moi. Infatigables et bien organisés, nous roulions beaucoup ( les garçons se relayaient au volant ) sur des routes désertes et sous un ciel immense, de motel en curiosité, de site classé en saloon dont nous poussions la porte d'un coup de pied, comme au cinéma.
Le Grand Canyon figurait bien évidemment au programme et nous avions décidé de lui consacrer une journée complète.
A cette époque, il n'y avait ni passerelle, ni hélicoptère, ni randonnée encadrée. Seuls quelques hôtels et restaurants assez rustiques à proximité su site offraient logement et nourritures sommaires. Les visiteurs étaient déjà nombreux, mais cela n'avait rien à voir avec les hordes du 21ème siècle. Ni passerelles ni hélicoptères ne troublaient la vue ou l'ouïe. La nature.
Levés avant l'aube, en shorts et baskets, munis de biscuits secs et d'affreuses gourdes métalliques louées sur place et accrochées à nos ceintures, nous avons rejoint le départ du sentier. Les gourdes nous battaient les hanches, remplies d'une eau déjà tiède.
Le moral au zénith, nous avons gambadé pendant les premiers kilomètres, pauvres inconscients que nous étions. Le sentier zigzaguait aimablement entre des arbres plutôt secs, et nous faisions rouler les cailloux tout en admirant ce paysage unique.
Jaune, ocre, rouge, bleu, violet : les couleurs des strates changeaient à tout instant selon l'heure et le point de vue, tandis que le ciel passait lentement d'un bleu intense à un bleu plus pâle, trop pâle, nous aurions dû nous méfier...
En attendant nous savourions sans modération La carte postale.
Nous ne voyions pas encore le but de notre marche. Mais quel but ? Il y a près de 1.500 mètres de déclivité jusqu'au Colorado et le chemin est infiniment sinueux, imprévisible et sans fin.
Les responsables américains,prudents, nous avertissaient au moyen de pancartes tous les 100 mètres : "attention" "danger" "nous viendrons vous chercher en mule mais cela vous coûtera très cher " "réfléchissez avant de continuer" et tout à coup: "ceci est une aire de repos. Arrêtez-vous avant qu'il ne soit trop tard"
Ils en avenant fait un véritable chemin de Compostelle, l'essentiel était d'en avoir parcouru un tronçon.
Nous croisions quelques vaillants sportifs qui remontaient déjà. Ils avaient dû passer la nuit "en bas" et étaient partis très tôt. Nous échangions des "hey" chaleureux.
Entre collègues n'est-ce pas ?
Ainsi, les heures défilèrent sereinement, ponctuées de gorgées d'eau de plus en plus tiède et de biscuits de plus en plus émiettés. Le soleil tapait de plus en plus et il faisait vraiment très chaud.
En fin de matinée, nous atteignîmes une sorte de plate-forme aménagée en relais et délicieusement ombragée. Des tables en bois, quelques bancs, un comptoir très simple et une glacière pleine de boissons fraîches nous invitaient à faire une halte sympathique.
Mais voilà, tels Milou entre le diable et l'ange, nous hésitions : une pause trop longue pouvait être néfaste, nous n'aurions plus le courage de repartir.
Françoise, incarnation de la sagesse, choisit l'ange : elle s'arrêtait! Avec une argumentation décisive en trois points : "ce sera pareil toute la journée, nous ne savons pas où nous allons, nous ne sommes pas certains d'atteindre le fleuve". Michel et Pierre décidèrent, eux, de poursuivre. Et , après une hésitation, je les suivis , histoire de franchir encore quelques tournants, sans pour cela aller jusqu'au bout.
Voilà le danger : " jusqu'au prochain tournant…" ! Ainsi, de tournant en tournant, nous sommes arrivés au bord d'un maigre filet d'eau boueuse, le Colorado ! Un peu déçus, tout de même par la banalité du lieu.
Quelques personnes se baignaient à grands cris, aux pieds de tentes de camping et d'une cabane en bois. Mais le bain étant déconseillé aux marcheurs obligés de remonter avant le soir, nous repartîmes aussitôt.
Nous avons tout de suite été confrontés au piège du Grand Canyon : l'excursion commence par la descente, aucun problème. Mais quand on est arrivé, eh bien, il faut remonter !
Naturellement, le retour s'est révélé beaucoup plus difficile. Il faisait très chaud, le fleuve mythique avait été atteint, l'excitation était donc retombée, les gourdes étaient presque vides et les jambes accusaient une fatigue que nous n'avions pas ressentie tant que nous dévalions la pente.