LA TOMBE DU PRUSSIEN, chapitre 3

Eric Chesneau

Panade pour une tortue défunte

Il s'agit là du troisième chapitre du polar rural La Tombe du Prussien (2002, Les Relais Artistiques).

Je n’ai pas pleuré à l’enterrement de ma grand-mère. C’est comme ça. Pourtant je l’adorais. Comme un gosse peut adorer sa grand-mère, un amour entier, sans concession, sans surprise non plus. De cet amour exclusif et inconditionnel qu’on lit parfois dans les livres et que des gens très savants s’attachent à éventrer, disséquer, déchirer, ravaler à quelques connexions abstraites, chimiques et électriques; ça doit rendre profondément malheureux de faire des trucs comme ça...

Elle aussi, était savante, sans avoir plus loin poussé que ce fameux certificat d’études qu’elle avait conservé, toute sa vie durant, dans le tiroir de sapin verni indissociable de la pompeuse commode achetée à la veille de la Grande Guerre.

Mais quoi? Elle égrenait dans ses livres d’histoire et de géographie des chapelets de mots étranges et très compliqués qu’elle savait m’expliquer en ouvrant de grands yeux sur un monde exotique qu’elle n’avait, en fait, pas plus connu que moi.

Mais je n’ai pas pleuré à son enterrement.

J’étais peut-être le seul de toute cette assemblée vêtue de sombre à ne pas me moucher, me tamponner les yeux, alors que le noir peint autour des yeux des femmes coulait sous le double effet des larmes et de la pluie.

Car il pleuvait ce matin là.

On aurait pu croire que le Bon Dieu avait décidé d’arroser l’arrivée de ma grand-mère au Paradis.

L’intention était certes louable, et ma grand-mère a dû apprécier, mais pour nous autres, malheureux qui venions de quitter le relatif confort de l’église et de ses bancs de bois à la précaire assise pour nous embourber dans la tourbe froide du cimetière, l’heure était à la déroute. A tel point, je suppose, qu’il dût s’en trouver quelques-uns, hypocrites et pleurnicheurs, pour, entre deux grimaces d’officielle douleur, souhaiter que le curé prît leur mal en pitié et exécutât l’affaire en deux coups de goupillon.

C’était, à part une tortue inhumée un soir d’hiver quelque part dans un coin du jardin, la première fois que j’étais confronté à la mort. La vraie mort.

Bien sûr, j’avais eu de la peine quand ma tortue, au moins septuagénaire d’après la tradition familiale, avait rendu son âme de tortue au Bon Dieu des tortues qui niche quelque part aux Galapagos. Elle n’avait pas résisté à la curiosité entreprenante du chien du voisin.

Mais le lendemain de la disparition de l’honorable chélonien, ma mère avait séché mes larmes d’une boîte en carton simplement vêtue d’un ruban jaune et offrant un éphémère asile à un hamster dont les petits yeux noirs m’emplirent de joie et me firent, très vite je l’avoue, oublier Bérénice.

En suivant d’un oeil morne la boîte de chêne s’enfoncer dans les telluriques entrailles du petit cimetière, je me demandais bien par quoi on irait remplacer ma grand-mère...

J’avais, pour autant qu’il m’en souvienne, le cœur sec. Ce matin là, je me l’imaginais, ce cœur, comme un de ces raisins de Corinthe qu’on trouve dans les cakes de grande-surface, un petit truc noir rabougri, strié de plis comme les couilles d’un nouveau-né. Un truc inutile, à peine bon à irriguer mes vaisseaux sanguins pour faire tourner la machine, comme disait, avant, ma grand-mère.

Depuis ce jour, au risque de passer pour un sauvage, j’avais toujours essayé de prendre la vie avec un certain détachement, dressant une sorte d’écran opaque entre mon entourage et moi. Pas question de trop s’attacher à qui ou quoi que ce soit.

Tout bonheur a sa contrepartie et au bout du compte, c’est tout seul, désespérément seul qu’on se retrouve entre quatre planches. Et vous pouvez rire, chanter, aimer, c’est toujours dans les larmes que votre vie et celle des autres s’achèvent.

Pas besoin d’être assassiné pour entrer seul dans la mort...

Laleu est mort assassiné. La belle affaire. Ce n’est pas vraiment pour lui que je suis triste. Plutôt pour celle qui reste ma voisine, mon amie. Mieux vaut avoir pitié des vivants que des morts.

Pauvre Laleu, tout de même. Crever comme ça, à quatre-vingt-sept ans. Saigné comme un cochon. Quatre-vingt-sept-ans. Quel que soit son assassin, il aurait pu attendre que le vieux aille jusqu’au bout de son chemin.

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