LA VOUIVRE

Jacques Daillie

Peut-être connaissez-vous la Vouivre, ce roman (1941) de Marcel Aymé, inspiré, après beaucoup d'autres écrits, d'une vieille légende comtoise ? D'où je tire moi-même cette fiction fantastique.

Wyverne  parait très jeune bien qu'elle soit  une femme Cro-Magnon immortelle rescapée de la fin des temps paléolithiques; elle a assisté, en ce lieu, au fil du temps, à bien des métamorphoses du paysage et du mode de vie des habitants qui s'étaient fixés là dès le début du néolithique. Seule, elle-même et Nam son concubin, ne changent pas.

 

Leur caverne est peu confortable bien qu'elle ait l'eau courante, grâce à une résurgence, et le feu que Wyverne entretient, à l'étouffée, avec soin pour ne pas en perdre la bienfaisance, et devoir recommencer " la guerre du feu ". Sa couche de fougère est rude. Et surtout fraîche, même en plein été. Lorsque Nam s'absente, Wyverne a trop froid ! Elle invite alors Wahou, l'ours de cette caverne, à coucher avec elle. Heureusement sa virilité est digne de celle d'un homme, et non seulement elle y prend du plaisir, mais aussi cela la réchauffe. Wahou est heureux de fréquenter une femelle aussi douce que cette humaine-là, et ne lésine pas à partager avec elle sa chaleur animale.

Depuis plusieurs jours, Nam est parti en chasse du côté de Solutré où quelques chevaux se précipitent encore au pied de la Roche, pour préparer la viande séchée qui leur fera passer l'hiver prochain. Et ce matin-là, Wahou, comme chaque jour, s'est éclipsé dès l'aube pour chercher sa pitance.

Wyverne observe qu'à l'extérieur il fait tiède, et que c'est pour elle aussi le moment de partir en chasse. Elle laisse son foyer à la garde de ses vipères et s'avance sur le chemin de la forêt. Les rares forestiers qu'elle rencontre, s'écartent vite fait car ils sont encore sous le coup de la fameuse légende de la Vouivre. Elle n'en a cure et file droit vers la vaste clairière au mitan de laquelle s'étend  un grand étang poissonneux. Peu avant d'y parvenir, elle remarque un orifice de terrier qui semble récent et trouve facilement, à proximité, un second orifice où elle introduit une souple et longue baguette de coudrier pour en fourgonner doucement la galerie tout en surveillant l'autre sortie. Un lapin, inquiet, pointe le museau, puis sort la tête. De sa massue, maniée d'une main sûre, Wyverne lui brise le cou.                                                                                                                                                                                                                                        
Avec son lapin à bout de bras elle s'engage bientôt dans la prairie, encore humide de rosée. Un homme, torse nu, y fauche déjà le foin à pleine maturité. C'est, elle le reconnut, l'Adrien Beauchamp, le seul péquenot qui ne la fuit pas. Il arrête de coucher son andain avec ce geste ancestral bien maîtrisé qu'elle admirait toujours. Au repos, appuyé sur son dard, il la regardait avancer avec dans son regard une lueur d'admiration et de concupiscence qu'il ne cherchait pas à dissimuler. " Alors Wyvi, belle sauvageonne, où étais-tu donc passée ? Il y a bien longtemps que je ne t'ai vue et je m'ennuyais de toi ! C'est ton abruti de Nam qui te ne te laisse pas mettre ta barbiche dehors ? 
-Non Beauchamp, Nam est au loin, en chasse pour nous préserver du prochain hiver. J'allais plus loin derrière dans les bois de Monpoil qui sont pleins de gibiers faciles à rattraper. 
-Et qui donc te réchauffe, alors ? 
-C'est Wahou. 
-C'est encore cette bête immonde !, alors que je peux  te rendre ce service, plus doucement, et même avec tendresse.

- …

-Tiens tu as estourbi une bien jolie lièvre. 
-Abruti de péquenot, tu vois pas qu'c'est une garenne de toute beauté. 
-Tu parles, quelle importance ! Garenne ou lièvre, c'est tout de la volaille...Et toi une bien tendre poulette. Si tu as un moment, je te... 
-Attends un peu, je vais d'abord pêcher, j'ai envie de poisson aujourd'hui. Nous déjeunerons ensemble, après tu me gâteras autant qu'il te plaira. 
-Bon, je vais faucher encore un moment pendant que tu attrapes tes chevesnes et je viendrais ensuite barboter avec toi. J'espère que tu as laissé tes sarpents à la maison. 
-Oui, ils gardent mon trésor, ma pierre rouge, il y en a juste quelques unes par là. Mais tu sais bien que tu n'as rien à craindre tant que tu ne me fais pas de mal. " 

