La valse de Blum

haylen

N'est-ce pas ?

Blum était assise sur le banc de l'arrêt de bus, comme à son habitude. 

8h47. 

Elle regardait les gens passer. 

Une femme qui boitait depuis des années passait toujours par cette rue pour aller voler les derniers antidouleurs de l'ancienne pharmacie. Elle s'était toujours demandée ce qu'elle ferait lorsqu'il y en aurait plus.

Un garçon d'une dizaine d'années faisait la manche dans chaque rue pendant une heure. Il s'asseyait pour quémander un ou deux pauvres centimes. Chaque pièce avait son importance. 

Mais ce qu'attendait Blum c'était le vieux monsieur avec son accordéon. C'était un instrument qui n'existait plus depuis des décennies mais qu'il avait gardé en souvenir de l'ancien temps. Chaque mardi du mois, il passait jouer un air de musique aux passants qui l'ignoraient royalement. Blum l'applaudissait toujours, avec les larmes aux yeux. 

Elle se mit à sourire en voyant l'homme arriver de la rue d'à côté en traînant sa valisette difficilement. En voyant Blum, il lui fit un signe de la main avant de s'installer devant l'affiche qu'elle haïssait tant. Quand il sortit l'instrument de son étui, elle retenait son souffle, elle savait que son cœur allait en prendre un coup. 

Et il commença à jouer. 

Elle reconnaissait déjà le morceau. C'était son préféré. A la fois doux et furieux. A la fois drôle et triste. C'était d'un compositeur français, qu'il lui avait dit un jour. Elle avait beau lui demander son nom, il ne voulait rien dire. Il gardait cet air malicieux de ses vingt ans devant le regard émerveillé de Blum.

Elle se surprit à balancer son pied droit. Elle voulait danser. Comme à chaque fois. Il lui avait dit que c'était une valse, et une valse ça se danse à deux. Alors elle se contenta de fermer les yeux et de s'imaginer en train de danser cette drôle de danse, en parcourant la rue, en riant, en sautillant, en aimant la vie. 

En ouvrant les yeux, elle vit le vieil homme se balancer à son tour. Elle se mit à rire. Elle bougea ses mains et ses bras en rythme avec la musique, elle allait de plus en plus vite. C'était merveilleux. La seule musique qu'elle ne connaîtra jamais. La seule qui l'a fera vivre une dernière fois avant de mourir dans cette vie de merde. 

Et la musique s'arrêta. 

Elle avait les larmes aux yeux. Elle se mit à applaudir le vieil homme, ému, lui aussi. Du trottoir d'en face, il lui murmura :

« C'est la valse de Blum. »

Elle entendit le ronronnement d'un moteur au loin. Le bus de Syd arrivait. C'était terminé. Le vieil homme disparût dans la rue d'à côté, sans un mot de plus. Mardi prochain, elle le reverrait et elle sera heureuse trois minutes de plus dans sa vie. 

« Salut, B. 

_ Salut. »

Elle souriait à Syd, elle savait qu'il aimait le mardi. C'était le seul jour où elle souriait sincèrement. 

« Ton ami n'est pas avec toi ? »

En entrant dans le bus, elle haussa les épaules. 

« Ce n'était pas mon ami, répondit-elle. 

_ B… »

Il avait espéré qu'avec ce garçon, elle aurait vu la vie d'un autre côté. 

Elle s'installa dans le fond du bus, comme à son habitude. La route fut longue, et pesante. Elle savait qu'en rentrant en cours tout à l'heure, les autres allait lui demander pourquoi le garçon d'hier n'était pas avec elle. Ils allaient lui reprocher de ne pas avoir été plus prudente et d'avoir fait une belle connerie.

Elle soupirait. Elle assumerait ses actes. C'est tout. 

--- 

En arrivant devant la grande porte de l'amphithéâtre, elle prit une grande inspiration. Elle finit par l'ouvrir et se trouva nez à nez avec Hans qui la regardait surprit. 

« Le garçon… 

_ Ouais, je sais, il n'est pas là. »

Elle ignora les messes basses des autres et s'installa sur une chaise au fond, loin des reproches. 

« Bon, aujourd'hui, on étudie la littérature. J'ai demandé la semaine dernière à ce que chacun d'entre vous choisissent un livre et l'expose devant tout le monde. Je veux que vous soyez clair, net et précis. Qui veut commencer ? »

Leah, une jeune femme d'une vingtaine d'années leva la main. C'était la femme qui ne faisait pas confiance à Blum à propos du jeune homme de la veille. Elle se donnait un genre de brute épaisse, mais elle était aussi fine que du papier à cigarette. Elle faisait peine à voir avec ce débardeur deux fois trop grand pour elle, et ses cernes profondes et violettes. Blum ne l'avait jamais vraiment apprécié. En réalité, elle n'avait aimé que très peu de personne dans sa vie. 

