La tour de papier

Gilbert Libé

LA TOUR DE PAPIER

Jo marche sous la pluie, une gitane maïs aux lèvres. Il traîne son vieux cabas élimé chargé de poireaux comme sa carcasse trempée. Il traverse des rues vides et ternes et arrive enfin au pied d’une tour immense dont le sommet est perdu dans un ciel bas. Elle est là, sa tour, érigée comme la stèle d’une civilisation disparue. Un pénis énorme qui écrase, impose sa majesté au milieu des habitations. Personne sur le parvis, pas un gosse, pas même un chien pour pisser sur un des arbres chétifs. Jo est insensible à ça ; il l’a vu grimper cette tour. Son pavillon a été hypothéqué par un promoteur qui lui a proposé en échange un poste de concierge dans la tour. Il est devant la porte, jette son mégot et entre dans le hall. Une camionnette surgit et s’arrête devant l’entrée dans un crissement de pneus. Deux livreurs sortent du véhicule, se précipitent à l’arrière, ouvrent la porte et déchargent douze ballots de journaux qu’ils jettent sur le trottoir. Ils remontent et démarrent en trombe, la camionnette disparaît dans la grisaille. Jo vient prendre les paquets qu’il aligne méticuleusement à côté de l’entrée. Il rallume une maïs en transportant rapidement les journaux dans le hall. La pluie redouble d’intensité. Il va pour pénétrer une dernière fois mais se ravise, jette son mégot, entre dans l’immeuble en s’ébrouant.

Depuis une fenêtre du dernier étage de la tour, Margot, laisse vagabonder ses pensées. La pluie tombe sur la ville. Son image pensive se reflète dans la baie vitrée.

- Il pleut

Elle se retourne vers Paul, son frère, plongé dans un journal. La pièce est envahie de journaux qui forment des cloisons de murs faits de ces amalgames de papier. L’étage déborde de journaux, la tour est remplie de journaux. Elle insiste.

-  Il pleut. 

Paul lève les yeux.

- T’en es où ? 

- Le 18e est terminé. Quand un étage est plein, tu t’énerves, tu ne penses qu’au suivant. 

- Calme toi Margot, on est arrivé au dernier. ça s’arrose !

Elle s’approche d’une table où trônent des bouteilles d’alcool. Elle se sert un verre et va s’appuyer contre un escabeau le long d’un mur de journaux. Paul se sert à son tour.

 Dans le hall de la tour, Jo appuie rageusement sur le bouton de l’ascenseur. Il grogne, les ballots de journaux à  ses côtés. De sa loge, sa femme, Lulu apparaît.

- Tu sais bien qu’il reste bloqué au 7e !

- On sait jamais, la semaine dernière il est arrivé au 3e

 Lulu retourne à sa cuisine et lui lance :

- Bien sûr. C’est ça !

- C’est pas toi qui te tapes les étages à pied. 

Lulu du fond de sa cuisine.

- Il n’est pas question que j’aille voir ces fadas ! Ils se foutent de nous.

Jo hausse les épaules et s’engage dans l’escalier, un ballot dans chaque main. L’escalier est envahi de paquets de journaux vieillis et poussiéreux. Il arrive difficilement au 2e étage, en se frayant un passage à travers les obstacles. Le palier du 3e est envahi et contre toute attente, l’ascenseur est là. Ses portes s’ouvrent et se referment ostensiblement. Une pile en équilibre tombe sur un mur de journaux qui vacille. Jo retient l’édifice instable et passe les ballots de l’escalier au palier et du palier à l’ascenseur. Il charge la cabine, appuie sur le 18e étage et sort. La porte se referme aussitôt ; l’ascenseur grimpe au sommet de la tour.

 Dans sa cuisine Lulu épluche ses légumes, assise à sa table. Son mari entre, une bière à la main.

-  Jo, tu peux continuer à éplucher les légumes ? 

Elle se lève

- Faut que je remue, ça va encore brûler.  Je ne me fais pas aux plaques électriques, je préfère le gaz. Mais pas de flamme ici. Interdit.

Il s’approche d’elle, lui prend l’épaule et l’embrasse tendrement sur la joue.

