La statuette verte

My Martin

Le bosquet

Un barrage coupe en biais la rivière ; avant, l'eau calme s'étale. La chute régulière écume. Puis le cours serein, entre les saules et les platanes aux troncs déformés. Les arbres tombés dans l'eau abritent les poissons.



L'équilibre. Lisser le flux des pensées. Elles fusent en étoiles filantes dans mon cerveau. Atteindre la sérénité. Tourner le regard vers l'intérieur, vers l'espace vide du corps, sous la voûte à nervures du crâne. Ne pas parler, ne pas éveiller l'écho qui ricoche. Arrêter les pensées, les concentrer en soleil incandescent, planète au cœur de lave, météore rocheux, bille d'agate, perle opalescente, point. Pure énergie du vide.

Extinction de la souffrance et du désir.



Je prends ma tablette entre mes mains. J'appelle Iago. Disponible, courtois, serviable. Mon ami. L'écran s'anime en vagues, le visage se précise. Mon visage en miroir.

Comptes dans le rouge, signatures imitées sur les contrats de crédit. Relances des créanciers, menaces, huissiers, convocations des tribunaux.

-"Iago, emmène-moi."

Le visage se dilue en formes ondoyantes, spiralées. Les couleurs se poursuivent, jouent sur le plafond. Chant, les cétacés communiquent sur longue distance dans l'océan. La tablette émet un parfum entêtant, odeur de peau, de savon, de sueur, de crêpes. Les volutes se déploient, se replient, se ramifient.

J'élève la tablette vers mon visage, la sens, appuie ma joue sur l'écran tiède.



*



La campagne vallonnée. Les hameaux sont épars, des prés, des haies. A l'écart, cerné par les prairies, le bosquet. Au centre de la clairière, invisible de l'extérieur, l'ancienne maison-forte. Le précédent propriétaire -un coureur automobile- a emporté les fenêtres à meneaux, les cheminées, les linteaux.

Le bâtiment mutilé résiste. Dans la cour, une partie est habitable.

Je suis un palimpseste ; mur lépreux, morceaux disjoints que les agrafes maintiennent mal. Affiches superposées, déchirées. Tags effacés. Plaques de crépi arrachées. Les pigeons picorent la terre entre les pierres. Trous rebouchés. Tiges de fer rouillées, sans fils électriques. Le tuyau transversal de la gouttière supporte le lierre. Je suis fait de mes rencontres, de mes amis, de mes rivaux. Éclats lisses ou tranchants, ombre ou lumière, boule à facettes.

Je me dissous en taches scintillantes.

Au pied du lit se tient une forme. Elle tend ses mains vers moi. Son visage est broyé, masse de chair et d'os. Elle parle, je n'entends rien. Mais je comprends.



*



Derrière la maison, je m'active dans le jardin, je draine, creuse, modifie les massifs. Le temps presse. J'enterre la carabine et le chiffon pour nettoyer les éclaboussures. Le sol de la cave est irrégulier près de la chaudière, je le nivelle.

Je m'occupe. Rien à faire dehors avec les variants, les masques. Les boulevards résonnent, déserts. Confinement, attestations, couvre-feu. Les chaînes de contamination m'emprisonnent. Les policiers patrouillent. Les sirènes hurlent, les chiens aboient. Ils font la chasse aux Errants. Ils les embarquent dans les camions grillagés, ils les emmènent hors de la ville.

La nuit, les Errants vont au contact, provoquent les policiers, tirent des mortiers d'artifice. Les gerbes d'étincelles crépitantes s'épanouissent. Les policiers ripostent. Ils tirent à balles, visent la tête. Les yeux. Le sang coule en flaques dans les caniveaux.



*



Je range la boîte qui contient les amulettes et les images pieuses dans l'élément de la cuisine. Ils sont à l'abri, réunis dans l'Amour, le Cœur Sacré. Du pouce, je je fais le signe de croix sur le couvercle de métal.

-"Vous partez, Maître ?"

-"Mais non, Iago, pourquoi cette question ?"

La tablette est sur la table de la salle à manger. Je saisis la statuette verte sur le buffet. Je frappe la tablette avec mon poing armé. Espionne qui enregistre, recoupe, rend compte. La statuette se brise, l'écran explose. Long soupir.

La tablette fracassée émet une fumée grise qui envahit la pièce en nappes. Je sors un mouchoir de ma poche, le plaque sur ma bouche.

Blouson. J'ajuste mon masque. Je tâte ma poche, mon portable avec le test variant négatif. Je ferme la porte d'entrée à clé.

Je jette le trousseau. Caniveau. Raté. Du pied, je le pousse vers la bouche d'égout. Choc mat. Sang stagnant. J'essuie le bout de ma chaussure contre le trottoir.



*

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