La Vie sur un fil

Anne Sophie Nédélec

EXTRAIT

« Les enfants, dépêchez-vous ! ». Il fallait partir vite avant que Guido ne rentre. La petite Valentina n’arrivait pas à enfiler ses chaussures tandis que Roberto, qui se prenait pour un grand et refusait toute aide, ne réussissait pas mieux à boutonner sa veste. L’excitation engourdissait leurs doigts tant leur hâte était grande d’assister enfin à un spectacle de cirque, plaisir qu’on leur avait toujours refusé jusque là.

Ce n’était pas un grand cirque renommé, ni même un « vrai » cirque avec chapiteau, mais quelques artistes présentant leur spectacle dans la rue, et Antonella craignait que les enfants soient déçus. Leurs petits camarades les avaient fait tant de fois baver d’admiration au récit des tours auxquels ils avaient assisté qu’elle redoutait la médiocrité de ces artistes égarés. En effet, l’affiche sale et les faibles roulements de tambour qui avaient annoncé leur arrivée dans la ville balayée par le vent d’automne ne présageait rien de bien fameux. Mais peu importait, Antonella n’aurait voulu pour rien au monde manquer cette occasion de replonger dans les délices de son ancien métier.

Guido avait tout organisé pour lui faire oublier une condition qu’il avait partagée lui aussi, la considérant comme indigne de sa nouvelle position sociale de commerçant sédentaire et de conseiller municipal. Il savait combien l’amour du cirque était ancré en elle et qu’il risquait de renaître avec une force accrue si elle pénétrait à nouveau sous un chapiteau. Elle s’était pliée à cette exigence, au grand dépit des enfants qui ignoraient les causes d’une telle rigueur sur ce point. Mais cette fois, elle n’y tenait plus : elle irait. Mais pour donner plus de poids à cette affirmation, elle cherchait depuis le matin à se justifier à elle-même sa bonne intention : il était bon pour les enfants qu’ils s’amusent. Et d’ailleurs, ce n’était pas à un véritable spectacle de cirque auquel elle allait assister : le funambule devait tendre son fil au-dessus de la Grande Rue, à son extrémité, afin de permettre au public de s’installer sur la place et au clown, au cracheur de feu et à la femme-serpent de faire leur numéro. Et puis, une fois devant le fait accompli, Guido ne pourrait plus rien dire.

Les enfants étaient prêts, et déjà Roberto avait ouvert la porte. Antonella le rattrapa juste avant qu’il ne s’élance dans la rue, et c’est avec un enfant sagement accroché à chaque main qu’elle se dirigea d’un pas ferme vers la place. Il faisait encore chaud en cette fin de journée et cette sensation se trouvait décuplée à la vue des pierres blanches rosies par les derniers feux du soleil couchant. Un accordéon invisible rythmait leur marche d’un air vif aux accents parfois inquiétants, comme un avertissement dont l’écho se multipliait autour d’eux en rebondissant sur les hauts murs des maisons bordant les ruelles étroites.

Le brouhaha les rejoignit alors qu’ils approchaient de leur but. La foule était déjà dense, massée autour de la petite fontaine qui ponctuait le centre de la place aux pavés irréguliers sur lesquels Antonella manquait de casser ses talons à chaque pas. L’air était rempli d’accents sonores qui s’entrechoquaient au-dessus de leurs têtes. Ils se frayèrent lentement un passage entre les personnes attroupées, fermement décidées à ne pas bouger d’un pouce de leur position. Toute la population de la petite ville semblait s’être rendue à l’invitation des baladins et se tenait agglutinée dans l’étrange moiteur du soir, enfermée entre les murailles des maisons dont les murs dégageaient la chaleur - exceptionnelle pour la saison - absorbée pendant la journée.

La nuit commençait à tomber et déjà le clown, grimpé sur une échelle, allumait les lampions suspendus aux façades nues des bâtiments, baignant la place d’une lueur irréelle. Emerveillés, les enfants regardaient les murs blanchis à la chaux se colorer de rouge, de jaune, de bleu, de vert, et tout prenait à leurs yeux des allures de fête. Ils sentaient monter en eux l’impatience de la foule et y ajoutaient la leur. La place elle-même paraissait vibrer sous les trépignements des spectateurs et le miroitement des couleurs. La musique inconnue s’était tue comme pour ménager le silence angoissant qui précède les grandes actions.

*

Antonella sentait son cœur se serrer de nostalgie à la vue des maigres préparatifs opérés par les artistes. Elle aussi avait fait cela avant de franchir, ou plutôt de brûler les étapes à travers l’Italie avec les compagnies les plus diverses et atterrir sous le célèbre chapiteau des frères Zaccanino. Aujourd’hui, elle y serait sûrement première écuyère si Guido ne l’avait arrachée à son cheval et à ses pompons ; à moins qu’elle n’ait été déjà détrônée par une élève plus jeune et plus douée. Fermant les yeux un instant, bercée par les exclamations de la foule, elle se revit au centre de la piste, prête à exécuter une figure difficile, toute menue dans son justaucorps moulant, couronnée par un plumet identique à celui qui ornait la tête du cheval. Elle sentait l’excitation monter, les cris des spectateurs  l’encourager, le cheval se cabrer, puis son corps à elle s’animer peu à peu, certains muscles se crisper tandis que d’autres se détendaient. Elle faisait corps avec le cheval, comme si l’un et l’autre, prenant conscience de l’enjeu, s’unissaient pour parer au danger. Le public s’exclamait, applaudissait...