- Ca sent bon. 

 Jo s’éloigne d’elle, se dirige vers la table.

- Mais qu’est-ce que t’as fait ?! 

Il repousse du revers de la main les épluchures de légume qui souillent son journal.

- Mais tu sais bien, on ne jette pas UN journal ici, pas UN SEUL. C’est comme ça. 

- Mon pauvre vieux tu deviens aussi fada qu’eux.

Elle regarde le contenu de la casserole, éteint la cuisinière.

-  Et voilà ça brûle ! J’en ai mare de tout ça, du papier qui moisit, de cette odeur d’encre et de poussière qui descend des étages. 

 Margot sur l’escabeau, entasse les papiers pour finir une hauteur de mur. Elle redescend, prend un paquet et remonte. Paul lève les yeux, fixe sa sœur de dos. Elle est vêtue d’une jupe courte noire. Le regard de Paul se pose sur ses fines et jolies jambes. Margot se retourne.

- Tu m’aides ? 

Paul se lève et s’approche de l’escabeau. Margot sursaute ; il lui caresse les jambes. Elle ferme les yeux avec un sourire. La main de Paul remonte entre ses cuisses doucement. Margot gémit accrochée à l’escabeau, se mord la main et  soudain descend s’affaler sur un fauteuil de bureau.

- Tu allumes les chandeliers ? 

Paul ferme son poing droit sur son pouce qu’il fait surgir comme s’il frottait une allumette. Et il pose son pouce sur chaque bougie. Margot éteint la lumière. Tout est sombre, elle esquisse quelques pas de danse.

- Allume Paul, c’est plus romantique. Qu’est-ce que tu attends ? Tu as peur du feu ?

- Je n’ai pas peur du feu. 

Margot prend une bouteille et se sert un verre d’alcool.

- Le feu c’est notre enfer. 

Elle secoue soudainement la bouteille et répand le liquide partout.

- Regarde ! Pour éteindre l’enfer ! Ici, ici et là ! 

Margot très énervée jette la bouteille qui vole en éclat contre une vitre.

- J’en ai marre Paul, tu m’entends ! 

Pendant que Paul rallume les fluos, Margot prend un paquet de cigarettes dans son sac à main.

- L’enfer c’est nous !

Elle tente d’allumer la cigarette mais Paul la ceinture. Ils tombent et roulent au sol. Elle se débat en donnant des coups de talon. Il l’immobilise, elle hurle.

- Lâche-moi !

Paul la tient toujours au sol, d’une main et lui caresse le visage.

- Calme-toi, Margot. 

Paul l’embrasse dans le cou. Petit à petit Margot cesse de s’agiter, lasse elle ferme les yeux.

- On y est arrivé, c’est la fin. 

Ils restent enlacés à terre.

 Jo fait signe à sa femme de s’approcher.

- Regarde. Quand tu épluches, tu vois rien !

Lulu prends le journal des mains de Jo et lit tout haut l’article.

- « La succession de l’empire de presse LIEBMANN enfin prononcée. Depuis le décès du magnat de la presse, il y a cinq ans, sa fortune que l’on savait considérable fond comme neige au soleil. Toutefois cette hémorragie devrait rapidement être stoppée. En effet, de nouvelles dispositions testamentaires découvertes récemment désignent Mlle Sophie DE FAVILLE, fille naturelle d’Henri LIEBMANN comme unique bénéficiaire de l’empire médiatique ou du moins ce qu’il en reste. Gageons que Mlle DE FAVILLE, 25 ans, diplômée SUP de CO, saura sans nul doute gérer le seul groupe de presse qui n’a jamais succombé aux chants des sirènes de la bourse, bien protégé dans le giron du grand magnat. » 

- Ils en sont où ? 

-  Le 18e est plein. 

- Et après ?

- Je crois... J’ai entendu... Enfin, ils vont entasser au château. 

- Ah non ! Pas le château. Le vieux LIEBMANN nous l’a légué. 

Lulu regarde son mari et lui ordonne.

- Montre leur ce journal et tu leur fais lire ! 

