La visite

nat28

Projet Bradbury - Semaine 14

Aujourd'hui, c'est dimanche. J'ai coché les jours sur le calendrier, et puis j'ai demandé à Martine, l'aide soignante, pour être sûre. Elle me l'a dit ce matin : "oui, oui, Madame Lefevre, on est bien dimanche !" et puis elle m'a fait un sourire. Elle ne sourit pas souvent, Martine, avec ses problèmes à la maison et ses horaires à rallonge. Je le sais parce que Madame Durand me l'a dit. Elle est au courant de tout Madame Durand. C'est ma voisine de chambre, alors nous parlons souvent ensemble. Tout ça pour dire que ce sourire de Martine, ça m'a étonné, et après ça m'a fait plaisir. Parce qu'elle sait ce qui se passe, le dimanche, Martine.


J'ai pris mon temps ce matin, j'ai choisi ma plus belle robe, j'ai fait mes cheveux, et j'ai mis du rouge à lèvres. Il est rose vif, je l'aime bien, il me donne un air de petite fille. Cela fait bien longtemps que je ne suis plus une petite fille, je le sais bien, mais ça me fait plaisir de mettre mon rouge à lèvres rose. Mon René l'aimait bien aussi, il me disait que le rose, ça me donnait bonne mine. Il n'est plus là, mon René, il me manque. Tout les matins, je me réveille en ayant oublié qu'il est parti. Et puis après je me souviens.


Je n'aime pas trop le matin.


L'après-midi, c'est un peu mieux. Il y a des activités, des jeux, la télévision... Je tricote encore un peu avec Madame Durand, même si je sais que les arthritiques sont un peu jalouses. Je sais aussi que personne ne portera les pulls que je m'embête à tricoter, mais ça m'occupe. Et puis j'aime bien sentir la laine sur mes doigts, c'est tout doux. Ca, je le sens encore. 


Le dimanche, c'est un peu différent. C'est le seul jour de la semaine où je ne traîne pas au lit, parce que j'ai plein de choses à faire le matin. A midi, je mange à peine, je suis trop excitée pour avaler quoi que ce soit. Parce que l'après-midi, il vient me voir. 


Souvent, il est seul, mais parfois, sa femme et ses filles l'accompagnent. Il ne me le dit jamais à l'avance, comme ça j'ai la surprise. Sa femme, je ne l'aime pas trop, elle a toujours l'air pincée et pressée de partir. Elle passe son temps aux toilettes ou à regarder son téléphone portable. Je ne sais pas comment elle peut être absorbée à ce point par un écran. Mais les filles sont pareilles. Elles me disent bonjour du bout des lèvres, et puis elles pianotent sur leur maudit engin pendant toute la visite. Ce n'est pourtant pas bien long, une visite, ici, une heure, deux au maximum... Elles pourraient faire un peu attention à moi. Ou faire semblant au moins. 


Je suis bien consciente que venir voir une petite vieille coincée dans une maison de retraite, ce n'est pas l'idée d'un dimanche idéal que ce font ces dames. Elles sont là par politesse, trois fois dans l'année au minimum, pour Noël, la Fête des grands-mères et mon anniversaire. Je sens bien qu'elles se forcent, mais je leur souris et je fais comme si j'étais heureuse de les voir. 


En fait, je préfère quand il vient seul, mon Philippe. Et puis il a toujours été solitaire, il paraît que c'est courant j'ai les enfant uniques. Le mettre au monde avait failli me tuer, alors j'ai choisi de ne pas avoir d'autres enfants. Je préférais qu'il ait une maman plutôt qu'une petite sœur. Il me demande de mes nouvelles, alors je lui en donne, avec beaucoup de détails pour combler le vide de ma vie. Après il me raconte sa semaine, ce qui s'est passé à son travail, à la maison aussi. Et ensuite on mange une pâtisserie, assis sur mon lit, tous les deux, côte à côte. 


Il me ramène souvent un éclair au café, ou une religieuse au chocolat. Il évite les mille-feuilles, le sucre glace tombe toujours sur mon couvre-lit. Il n'achète pas de tartelettes, il n'aime pas les fruits. L'éclair ou la religieuse, j'aime bien, même si je préfère les glands. C'est un peu stupide, parce que tout est fait avec de la pâte à chou et de la crème pâtissière. Ce doit être à cause de la couleur du glaçage.


J'ai vérifié les plis de ma robe et ceux de ma permanente, que je n'avais pas de rouge à lèvres sur les dents aussi, et j'ai ouvert ma fenêtre pour essayer de faire disparaître l'horrible odeur de maison de retraite qui envahit tout. Il fait beau, je lui proposerai une promenade dans le parc. Nous pourrons discuter sur un banc, cela sera plus agréable que dans ma chambre, à portée d'oreille de tous ceux qui passent dans le couloir. Les gens sont tellement curieux... Mais la règle, c'est de toujours laisser sa porte ouverte, en cas d'urgence, disent-ils. Comme si les personnes âgées avaient plus besoin de sécurité que d'intimité.


Treize heures quinze. Si la circulation est fluide, Philippe devrait arriver bientôt. Parfois, il y a des embouteillages, alors il arrive en retard. Et il repart plus tôt aussi, pour rentrer à l'heure chez lui. Je suis punie deux fois, mais je ne dis rien. A quoi bon ? Sa femme et ses filles sont plus importantes que moi, je le sais bien. Moi aussi je m'occupais moins de ma mère quand j'élevais mon fils. C'est triste, cruel parfois, mais c'est comme ça.


Je m'assoies près de la fenêtre pour le voir arriver. Ah, c'est sa voiture, là bas, au bout de l'allée ! Je le regarde se garer et descendre du véhicule. Il est seul. Tant mieux. J'attrape mon tricot pour me donner une contenance.  Je ne voudrais pas qu'il croit que mon dimanche après-midi est uniquement consacré à attendre sa visite. Je ne voudrais pas qu'il s'inquiète pour moi.


J'entends ses pas dans le couloir, et mes mains se mettent à trembler d'excitation. Il entre dans la chambre et lance "Bonjour maman !" en s'avançant vers moi pour m'embrasser.


Et à cet instant, je sais que brille dans mes yeux la même lueur que lorsque j'étais enfant.  

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