la trappe

My Martin

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Pierre Adrian -né en 1991, en banlieue parisienne  

 

'Que reviennent ceux qui sont loin' 

roman (2022) 

 

 

*** 

 

 

Je referme le loquet du portail blanc derrière moi. 

Le jardin de la grande maison est désert. Il l'est toujours. On y passe, mais on ne s'y arrête pas.  

On ne pénètre jamais par le hall principal, exposé au nord. Le perron en granit, humide et glissant, prend le salpêtre et les mousses comme des parois d'église. 

 

L'entrée véritable de la grande maison se fait par la cuisine, de l'autre côté ; celui de la lumière, de l'allée d'hortensias, de la vigne vierge et des rosiers, de la citerne, sur laquelle on s'allonge après le déjeuner, pour jouir du soleil avec le café. 

Je monte les marches. 

La porte est ouverte.  

 

 

La grand-mère se repose dans la chambre du rez-de-chaussée. Pour la sieste, elle privilégie « la chambre du mort », pour ne pas avoir à monter et descendre l'escalier.  

On l'appelle de ce nom lugubre, car un arrière-grand-père y est mort. Aussi, car la chambre orientée plein nord, est toujours sombre et humide.  

Elle convient à une après-midi de sieste, mais on n'y vit pas. On n'ouvre jamais les volets de la chambre du mort, qui ne connaît que l'obscurité, le repos de la grand-mère et sa toilette au réveil. 

 

 

Le lavoir est une tache d'eau entourée de pierre, nichée au fond d'une clairière humide. Abritée sous les chênes, elle ne connaît pas le soleil. Ou alors, il faut connaître l'heure exacte à laquelle un rayon transperce le bocage, traverse les toiles d'araignée, atteint la mare verte et noire.  

Un modeste filet d'eau coule, donne au lavoir de faux airs de fontaine.  

On l'a baptisé du nom d'une sainte décapitée ici par son frère, qui la croyait débauchée. Selon la légende, la jeune fille est rentrée au château vers son meurtrier, en portant sa tête. Elle l'a replacée sur son cou, pardonnant à son frère.  

Repenti, il alla fonder une abbaye et deviendra saint, lui aussi.  

 

Que reste-t-il de la légende aujourd'hui ? Un fléchissement dans la pierre du bassin marque l'empreinte de la tête coupée.  

Et l'on voit des statues de la fratrie dans les chapelles du pays. 

 

 

Sur la grève, J me prend la main. Dans son monde à ras du sol, il remarque des détails auxquels je ne prête plus attention. Il s'arrête, observe des flaques, intrigué par des marques étranges sur le sable, des confettis.  

« La forme mémorisée des vers de sable. »  

Puis il repart en se retournant, court sur quelques mètres pour revenir à ma hauteur.  

La mer s'est retirée si loin, qu'il semble possible de marcher jusqu'aux balises.  

Nous nous avançons sur un banc de rochers. Lorsque j'étais enfant, on en parlait comme d'un repaire de crabes. La pêche débute.  

Je soulève les pierres, découvre des vases, depuis lesquelles déguerpissent des crabes fantômes, transparents, couleur de sable.  

« Ceux-là, on n'y touche pas. Ils sont insignifiants. Ils ne méritent pas qu'on les capture. » 

J'explique à J comment attraper un crabe, sans se pincer.  

Les crabes gesticulent dans le vide. J s'inquiète. Il veut être sûr qu'après, on les relâchera. J'acquiesce. 

« Sauf si on en trouve un assez gros. On le ramènera à grand-mère, pour le dîner. »  

Je simule un appétit que je n'ai pas. Je dis des sottises qui semblent le faire réfléchir, car il ne répond pas et se perd dans ses pensées.  

Dans notre dos, la plage s'éloigne. Je vois bien qu'il s'en soucie. 

J trébuche sur les rochers. Il glisse sur le varech et se fait mal, je crois, mais ne le dit pas. Son genou saigne.  

La mer monte. Il la regarde, comme si une armée nous encerclait.  

« Tu es sûr qu'il est encore temps ? », me demande-t-il.  