« J'ai choisi l'œuvre d'Anthony Burgess. Orange mécanique. »

Blum n'écoutait même plus, elle était plongée dans ses pensées. Les gens défilaient, les œuvres aussi. L'attrape-cœur, 1984, Orgueil et préjugé, Emma…

Et ce fut à son tour. Elle ne voulait pas y aller. Malgré ce qu'elle disait, le regard des autres l'effrayait. 

« Blum. »

Elle hocha de la tête. Elle prit son livre et sa feuille de notes avant de descendre, face aux autres. 

« Thérèse Raquin, d'Emile Zola. J'aurais pu prendre Germinal, mais je me suis dit qu'on connaissait déjà l'histoire. »

Elle allait commencer à lire ses notes quand le bruit d'une porte qui s'ouvre attira son attention. Le jeune homme de la veille se tenait en haut des escaliers, il semblait essoufflé. 

Blum n'en revenait pas. Elle était bloquée sur lui. Qu'est-ce qu'il faisait là ?

--- 

Léo. 


Il fronça des sourcils en voyant Blum en bas. 

« Désolé, je… 

_ En général, on n'accepte pas les gens en retard. 

_ Désolé, Hans… »

Il baissa la tête avant de s'asseoir dans le fond, sans un mot de plus. 

Blum était bloquée sur lui. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Elle l'avait pourtant démasqué hier. Il devrait avoir honte ou avoir peur d'elle. Il ne devrait pas être ici à la regarder faire ce stupide exposé. 

« Blum. »

En entendant la voix autoritaire de Hans, elle se reprit. 

« J'ai pris un livre de la littérature française. Thérèse Raquin, d'Emile Zola. »

Elle regardait les autres qui semblaient indifférents. Elle jeta un coup d'œil à Léo qui lui fit un léger sourire d'encouragement, et elle se mit à continuer :

« Thérèse est une femme à la fois laide et belle. Elle est sarcastique, elle déteste son mari mais elle tombe follement amoureuse d'un homme qu'elle ne peut pas avoir. Ce sont des amants maudits, ils ne peuvent se passer l'un de l'autre. Et c'est magnifique. Les histoires d'amour ne se terminent pas toujours comme on le voudrait. »

Elle se mit à sourire en baissant les yeux. 

« Ils trouvent tous les deux des excuses pour ne vivre pleinement leur vie. D'abord c'est le mari de Thérèse, et ensuite c'est sa mort. Au final, ils se tuent tous les deux pour avoir la paix. Il n'a pas fallu beaucoup de mots entre eux pour qu'ils s'aiment. »

Elle marque une pause avant de continuer :

« J'ai choisi ce lire parce qu'il m'a permis de partir. On a une vie de merde et on lit pour s'évader. Et c'est ce que j'ai fait. »

Elle chercha une page bien précisé où elle avait souligné au crayon à papier un petit passage :

« Tous deux s'avouaient avec terreur que leur passion était morte, qu'ils avaient tué leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait doucement ; un grand brasier rose luisait sur les cendres. Peu à peu la chaleur était devenue étouffante dans la chambre ; les fleurs se fanaient, alanguissant l'air épais de leurs senteurs lourdes»

Elle ferma le livre. 

« C'est à ce moment-là qu'on se rend compte que leur passion se limitait au désir d'avoir ce qu'il n'avait pas. L'être humain ne se consume que pour ce qu'il a perdu ou ce qu'il aurait voulu avoir. Zola a compris bien avant nous, ce qu'il se passait dans nos vies. »

Elle haussa des épaules. 

« Finalement, une passion ça s'entretient. »

Hans acquiesça avant de se retourner vers les autres. 

« Des questions ? »

Personne ne daigna lever la main. Au bout de quelques secondes, Blum décida de retourner à sa place. Au moment même où elle monta les marches, Léo leva la main. 

« Pour toi, l'amour ne se limite qu'au désir d'obtenir l'autre ? »

B regardait Léo avec surprise. Elle s'attendait tout sauf à ça. 