Adrien abat encore deux ou trois andains de prairie bien nourrie tandis que Wyverne, habilement, armée de ses seules mains cueille ses poissons. Lorsqu'il s'approche de l'étang tout mouillé " de chaud " en raison de son dur labeur, il y a déjà se tortillant sur l'herbe de la rive une demi-douzaine de beaux chevesnes et tanches ventrues, et même, une grosse perche épineuse. " Comment diable fais-tu pour attraper des perches à la main sans te blesser ? demanda Adrien. 
-Il suffit de les prendre par la douceur. Je les caresse dans le bon sens, tout simplement. Tiens, en voilà encore une fit-elle en sortant de l'eau. Elle rassembla sa pêche, à l'ombre, près de son lapin.

Aussitôt, quelques vipères font cercle autour de son butin qui ne risque plus rien.

                                                                                                                               
Allons, Beauchamp, mon mignon, laisse tomber ton pantalon, et viens te rafraîchir.  
-Tu vas me caresser, tout doux, dans le bon sens, comme les perches ? 
-Mais oui, bien sûr. Mais ce poisson-là est très facile à attraper. 

Ils se mettent à l'eau, nagent jusqu'au milieu de l'étang, se frôlant, faisant mille cabrioles. Attends un peu, grand fou, tu vas nous mettre au fond, et gare à mes sarpents, s'ils croient que tu me veux du mal, ils vont rappliquer !

Lorsqu'ils reprennent pied sur la grève, quelques forestiers se rassemblent pour suivre le spectacle. Qu'est-ce que vous foutez-là ? s'enquit Adrien. 
-On s'en vient au spectacle, fit Grand Dadais. 
-Attends ! lui dit la Wyverne, tu vas pas tarder à t'en retourner dans tes bois, en courant.

Et elle siffla entre ses dents : Tssi,tssi,tssi...Une douzaine de serpents s'avancent en glissant dans l'herbe, la tête haute. Aussitôt les trouble-fête s'enfuient en courant. Quand ils se retournent, à la lisière de la forêt, ils voient Beauchamp et Wyverne qui se font mille grâces.


Non de Dieu, regardez-les, s'exclame Grand Dadais, comme y s'la coulent douce ! Vous y comprenez qu'e't'chose, vous zautres ? Comment qu'y s'fait qui n'a pas peur, comment qu'y s'fait qu'les sarpents s'mettent pas après lui ? "



Ils entendent les cris de contentement  de  Wyverne. Sur l'herbe les deux amants s'en donnent à cœur joie. Très vite, pourtant, la femme se relève en disant : " C'est pas le tout, mais j'ai faim. On se partage la pêche ? Va chercher du bois sec et fais nous un beau tas de braises.

Dans sa tenue de bain Adrien s'en va vers la forêt ; face à ses pays médusés, il ramasse une brassée de beau bois sec. Pendant ce temps Wyverne trouve une jeune branche de saule bien verte, y enfile ses poissons par les ouies et, lorsque le feu bien pris  donne de bonnes braises, elle les fait cuire au-dessus, sans même les vider.  

Bien meilleurs qu'ils sont comme ça, ils ont plus de goût  dit-elle à l'intention d'Adrien étonné.

Adrien sort le litre de vin qu'il avait mis au frais dans l'eau et une miche de pain. Ils s'assoient dans leur natureté et dévorent côte à côte ce festin.

Ensuite, la sieste les appelle, à leur façon. Adrien a une véritable fringale de Wyvi et elle en est ravie…


En partant, elle lui dit : " Demain soir je ferai cuire le lapin. Viens donc le manger avec moi et ensuite, tu me réchaufferas toute la nuit, si tu veux. Apporte le vin. 
-Je veux bien, mais Nam ? s'il revenait. 
-T'inquiètes pas, il ne sera pas là avant longtemps. 
-Et Wahou ? 
-Oh, lui ? Il restera dans sa tanière. Il a peur de moi. "

Elle retraverse la prairie : les forestiers sont toujours là ; Grand Dadais lui dit : t'voudrais pas qu'nous aussi on't'câline un peu ? 
-Non merci, je suis très bien comme ça ! 
-Pourquoi qu'c'est toujours l'Adrien qui s'y colle ? 
-Pace qu'y n'a pas peur de moi, ni de mes amis, lui ! " dit-elle en montrant ses gardes du corps qui la suivaient à distance.


Vite, les hommes s'écartèrent, apeurés.

Signaler ce texte