On a dû l'avertir des dangers de la marée, lui raconter l'histoire des gens piégés sur les îles.  

L'eau s'empare paresseusement de nos rochers. Elle s'infiltre. Le ressac fait le bruit d'un claquement de langue.  

« Un dernier crabe ! On ne part pas, tant qu'on n'a pas un dernier crabe. Au pire, on rentrera à la nage. »  

Il braque sur moi ses yeux paniqués. Bien sûr, il ne sait pas nager. Je lui dis aussitôt que je plaisante. Mais désormais, il ne s'intéresse plus à la pêche. Le regard apeuré, il constate l'encerclement de la marée.  

Nous faisons demi-tour et prenons un chemin plus long pour rentrer à pied sec, en regagnant la pointe, puis le chemin côtier.  

Il relâche les crabes. Egarés sur le sable, ils s'enfuient d'un drôle de pas de travers. 

 

 

L'aile de la grande maison orientée à l'est a été occupée par les Allemands, pendant la Seconde Guerre mondiale.  

Ils allaient du salon à leur chambre là-haut par une trappe, toujours visible au plafond, au-dessus du bureau de grand-père. 

Les soldats ont donc vécu de longs mois dans la pièce où nous lisons le soir, avant d'être envoyés un jour, sur le front de l'Est. 

Il n'y avait rien à faire dans le Finistère. Je me demande comment ils occupaient leurs journées. Depuis le mur de l'Atlantique, dans les blockhaus aménagés pour leur tour de garde, ils surveillaient la mer. 

 

De leur séjour ici reste cette trappe, qui nous fascine et le mystère qui hante les maisons réquisitionnées. 

 

 

Nous empruntons le chemin côtier. Dans le cortège, les petits en maillot de bain, pieds nus ou dans leurs sandales en plastique. La mère de J le tient par l'épaule. Il marche à l'avant du groupe. Je l'entends murmurer à l'une de ses cousines « Ça ne me fait rien à moi. » 

À la pointe, les enfants s'éparpillent sur les rochers, surveillés par les adultes. 

La marée est haute. Les vagues frappent les brisants, l'eau claque. 

J et sa mère s'avancent au plus près. Ils se tiennent par la main.  

Un silence, ou le vent, disperse les cris des enfants. Une petite nièce serre sa peluche contre sa poitrine, muette et terrifiée. 

 

Sans lâcher la main de sa mère, J jette sa peluche à la mer. 

Elle reste là, ballottée par les vagues.  

J ne la quitte pas des yeux, tandis que le courant l'emporte. 

 

 

Ils ont mis la main sur une mouette blessée.  

Elle clopine dans leurs jambes. Elle cherche à s'enfuir, mais un enfant lui donne un coup de pied, avant de s'écarter. Un autre la frappe avec un bâton. La mouette gémit quelques secondes, puis se résigne.  

Elle lève son bec en l'air, tente de déployer ses ailes. Elle est remise au sol par l'épuisette d'un garçon. Ils parlent à voix basse. La mouette se débat. Prise au piège du filet, elle remue son bec dans tous les sens.  

Un enfant brûle une allumette et met le feu à du papier journal. Il patiente, les mains en creux, et lorsque la flamme lui paraît suffisamment vive, il s'approche et tente de mettre le feu à l'extrémité d'une aile. La mouette se rebelle. Elle lâche ses dernières forces et la flamme meurt dans l'exaspération des garçons.  

Il y a des reproches puis ils s'écartent et en arc de cercle, à distance, ils laissent l'oiseau s'approcher. Une patte est atrophiée, la mouette retombe à chaque pas. Elle cherche à fuir mais chaque fois, un enfant s'interpose et lui barre la route.  

Enfin, boitillante, elle finit par se coucher et rabaissant sa nuque, glisse le bec dans les plumes.  

 

 

Plus tard, je demande à J qu'est-ce qui leur a pris, de battre un oiseau. 

« Nous avons vengé Alceste. » 

Alceste est le chat d'une voisine. Il est borgne. 

 

Il allait se jeter sur un reste de repas. On raconte qu'une mouette est descendue à toute vitesse et lui a crevé un œil. 


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