« Blum ? »

Elle se tourna vers Hans avant de soupirer et de répondre : 

« Non. Enfin, si, peut-être. Ce que je voulais dire c'est que l'amour n'est qu'un leurre pour oublier notre égoïsme. On veut quelqu'un, on désire une personne, on finit par être avec elle et on se lasse. Parce qu'on a obtenu ce qu'on voulait à la fin. 

_ Et que fais-tu des couples qui sont ensemble depuis des décennies ? 

_ Par intérêt. 

_ Tu ne crois pas ce que tu dis, rétorqua le jeune homme en croisant les bras. 

_ Tu n'as aucune idée de ce que je crois. »

Hans leva une main arbitraire. 

« C'est bon. Tu peux retourner à ta place. »

Blum qui s'était immobilisée dans les escaliers, fixait Léo qui semblait fier de lui. En s'asseyant sur sa chaise, elle sentit le regard du jeune homme sur sa nuque. 

« Tu n'es jamais tombée amoureuse, n'est-ce pas ? »

Elle ferma les yeux en entendant le son de son chuchotement, elle ne devait pas s'énerver. 

« Parce que le jour où tu aimeras quelqu'un si fort que tu voudrais donner ta vie pour la sienne, tu reviendras me voir. »

Elle se mordit l'intérieur de la lèvre pour éviter de lui mettre un poing. Il l'agaçait au plus haut point avec son air de « je-sais-tout ». 

--- 

En sortant de l'amphithéâtre, Blum rattrapa Léo qui roulait une cigarette tout en marchant. 

« Tu fumes des roulées, maintenant ?

_ Bien sûr. »

Il se retourna vers elle, tout en continuant à marcher. 

« Ici, on a pas les moyens de s'acheter des blondes, non ? »

B plissa des yeux. Elle avait envie de l'envoyer se faire voir. Il se fichait d'elle ou quoi ? 

Ils passèrent le couloir sombre du bâtiment avant de passer dans la chaufferie pour atteindre la porte de secours. Blum marchait toujours derrière Léo, les autres étaient déjà partis loin. 

« Et toi ? »

Il jeta un coup d'œil à la jeune fille qui venait de s'arrêter en plein milieu de la cour, les bras croisés. 

« T'es déjà tombé amoureux ? »

Surpris par la question, il ne répondit pas sur le moment. Il finit par lever les bras en signe d'abandon :

« A ton avis, Blum ? »

Elle ne savait pas quoi penser. Comment pouvait-elle le connaître après si peu de temps ?

« J'en sais rien. »

Il se mit à lui sourire, la cigarette au coin des lèvres avant de se rapprocher d'elle. 

« Parfois le désir ne suffit pas. »

Elle leva la tête. Il était tellement plus grand qu'elle. 

« Parfois, il faut plus que ça.

_ Comme quoi ? 

_ Quand tu croises une personne, dans la rue. Tu la trouve belle, tu trouves que cette personne a du charme, tu la désires. Mais est-ce que tu l'aimes ? »

Elle secoua doucement la tête en signe de négation. Il se pencha vers elle avant de souffler la fumée sur son visage. Elle attrapa sa cigarette et s'éloigna de lui. Sydney venait d'arriver. 

« Comment tu es arrivé ici ? »

Léo fourra ses mains dans les poches en haussant des épaules. 

« Syd m'a trouvé sur Karrington. 

_ C'est le dernier arrêt, il est très loin du quartier. 

_ Je sais. 

_ Tu as fait la route à pieds jusque là-bas ? »

Il hocha de la tête avant de rentrer dans le bus. Elle le rattrapa pendant qu'il s'installait sur la banquette arrière. 

« Pourquoi ? »

Elle secouait la tête, en fronçant des sourcils. 

« Pourquoi tu as fait ça ? Pourquoi tu es revenu ? »

Le bus démarra et Léo posa sa tête sur le siège en ne quittant pas du regard Blum qui semblait de plus en plus surprise. 

« Tu aimerais que je te dise que c'était pour toi ? 

_ Je ne te croirais pas, répliqua Blum en s'installant sur le siège de la même façon, le regard perdu dans le couloir du bus, vide. »

Elle pouvait sentir le sourire moqueur qu'il faisait, sans même le regarder. Au bout d'un moment, Léo répondit : 

« Parce que moi aussi je veux apprendre. »

B leva les yeux au ciel, agacée. 

« Tu as tout ce qu'il te faut dans ton monde, Léo. 

_ Tu ne sais pas ce qu'il se passe dans mon monde. »

Ils tournèrent la tête en même temps, le regard perdu dans celui de l'autre. Ils venaient de deux univers différents. Rien n'était possible. 

N'est-ce pas ?

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