La vie d'Adélaïde V.

ste

Ce que je viens de raconter ne le répète à personne.

   Pourquoi je t’ai raconté cette histoire maintenant, je ne sais pas. Tu dors profondément, la bouche à peine entrouverte. Je suis au bord de plonger moi-même : l’obscurité ondulée de la lumière des braises, les coussins, le vin épais, gluant des secrets remués. Je plongeais la main, jusqu’au coude, dans la vase du passé ; tu m’écoutais les yeux curieux, tu as reçu sans broncher ces histoires terribles.

   Tu ne m’écoutes plus maintenant et je crois te parler encore. N’oublie pas petite que les chuchotements des mots sont persistants. Ta jeunesse, ce corps plein et repu ne t’épargneront rien. Je voudrais bien te berner mais il est trop tard : tu sais maintenant, et ton sommeil n’est déjà plus ce qu’il était. On n’évite pas les mots des morts. Surtout ceux qui n’ont pas été prononcés. Les secrets tus jusque dans les tombes deviennent des échos discrets et tenaces. Les mots attendent dans l’ombre. Ils t’ont trouvée.

   Allez fillette, il vaut mieux savoir va. Tu t’y feras et tu réapprendras à dormir tout en sachant que la bête immonde, que le vieux dégueulasse a le cuir solide et qu’il est long à crever, qu’il faut le voir vivre encore des années, assis sur son tabouret au coin du feu. Et encore : qu’il faut le servir. Qu’il faut se méfier jusqu’au bout de sa moustache fureteuse. Que tu pourrais lui broyer les os d’un coup de talon toi qui es jeune et vigoureuse mais que tu n’en as pas le droit. Que ses victimes n’ont eu ni leurs yeux pour pleurer, ni leur bouche pour hurler.

   La glue monte lentement le long de mon corps : ce que je viens de te raconter ne le répète pas encore. Tu verras : cela s’apprend petit à petit de côtoyer les fantômes.

Signaler ce texte