 Paul et Margot s’affairent au rangement. L’ascenseur arrive. Paul décharge la cabine et découvre l’article scotché bien en évidence sur la paroi.

 Un taxi s’arrête au pied de l’immeuble. Sophie, une jeune femme élégante vêtue d’un tailleur chic sort de la voiture et s’adresse à l’homme qui l’accompagne.

- Merci maître, je vous vois après. 

- Vous ne voulez vraiment pas que je vous accompagne, Mlle Sophie, ça risque d’être chaud ! 

- Ca va aller, ils ne sont pas aussi fous que ça. 

- Comme vous voudrez. Mais après, vous me rejoignez à l’étude, n’est-ce pas ?

Sophie s’écarte de la voiture, fait un signe en souriant au notaire. Le taxi démarre et s’éloigne. Une camionnette de livraison s’arrête devant la tour. Sophie assiste au rite du déchargement de ballots, regarde les paquets s’amonceler devant la porte et entre. Elle se dirige vers l’ascenseur et appuie sur le bouton d’appel qui ne s’allume pas. Elle réessaie à nouveau. Rien. Elle décide alors de monter par l’escalier de secours. Elle reste songeuse devant les journaux qui l’encombre, s’engage dans la cage d’escalier et monte les marches avec un regard inquiet sur ces piles instables. A chaque étage, elle doit enjamber les paquets couverts de poussière et jaunis par le temps. A chaque palier elle tente d’appeler l’ascenseur sans succès. Arrivée au 7e l’ascenseur est là et semble l’attendre. Les portes s’ouvrent et se ferment dans un bruit rythmé et constant comme un disque rayé. Elle entre dans la cabine et appuie sur le bouton du 18e étage et allume une cigarette comme pour se rassurer. Les portes se referment. La cabine démarre, l’ascenseur est son allié, elle soupire. Les étages défilent un à un, la lumière de la cabine filtre derrière les portes ; les journaux s’effondrent dans le même temps sur chacun des paliers. Arrivé au 18e, la porte s’ouvre et laisse apparaître des tas de journaux posés là, en vrac.  Elle sort de la cabine et sursaute, surprise par un vacarme sourd venant de l’escalier. Elle jette son mégot encore allumé et se dirige vers les montagnes de papier. Le mégot a roulé au pied d’une pile de journaux. Paul et Margot sont assis sur les journaux et discutent à voix basse ne prêtant pas attention à Sophie qui vient d’entrer dans la pièce. Sophie arbore un sourire hautain. Elle attire l’attention en toussotant. Surpris, le couple se tourne vers elle. Margot se lève aussitôt, Paul ne bouge pas décontenancé. Paul interpelle Sophie.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- Je viens chez moi. On est de la même famille, non ?

Sur le palier, les piles de journaux s’écroulent et alimentent le feu qui a bien pris. Sophie allume encore une cigarette. Margot s’agace, elle s’adresse à son frère.

- Tu peux lui dire de ne pas jouer avec le feu ! 

Sophie s’approche de lui.

- Il faut brûler la vie par les deux bouts, comme disait papa…

Elle rit et se retourne vers Margot.

- Qu’est-ce que tu crois que notre père a fait ? Il a suivit à la lettre sa devise. Et je suis là !

Elle tire sur sa cigarette et rejette la fumée vers Margot en affichant un sourire provocateur, Paul fonce brusquement sur Sophie, lui arrache sa cigarette des mains et l’écrase rageusement au sol.

- Tu es là et tu vas y rester, sois-en sûre !

- Paul, le palier est en feu. Elle a mit le feu.

La fumée a envahi la pièce, Paul et Margot se protègent le visage avec un mouchoir, tandis que Sophie éclate de rire.

- Il va falloir faire du vide, ici. Il y a beaucoup trop de papier dans cette tour ! 

 L’ascenseur est devenu fou, se ferme à un étage, s’ouvre à un autre. Les piles de journaux en feu s’écroulent dans l’escalier. Le feu a progressé dans les paliers à une vitesse vertigineuse.  Au loin on entend la sirène des pompiers. Sur le parvis, le couple de concierges regarde, la tête en l’air, la fumée s’échapper des étages supérieurs….

FIN

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