La Tentation Eosine en période bleue

maximgar

Julien s'allume une cigarette seulement quand il fait noir, histoire d'illuminer un temps un décor très vague fait de pas grand chose, des ombres de bric et de broc. Et quand il fait jour, un jour tamisé, filtré, coupé au couteau dans les déchirures des rideaux épais, Julien peint ce qu'on croit être des dégradés des cieux. Mais c'est histoire d'interprétation, sur sa palette il y a surtout des bleus, des ecchymoses, des meurtrissures de lapis-lazuli. Quand il était petit, Julien a longtemps pris des fortifiants. Il se blessait souvent, c'était un garçon fragile. 

Julien s'est longtemps construit des légendes d'hommes forts. Pas fort comme qui renverse une montagne ou tabasse un dragon. Mais fort comme qui résiste longtemps, ne serait-ce que tout une nuit contre un ange, par exemple, de ces forces qui dépassent les instants et marquent les esprits parce qu'ils sont l'addition de gestes lents presque immobiles. Mais il continuait de tomber en bicyclette et sur les rebords de trottoir. Alors Julien vivait caché, histoire de tomber tout seul. Julien n'avait pas beaucoup d'amis. Pas beaucoup d'amies non plus. Il n'aime pas les histoires qui commencent, parce qu'elles finissent. Ça fait de lui un garçon plutôt seul. Julien est un garçon fragile, alors il se casse souvent.

La pharmacienne sous sa croix verte serait au pied d'un arc-en-ciel, qu'il ne la remarquerait pas, déjà qu'il ne la remarquait pas au milieu des solutés de souffre, des vitamines goût orange et des pastilles à la lavande et au miel. A trop vouloir s'inscrire longtemps Julien a la conscience de ce qui est éphémère, de ce qui passe rapidement. La pharmacienne serait au pied d'un arc-en-ciel avec un chaudron qu'il ne comprendrait rien au trésor. Il a des traces de saphir qui déteignent dans les cheveux, elle a de l'éosine sur les mains. Elle lui ferait bien de la pourpre violette de ses taches. Mais il ne la remarque pas, même en revenant souvent. Et elle, elle ne se lance pas. Elle a un peu peur, elle, c'est pas vraiment une fille élancée.

Ses toiles sont toujours bleues. Ça les rend éternelles. Parce que les bleus étaient là bien avant sa palette et qu'il ne les peint pas vraiment : les bleus s'accrochent. Quand il achève une toile, Julien sait très bien qu'il ne l'avait pas commencée, et qu'il n'a pas encore fini. Pour couronner le tout, pour changer, il va se couper sur le chevalet. Il enfile son manteau et va à la pharmacie. La pharmacienne a le sourire, le rouge éosine plein les doigts. Quand elle lui prend la main sur ses plaques céruléennes, elle fait naître de l'améthyste et du lilas. Julien pense alors que le zinzolin s'accroche, qu'il pourrait très bien ne pas l'avoir commencé, qu'il n'y aurait aucune raison que ça finisse.

« C'est joli, dit-elle.

- Assurément », dit-il.

Il était bien. Il était plutôt mal ailleurs, elle voulait savoir s'il était maladroit. Julien se perdait dans des visions de fracas. Et des nuances de violet, comme autant de degrés entre des milliers d'aurore. Quitte à se faire briser, il ne se cassait pas. Ça le changeait de ses inclinations fragiles.

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