Antonella réalisa tout à coup que c’était la foule présente et non pas celle de son souvenir qui réagissait. Les artistes venaient de saluer. Vraisemblablement placé en début de programme pour « chauffer » l’ambiance, le cracheur de feu, ses côtes saillant sous sa peau nue, s’avança au centre de la place tandis que les premiers rangs se reculaient de crainte. Il fit saillir ses muscles sous sa peau, posa son matériel avec de grands gestes impérieux et tourna sur lui-même d’un air imposant. Puis il avala l’alcool et l’enflamma. Le premier souffle, jaune vif, illuminant tout à coup les visages, impressionna le public. Il recommença, encouragé par l’appel bref de la trompette du clown. Mais la même flamme revenait toujours, chaque fois un peu moins belle que la précédente. Après l’étonnement de la découverte, les enfants, déçus, attendaient que la flamme devienne plus haute, les souffles enflammés plus forts, le rythme des crachats plus varié, mais au contraire, les flammèches s’amenuisaient dans la gorge de l’artiste essoufflé. Un peu amère, Antonella constata qu’elle n’avait jamais vu de numéro de ce type, attraction qui ne manquait jamais de produire un certain effet sur la foule, échouer à ce point. Comme honteux de sa pitoyable performance, le cracheur de feu se retira rapidement et la femme-serpent commença.

Antonella sentit ses deux petits se serrer contre elle à la vue du boa qui sortait lentement d’un grand panier d’osier, déroulant lascivement ses lourds anneaux au tracé sinueux. La femme n’était pas jeune et le maquillage ne parvenait plus à dissimuler ses traits fatigués. Sa peau un peu flasque débordait des bijoux qui enserraient ses bras et ses chevilles. L’animal se glissa entre ses pieds avant de monter lentement le long de ses jambes, s’enrouler autour de sa taille et courir doucement sur ses bras avant de se lover presque tendrement dans son cou. Comme indifférente à la foule, elle semblait s’abandonner aux caresses et au regard hypnotique de l’animal, tandis que le rythme lent du tambourin que tenait le clown berçait ses sens. Antonella se souvint tout à coup de la femme-serpent du cirque Zaccanino qui, telle une mince liane, se laissait aller, elle aussi, au gré des ondulations de ses serpents, avec des gestes d’une incroyable lascivité, semblables à ceux de l’artiste qu’elle avait devant les yeux.

Le boa avait regagné sa place au fond du panier et, n’ayant plus rien à présenter, la femme-serpent se retira sous quelques applaudissements déçus. La performance n’avait rien eu de particulièrement impressionnant. Le clown prit sa place. Valentina, impressionnée par son maquillage criard et ses immenses chaussures, cacha son visage dans les plis de la jupe de sa mère au moment où il commença à interroger la foule. Roberto, au contraire, criait tant qu’il pouvait avec les autres gamins pour répondre à ses injonctions. Une nouvelle fois, Antonella ressentit la détresse du personnage. Contrairement au public, elle avait toujours trouvé les clowns tristes malgré, ou peut-être à cause de leur maquillage trop souriant et avait pu vérifier la justesse de son impression en les observant sans leurs artifices.

Le clown n’était plus tout jeune non plus et s’exténuait en vains efforts pour faire rire le public parmi lequel seuls les gamins réagissaient, avant que leur enthousiasme ne s’effondre peu à peu devant l’essoufflement des pitreries du bonhomme. Il avait beau se démener comme un diable, sa prestation manquait de ressort et ses plaisanteries, trop répétitives ne faisaient plus rire personne. Après une dernière tarte à la crème suivie d’un énième seau d’eau à la figure, il prit la parole pour présenter le prochain numéro. Auparavant, il fit un petit laïus sur les conditions de travail des gens du cirque pour justifier le passage d’une corbeille à faire remplir par les spectateurs. Il évoqua surtout les difficultés de la vieillesse qui les mettaient fatalement à la porte des chapiteaux. Eux trois avaient fait les heures de gloire des plus grands cirques et pourtant, aujourd’hui, brisés, ils devaient se contenter de maigres recettes gagnées lors des fêtes de villages. Pour le funambule, c’était sa dernière apparition en public tant le danger était devenu grand pour des pieds si peu sûrs. Il convenait donc de lui offrir des applaudissements répétés pour saluer ses adieux à la piste.

Avec un murmure d’appréhension, la foule vit s’élever le vieil artiste le long de l’échelle menant à la corde tendue à la base des toits. Antonella sentit brutalement sa gorge se nouer à la vue des jambes flageolantes du pauvre homme.

 

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